ENQUETER SUR L ISLAM EN BANLIEUE



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Transcription:

Compte-rendu de la septième séance du séminaire CEE-CERI, Les sciences sociales en question : controverses épistémologiques et méthodologiques ENQUETER SUR L ISLAM EN BANLIEUE Mohamed-Ali Adraoui et Leyla Arslan 31 mai 2012 Samy Cohen (CERI-Sciences Po) introduit la septième séance du séminaire, qui a pour invités Mohamed-Ali Adraoui et Leyla Arslan. Auteur de Le salafisme d aujourd hui (Michalon, 2011), Samir Amghar (IISMM-EHESS) discute la présentation d Aldraoui. Auteur de La force des quartiers (Payot, 2003), Michel Kokoreff (université Paris VIII et CRESPPA) commente l intervention d Arslan. Une discussion vivante entre les intervenants et la salle a suivi les communications. 1. MOHAMED-ALI ADRAOUI L intervention de Mohamed-Ali Adraoui, auteur de Le salafisme en France. Sociologie d un fondamentalisme (PUF, 2013), porte sur les mouvements salafistes qu il étudie depuis sa thèse, commencée en 2004 et soutenue en 2011. Il présente ses choix méthodologiques et son rapport au terrain sur ce sujet sensible.

a) Que recouvre le concept de salafisme? Mohamed-Ali Adraoui introduit son intervention en rappelant le paradoxe que constitue le fait qu il n a jamais été autant question d islam dans les médias et que pourtant celui-ci n a jamais été aussi peu étudié à l université. Adraoui invite à aborder l islam avec une démarche constructiviste qui vise à déconstruire les postures essentialistes et naturalisantes. Adraoui définit le salafisme comme un courant qui vise un retour à l islam des origines. Il peut aisément être défini théoriquement mais beaucoup plus difficilement de façon empirique. Dans ce but, Adraoui propose une typologie formée de quatre types de salafistes : les «salafistes révolutionnaires» qui correspondent aux djihadistes ; les «salafistes militants et politiques» dont le Parti de la Lumière, deuxième formation politique en nombre de voix derrière les Frères musulmans aux dernières élections législatives égyptiennes (2012), est l un des représentants ; les «salafistes bureaucratisés», nombreux en Arabie saoudite ; et les «salafistes scolastiques», qui sont apolitiques et prônent un retour aux textes et un modèle de contre-société, une autre manière de vivre l Islam. Ces différents mouvements interagissent entre eux. b) Pourquoi ce choix d objet d étude? Adraoui explique son intérêt épistémologique et méthodologique à mettre le groupe social des salafistes à l épreuve des sciences sociales, à le traiter en objet d étude «normal», comme les autres en donnant la parole aux acteurs. Le salafisme a été importé en France au début des années 1990 par de jeunes musulmans français opposés aux valeurs occidentales (individualisme, démocratie) qui ont migré dans le Golfe avant de revenir dans l Hexagone. Ce salafisme se caractérise par sa volonté de rupture par rapport à la société française et à la manière dont la religion musulmane est pratiquée en France. c) Quelles problématiques méthodologiques? Adraoui précise comment étudier un mouvement religieux tel que le salafisme : par le discours des «acteurs» c est-à-dire des croyants ; par l identification des régularités sociologiques (sexe, âge, mode de vie, etc.) à partir d une grille analytique particulière, à savoir la sociologie de la déviance ; par la conduite d entretiens semi-directifs et par un travail méthodologique d observation participante. Comment faire de l observation participante? Adraoui précise qu il a été présent sur une cinquantaine de terrains d enquête dont une trentaine de mosquées ce qui lui a permis de rencontrer une centaine de salafistes sur les 8 000 à 12 000 recensés en France. Il explique d abord la manière qui lui a permis 2

d identifier les salafistes en France. Outre l entrée par les mosquées certaines d entre elles étant réputées pour enseigner ce courant fondamentaliste, Adraoui a privilégié une stratégie d immersion en allant le plus régulièrement possible dans les «banlieues vertes» de la couronne parisienne comme Montreuil, La Courneuve, Mantes-La-Jolie, Saint-Denis. Adraoui ajoute qu il avait, avant même de débuter ses recherches, une connaissance personnelle de certains salafistes, en raison de son lieu de résidence (une banlieue à forte présence musulmane, y compris salafiste). Les débuts de son enquête en ont été facilités : certains acteurs l ont aidé à «ouvrir les premières portes». Dans les mosquées, Adraoui s est rapproché de l imam ou des prédicateurs («les cadres» qui l entourent et qui s opposent aux «suiveurs») qui seuls avaient la légitimité pour l accepter au sein du groupe et lui permettre de faire de l observation participante. Adraoui s est présenté, aux personnes interrogées comme faisant un travail de recherche sur l islam en France et plus précisément sur les salafistes, une définition du sujet qu il souhaitait aussi large et générale que possible. Sa proximité générationnelle avec les salafistes en général et les imams en particulier est présentée par lui comme un atout. Le chercheur indique que l observation participante l a conduit au-delà de la mosquée. Une fois la confiance installée, il a suivi «ses acteurs» dans leurs activités personnelles (invitation à dîner à leur domicile) et professionnelles (du restaurant de kebabs à l entreprise de négociation immobilière). Les entretiens se sont déroulés dans différents lieux : mosquées, voitures, rues, appartements. Le fastfood a été le lieu de rendez-vous le plus fréquent. Comment conduire des entretiens? Adraoui précise que l intérêt des salafistes pour les médias et plus précisément Internet réseau sur lequel ils passent une grande partie de leur temps a pu faciliter l obtention de certains entretiens. Certains salafistes, par exemple un libraire lillois, ont accepté de le recevoir après avoir eu confirmation de son statut de chercheur par le site internet du CERI. Selon, Adraoui, il est véritablement difficile de travailler en France sur les musulmans. Ces derniers voient dans le travail d un outsider sur l islam un acte toujours intéressé. Il existe un rapport de suspicion. Le chercheur est vu comme un journaliste, voire parfois comme un agent des Renseignements généraux. Adraoui précise qu il a fait face à de nombreux refus. Ce contexte compliqué l a conduit à «suspendre son identité de chercheur» (Boltanski, 1982). Certaines situations, notamment à l étranger (Maghreb) où Adraoui a mené plusieurs entretiens, lui ont imposé d «avancer couvert» pour faire parler les enquêtés. d) Aller sur d autres terrains Enfin, Mohamed-Ali Adraoui rappelle que le travail de recherche portant sur les banlieues auquel il a participé (i.e. Banlieues de la République, Gilles Kepel (dir.), Institut Montaigne, 2011) a été complémentaire de son travail doctoral. Ces allers retours et la comparaison 3

entre les terrains de sa thèse et ceux liés à ce travail de recherche conduit à Clichy-sous- Bois et à Montfermeil lui ont permis d effectuer un recul réflexif qu il n aurait pas pu faire s il était resté focalisé sur son objet et sa problématique de thèse. Ce recul lui a permis de conceptualiser, à partir de la sociologie de la déviance, sa notion d «emmigré» (pour «emmuré immigré») correspondant à l idéal-type du salafiste. 2. SAMIR AMGHAR Samir Amghar (IISMM-EHESS) rappelle, à son tour, le faible nombre de travaux universitaires sur l islam et la difficulté de définir ce qu est le salafisme. Le terme ne recouvre pas la réalité salafiste en France. Ses recherches, antérieures à celles d Adraoui, sont complémentaires par des choix théoriques différents privilégiant la sociologie des religions (cf. Max Weber). Amghar démontre que le mode de fonctionnement des salafistes est caractérisé par leur sectarisme. Il remarque que les résultats des enquêtes qui leur sont consacrées divergent en fonction de la théorie privilégiée. Amghar considère ensuite qu il est difficile de construire l objet salafiste dans un contexte sociohistorique particulier, celui de la période post-11 septembre. Ce constat l amène à s interroger sur la manière d échapper à cette «pesanteur sociale» pour que le chercheur puisse mener à bien sa recherche. Il ajoute que le terrain est plus difficile d accès qu il n y paraît. Le besoin de se justifier, de «montrer patte blanche» est permanent. Amghar décrit «son entrée» au sein des groupes salafistes qui s est faite par l intermédiaire d un camarade d école primaire qui a considérablement facilité «son intégration». Concernant la méthode, Amghar affirme que le terrain guide les choix méthodologiques. Comme Adraoui, il a multiplié les «postes d observation» : entretiens semi-directifs sur lesquels il a un regard assez critique considérant que cette méthode induit des biais en termes de recherche d informations, observation participante et ethnographique. L objectif est bien de faire du terrain, en vivant auprès de la population étudiée. Il demande alors à Adraoui dans quelle mesure il a construit son échantillon. Enfin, Amghar évoque la complexe question épistémologique de la réflexivité, de la distanciation du chercheur par rapport à son terrain, de l intérêt pour reprendre le mot de Pierre Bourdieu d une «socio-analyse». Il questionne la possibilité de maintenir une distance par rapport à son objet dans le cadre d une forte immersion anthropologique et la manière d arriver à objectiver son terrain. 4

3. MOHAMED-ALI ADRAOUI Mohamed-Ali Adraoui répond en apportant des éléments de précision à sa présentation. Concernant la construction de l objet, il insiste sur l intérêt de passer par le regard des acteurs. Dans un premier temps, il parle de la nécessité de donner raison au sens commun («On va l interroger parce qu il se définit comme salafiste»). La rupture épistémologique qui permet de construire l objet de façon analytique en théorisant des «carrières déviantes» de salafistes a lieu dans un deuxième temps, Adraoui précise qu il n a compris qu à la fin de sa thèse, que le salafisme comme le définit le sens commun n était qu un langage. Quant à la question de l objectivité (ou de l objectivation), il considère la neutralité absolue comme un vœu pieux, tout en rappelant l intérêt wébérien d une «neutralité axiologique». A la suite de plusieurs questions de la salle, Adraoui précise que la sociologie des salafistes fait l objet d un chapitre de sa thèse. Ce qui l amène à préciser que la majorité de ceux qui vivent en France sont originaires du Maghreb et qu une part non négligeable vient des pays d Afrique subsaharienne. En revanche, il remarque qu il n y a pas de salafistes d origine turque dans l Hexagone. Selon lui, la déviance doit être analysée de manière interactionniste : les salafistes constituent une déviance par rapport à la société française qui est elle-même déviante à leurs yeux. Enfin, Adraoui précise que le salafisme est moins une idéologie qu un idéal. 4. LEYLA ARSLAN Leyla Arslan présente à son tour son travail de thèse dont elle a tiré un livre, Enfants d islam et de Marianne. Des banlieues à l université (PUF, 2010) et les questions épistémologiques et méthodologiques auxquelles elle a dû répondre. Elle s intéresse à la manière dont les jeunes Français d origine étrangère construisent leur islam, en se demandant comment ils gèrent leurs différents marqueurs identitaires («mille-feuilles de stigmatisation»). La catégorie «jeunes de banlieue» étant trop large, Arslan l a limité aux jeunes musulmans étudiants (Sciences Po, INALCO, Paris VIII, etc.) issus des banlieues. Pour obtenir des contacts avec le terrain, Arslan explique qu elle s est tournée dans un premier temps vers les associations étudiantes. Mais, constatant le manque d efficacité de la méthode, elle a décidé d aller sur le terrain en passant du temps dans les bibliothèques universitaires, en suivant les manifestations, notamment celles contre le contrat première embauche (CPE), et en assistant à de nombreuses réunions publiques. Les résultats ont été probants là encore par un effet boule de neige, un contact en entraînant d autres. Auprès des enquêtés, Arslan s est présente comme chercheur tout en faisant le choix d exposer sa problématique de la façon la plus large possible sans évoquer ni l islam ni les 5

questions d ethnicité : «J étudie les représentations politiques et sociales des jeunes Français». Au début de l entretien, lors de la présentation, Arslan insistait sur la multiplicité des réactions qui différaient en fonction des attributs sociologiques des enquêtés. Elle précise que beaucoup, notamment les Turcs, ont accepté des entretiens au nom de la solidarité étudiante. Arslan souligne en outre les difficultés qu elle a rencontrées pour construire des entretiens dans certains lieux, par exemple dans des cafés parisiens. Les filles montraient une forte empathie avec l intervieweuse ; avec elles, les barrières étaient quasiment inexistantes quel que soit le lieu. Pour les garçons qui réussissent à l école, le café est, un lieu propice à la discussion où ils se sentent à l aise. En revanche, le café intimide ceux qui sont en échec scolaire, qui ont rapidement catalogué la chercheur, vue comme «bourgeoise parisienne style Sciences Po». Arslan présente ensuite la typologie qu elle a construite de «sa population» à partir de son travail de terrain. Elle propose quatre idéaux-types : les «galériens», qui ont connu un parcours scolaire chaotique et possèdent des représentations essentialistes (il y a «les musulmans, les Noirs, les Arabes», «les professeurs sont racistes») ; les «intégrationnistes», qui n ont pas connu de difficultés au cours de leur parcours scolaire, dont les préoccupations sont celle de la classe moyenne (les impôts) et qui séparent strictement ce qui relève de la sphère privée de leur vie de ce qui appartient à la sphère publique ; les «critiques», qui jouent sur les notions de normes, d altérité et de leurs frontières et enfin les «grimpeurs», un groupe très restreint composé uniquement de garçons qui ont étudié à Sciences Po et qui disposent des ressources pour instrumentaliser leur «diversité» en mettant en avant quelques traits de leur identité (par exemple, le fait qu ils viennent de certains quartiers et qu ils sont d origine étrangère) en passant sous silence leur foi musulmane. 5. MICHEL KOKOREFF Pour Michel Kokoreff (Université Paris VIII et CRESPPA), il existe des spécificités propres aux enquêtes menées dans les quartiers populaires auprès de populations qui se vivent en position de dominées. Si le fait d y passer plus ou moins de temps joue sur la connaissance du terrain, plus approfondie chez le chercheur que par le journaliste, la confiance des enquêtés n est jamais acquise (l un d eux interpelle Michel Kokoreff par la phrase «Tu viens au zoo?»). La méfiance des enquêtés envers les enquêteurs demeure. Kokoreff souligne que limiter l explication de ce phénomène de méfiance à la stigmatisation est une erreur. La méfiance est présente au sein du groupe (certains voient par exemple en l autre une «balance» potentielle), ce qui s explique par une fragmentation sociale de la société (abandon des services publics, vacuité sociale). 6

La ségrégation de ces populations est aussi «genrée». L entretien avec un homme est pour le chercheur différent de celui que l on peut avoir avec une femme. Rencontrer des hommes dans les quartiers n a jamais posé de problème à Michel Kokoreff, les choses ont été différentes avec les femmes. Il ajoute qu il existe probablement un «tropisme francilien» et qu il est toujours dangereux de trop vite monter en généralité. La discussion se poursuit avec la salle sur la manière d «échantillonner» les acteurs, l intérêt et la possibilité d obtenir un échantillon représentatif ; le rapport au terrain, et notamment la distanciation critique ; l incidence pour le chercheur du refus des acteurs à sa demande d entretien ; les biais d une analyse portant sur un milieu très majoritairement masculin ; l intérêt d analyser les écrits salafistes en France ou encore de mener une étude comparative des différents salafismes d Europe. 7