CICDE / RED 18/06/2013 Adhésion de l opinion publique aux interventions militaires Adrien Schu Cette note apporte aux planificateurs des éléments précis d évaluation du soutien de l opinion publique aux interventions. Éléments essentiels dans l analyse du centre de gravité des coalitions. L adhésion de l opinion publique à une intervention militaire dépend d un certain nombre de facteurs, parmi lesquels la cause défendue joue un rôle primordial. Pour qu une opération bénéficie sur la durée du soutien des citoyens français, il apparaît ainsi nécessaire que les raisons à l origine du recours à la force armée soient perçues, d une façon ou d une autre, comme servant les intérêts de la France, et notamment, comme participant à sa sécurité. Une intervention militaire dont les justifications sont mal définies, peu claires, n impliquant pas la défense de l intérêt national ou trop éloignées des préoccupations quotidiennes des citoyens, ne bénéficiera pas d un large soutien populaire. La défense de l intérêt national comme priorité des Français D après les sondages, les Français hiérarchisent très nettement les différentes missions qui peuvent être confiées à l armée française. Selon eux, la défense des intérêts vitaux du pays, ainsi que de la sécurité de l Europe, priment très largement. À l inverse, le déploiement de troupes dans des conflits à l étranger n est pas considéré comme un objectif important, y compris dans le cas d une intervention humanitaire. Le sondage ci-dessous illustre parfaitement cette situation : Question : d après-vous, quelles doivent être les priorités de la politique de Défense nationale? En premier? En second? (sondage IFOP) En premier En second Total des citations Défendre les intérêts vitaux du pays (population, territoire et 52 % 26 % 78 % souveraineté) Œuvrer à la stabilité et à la protection du territoire européen avec nos 32 % 41 % 73 % partenaires Envoyer des forces d intervention humanitaire à destination des 13 % 19 % 32 % populations civiles dans les conflits à l étranger Envoyer des forces d intervention militaire dans les conflits à l étranger 3 % 7 % 10 % Aucune autre priorité - 7 % 7 % Quelle que soit la cause, un soutien initial identique aux opérations militaires Malgré cette claire hiérarchisation et l importance accrue donnée à la sécurité du territoire au détriment de l interventionnisme humanitaire, les Français ont initialement tendance à soutenir de façon similaire toutes les interventions militaires, comme le démontre le tableau ci-dessous : Adhésion des Français à différentes interventions au début de celles-ci Favorable Pas favorables Bosnie mai 1994 (IFOP) 68 % 29 % Kosovo avril 1999 (IFOP) 58 % 32 % Afghanistan octobre 2001 (CSA) 66 % 28 % Libye mars 2011 (IFOP) 66 % 34 % Mali janvier 2013 (IFOP) 63 % 37 % Le tableau ci-dessus présente les résultats de sondages réalisés quelques jours après le déclenchement des différentes opérations mentionnées. Il convient de noter que cet indicateur n est pas d une fiabilité absolue. Par exemple, dans le cas du Kosovo, le sondage présenté ici demandait aux Français leur opinion concernant la participation de la France aux opérations : 58 % y étaient favorables. Un autre sondage, disponible en annexe 1, aboutissait à un résultat légèrement différent : 70% des Français y exprimaient l idée selon laquelle, «même si la Serbie est un État souverain, les frappes de l Otan sont justifiées pour faire cesser les massacres au Kosovo». 1
Ces précautions soulignées, il est étonnant de constater un soutien initial relativement uniforme pour toutes les interventions majeures auxquelles la France a participé depuis 1994. En effet, ces interventions ont eu des causes très diverses. En Afghanistan et au Mali, la lutte contre le terrorisme fut mise en avant : cette thématique est directement liée à la défense des intérêts vitaux du pays. Mais en Bosnie, au Kosovo et en Libye, l argument humanitaire était prédominant. Il faut donc en conclure que la cause à l origine du déclenchement d une opération militaire n a pas, initialement, d influence sur le soutien populaire à celle-ci. La relation entre la cause de l intervention et l évolution du soutien populaire L importance de la cause à l origine de l intervention se fait sentir sur la durée et dans les périodes de doutes. Si l argument humanitaire peut servir de justification convaincante au début d une opération extérieure, celui-ci ne tient plus dès que les troupes déployées sont confrontées au danger. L opinion publique est impatiente et craint les risques d enlisement. Elle a donc tendance à se détourner d interventions meurtrières qui ne produisent pas de résultats rapides et concrets. Toutefois, ce phénomène de basculement de l opinion publique est influencé par l importance accordée au sens de la mission. Ainsi, l opinion publique basculera beaucoup plus rapidement dans l opposition lorsqu il s agit d une intervention humanitaire ; inversement, elle fera preuve d une plus grande résilience dans le cas d interventions pour la défense des intérêts vitaux de la France. Une comparaison des interventions françaises en Libye et au Mali permettent de bien saisir cette relation entre la cause à l origine de l intervention et l évolution du soutien populaire. Évolution de l adhésion aux interventions en Libye et au Mali lors des trois premiers mois de l intervention : Adhésion à l opération en Libye Adhésion à l opération au Mali 21-22 mars 2011 66 % 12-13 janvier 2013 63 % 7-8 avril 2011 58 % 17-18 janvier 2013 65 % 27-29 avril 2011 54 % 4-6 février 2013 73 % 24-26 mai 2011 55 % 27 février 1 er mars 2013 60 % 21-23 juin 2011 49 % 25-26 mars 2013 59 % En Libye, le soutien populaire à l intervention a connu une érosion assez nette entre mars et juin 2011, qui s explique principalement par l absence de progrès nets de la coalition. Au Mali, après une augmentation du soutien populaire due aux succès de l armée française, on constate une diminution significative du niveau d adhésion de l opinion publique à l opération. Si la tendance, dans les deux cas, est à la baisse, il nous faut constater que plus de deux mois et demi après le début des opérations militaires au Mali, 59% des Français continuent à soutenir l intervention. Il s agit là d un chiffre plus élevé que tous ceux obtenus en faveur de l intervention en Libye après la première vague de sondages. Deux semaines et demie après les premières frappes aériennes en Libye, 58% seulement des Français soutenaient cette intervention. Ce résultat est d autant plus intéressant que l armée française n a subi aucune perte en Libye, contrairement au Mali. Ainsi, le soutien populaire à l intervention en Libye a baissé plus rapidement que celui à l intervention au Mali, en dépit d un nombre de pertes humaines plus élevé dans le second cas. Cette situation s explique par l importance accordée par l opinion publique aux raisons motivant les deux interventions. Dans le cas de la Libye, il s agissait de protéger les civils : le caractère humanitaire de l intervention était évident. Dans le cas du Mali, au contraire, l armée a été engagée dans la lutte contre des organisations terroristes qui représentent une menace pour la France. Cette seconde mission, considérée par l opinion comme plus importante, comme plus vitale, justifie à ses yeux des pertes, y compris humaines, que ne justifierait pas une intervention de nature humanitaire. C est la même raison qui explique que les opérations des forces spéciales françaises à l étranger, notamment pour secourir des otages, bénéficient en permanence d un très large soutien populaire, y compris quand elles échouent. Pour l opinion publique, il s agit là d une mission essentielle de protection des ressortissants français. 2
L effacement du sens de la mission : le cas de l Afghanistan L intervention française en Afghanistan permet de mettre en évidence l importance de la perception qu ont les Français du sens de la mission. Les opérations en Afghanistan ont initialement bénéficié d un très large soutien populaire, conséquence logique des attentats du 11 septembre 2001. Tant que l opinion publique a conservé l image d une intervention légitime guidée par la nécessité de lutter contre le terrorisme, elle a maintenu son soutien à celle-ci. Cependant, la dissipation progressive du souvenir des attentats de Washington et New York, conjuguée à l éloignement géographique du théâtre d opération, ont abouti à un questionnement sur le sens de la mission, puis à un retournement de l opinion publique. Une enquête IPSOS réalisée les 14 et 15 septembre 2001 permet de juger de la réaction des Français aux attentats du 11 septembre. Conscients de la menace, ils se déclarent très majoritairement (68%) favorables à ce que la France participe à une action militaire si les États-Unis ou l Otan en décidaient une contre les auteurs des attentats. Seulement 21% des sondés s y déclarent opposés, ce qui est un chiffre particulièrement faible. Une semaine plus tard, un nouveau sondage IPSOS confirme cet engagement massif des Français en faveur d une intervention militaire. L une des questions posées est riche d enseignement : «La guerre contre le terrorisme justifie-t-elle que la France prenne le risque de représailles sous forme d attentats sur le territoire français?». Malgré ce potentiel coût à payer d une participation de la France aux opérations militaire, 61% des Français y demeurent favorables ; 35% s y opposent. Il apparaît que pour une nette majorité, la «guerre contre le terrorisme» revêt une importance telle qu elle légitime une intervention militaire même si elle s accompagne d un risque de représailles. Mais progressivement, et alors que le souvenir des attentats du 11 septembre 2001 se fait plus lointain, le sens de la mission internationale en Afghanistan se perd, comme le démontre le tableau ci-dessous : Pour chacune des opinions suivantes que l on entend parfois sur l Afghanistan diriez-vous que vous êtes plutôt d accord ou plutôt pas d accord? - La présence militaire française en Afghanistan est nécessaire pour lutter contre le terrorisme international Avril 2008 66 % 33 % Août 2009 50 % 50 % Février 2011 44 % 56 % Août 2011 44 % 56 % L Afghanistan est un pays lointain, méconnu. Pour les Français, il est de plus en plus difficile de comprendre en quoi la présence militaire y est nécessaire pour défendre la sécurité de la Nation. L absence d attentats majeurs en Occident depuis ceux de Madrid et Londres relègue la menace terroriste au second rang des préoccupations des Français, d autant plus dans un contexte de crise économique et de chômage. Il y a là un triple éloignement qui nuit à l importance que les Français accordent à l intervention en Afghanistan : - Éloignement géographique (si menace il y a, celle-ci est lointaine et mal comprise) ; - Éloignement du 11 septembre 2001 ; - Éloignement vis-à-vis des préoccupations quotidiennes. Qui plus est, de nombreux experts ont questionné publiquement le lien entre les insurgés talibans et les réseaux terroristes comme Al-Qaïda. Pour beaucoup, la guerre menée en Afghanistan est avant tout une guerre civile contre des insurgés locaux, les principaux groupes terroristes ayant quitté le pays pour se réfugier, notamment au Pakistan. Cette réalité influence le discours politique des responsables gouvernementaux en France : l objectif de reconstruction du pays est alors beaucoup plus mis en avant que la lutte contre le terrorisme. La conséquence de tous ces facteurs est une baisse sensible, notée ci-dessus, du lien entre la présence militaire française en Afghanistan et la lutte contre le terrorisme. Entre avril 2008 et février 2011, l on constate une baisse de 22%. L argument «humanitaire» qui consiste à vanter les progrès de la démocratie afghane est lui aussi contesté, comme le démontre le sondage présenté en annexe 2, alors que les élections présidentielles de 2009 sont entachées de fraudes et que les talibans regagnent une légitimité politique. La conséquence logique est que le sens de la mission s efface au profit d une plus grande sensibilité au sentiment d enlisement, ce qui se traduit par une baisse du soutien populaire. Entre avril 2008 et août 2011, la perception qu ont les Français de la difficulté de la situation en Afghanistan évolue peu : 3
Pour chacune des opinions suivantes que l on entend parfois sur l Afghanistan diriez-vous que vous êtes plutôt d accord ou plutôt pas d accord? - La situation sur place est très difficile et nos militaires y sont très exposés Avril 2008 84 % 16 % Août 2009 92 % 8 % Février 2011 92 % 8 % Août 2011 94 % 6 % Le sentiment d enlisement se renforce quelque peu (+ 8% entre avril 2008 et août 2009). Dans le même temps, l adhésion des Français à l opération, mesurée par leur soutien à l envoi de renforts dans le pays, chute très largement : Les États-Unis, qui vont envoyer des renforts en Afghanistan, demandent à leurs alliés d'envoyer également de nouvelles troupes. Êtes-vous tout à fait favorable, plutôt favorable, plutôt opposé ou tout à fait opposé à un engagement militaire supplémentaire de la France en Afghanistan? Total favorable Total opposé Avril 2008 1 45 % 55 % Décembre 2009 17 % 82 % Janvier 2010 20 % 80 % Alors que le sentiment d enlisement évolue peu, il faut attribuer cette baisse impressionnante (28% entre avril 2008 et décembre 2009) à l effacement du sens de la mission. Les Français ne comprennent plus pourquoi leur armée est présente en Afghanistan et en quoi une intervention dans ce pays sert les intérêts de la France, et notamment participe à la défense de sa sécurité. En conséquence, ils ne sont plus prêts à tolérer des sacrifices, selon eux inutiles. À leurs yeux, la présence française en Afghanistan ne se justifie plus ; ils ne peuvent donc que s opposer à une prolongation de la mission. 1 Pour avril 2008, la question posée était : «La France a décidé de renouveler son engagement en Afghanistan en envoyant plusieurs centaines de soldats supplémentaires. Il s agit d une opération internationale à laquelle 40 États participent. Êtes-vous tout à fait favorable, plutôt favorable, plutôt opposé ou tout à fait opposé à cet engagement militaire supplémentaire de la France en Afghanistan?» 4
Annexe 1 Vous, personnellement, de laquelle des deux opinions suivantes êtes-vous le plus proche, ou le moins éloigné? (IFOP, 24 mars 1999) La Serbie est un État souverain qui subit une agression de la part des forces de l Otan Même si la Serbie est un État souverain, les frappes de l Otan sont justifiées pour faire cesser les massacres au Kosovo 15 % 70 % Aucune des deux 8 % Ne se prononcent pas 7 % Annexe 2 Pour chacune des opinions suivantes que l on entend parfois sur l Afghanistan diriez-vous que vous êtes plutôt d accord ou plutôt pas d accord? (IFOP) - La présence militaire française en Afghanistan a permis de faire progresser le pays vers la démocratie Avril 2008 2 62 % 37 % Août 2009 42 % 58 % Février 2011 35 % 65 % Août 2011 38 % 62 % Ces fiches apportent des éclairages prospectifs dans les cinq grands domaines de travaux menés par la sous-direction RED: - Contexte stratégique ; - Stratégies militaires ; - Combats/combattants/milieux ; - Atouts/vulnérabilités/Retex ; - Aspects juridiques. Ceux-ci ont pour objectifs d apporter des éléments d analyse pour comprendre et améliorer l interopérabilité de nos armées. Pour les réaliser, il est fait appel à des personnes extérieures au CICDE : chercheurs, doctorants, officier de liaisons ou en poste à l étranger. Les opinions exprimées dans ces travaux issus d informations de sources ouvertes n engagent que leurs auteurs. 2 Pour avril 2008, la question posée était : «Est-ce que la poursuite de la lutte contre les Talibans et le maintien d une présence militaire internationale en Afghanistan vous paraît nécessaire ou pas nécessaire pour contribuer à installer un régime démocratique en Afghanistan?» 5