PEUT-ON AFFIRMER QUE LA RELIGION EST UN BESOIN POUR L HOMME?

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Transcription:

1 PEUT-ON AFFIRMER QUE LA RELIGION EST UN BESOIN POUR L HOMME? Quel sens prend la religion si nous l interprétons comme un besoin pour l homme? Le besoin désigne une tendance nécessaire et irrépressible, attachée à la nature d un être et inséparable de sa condition. Partant, penser la religion comme l expression d un besoin, c est estimer que l homme aurait, par nature, une tendance à croire, tendance qui ne serait que la conséquence nécessaire de l usage de ses facultés. Or, dans quelle mesure ainsi la condition humaine peut-elle impliquer un tel besoin de croire? La foi peut-elle être interprétée comme la conséquence nécessaire de l expérience que nous faisons du monde et de nous-mêmes? Une telle question nous contraint ainsi à interroger l origine du sentiment religieux. Ce dernier ne peutil, en effet, apparaître comme l expression d un besoin de perfection, inséparable d une expérience proprement humaine du monde? En ce sens, la foi n est-elle pas le prolongement nécessaire de l usage de notre raison et de la quête de sens qui l anime? De ce fait, la religion ne serait que la conclusion naturelle des aspirations fondamentales qui définissent l humanité, qui caractérisent sa condition et son histoire. Dans cette perspective, chaque religion incarnerait à sa façon les idéaux qui expriment la condition singulière de l homme. Toutefois, si nous reconnaissons dans la religion un besoin pour l homme, c est-à-dire une aspiration qui serait attachée à notre nature, ne supposons-nous pas, dès lors, qu elle serait une détermination nécessaire de notre humanité? Une telle hypothèse n implique-t-elle pas alors que la foi serait une expression inévitable de notre condition, telle qu aucun homme ne pourrait l ignorer? Toute religion est-elle ainsi, par essence, naturelle? Le sentiment religieux est-il l effet nécessaire de l usage de nos facultés? Or, en interprétant ainsi la religion comme un besoin, ne sommes-nous conduits à l interpréter comme une forme impérative, la foi étant supposée être une expression nécessaire de notre humanité? Ai-je ainsi la liberté de croire ou de ne pas croire, si le sentiment religieux est un besoin, inséparable de ma nature? De plus, sur le plan politique, doit-on estimer ainsi que les hommes ont un besoin de religion? Le lien social est-il vraiment inséparable d un lien religieux? Les sociétés humaines ne peuvent-elles produire leur histoire de façon autonome, en s émancipant de tout fondement théologique? En ce sens, en considérant la religion comme un besoin, ne conteste-t-on pas la possibilité de produire une vie en commun qui échapperait à tout fondement théologicopolitique? La difficulté, à laquelle nous devons faire face, est donc la suivante : en quelle mesure le sentiment religieux peut-il apparaître comme l expression d une aspiration humaine fondamentale, sans s imposer comme une nécessité qui nierait notre liberté? Afin de faire face à cette difficulté, nous verrons tout d abord dans quelle mesure le sentiment religieux peut être éclairé comme un besoin, c est-à-dire comme l expression des aspirations propres à notre condition humaine ; puis, nous nous demanderons en quelle mesure la religion peut prendre la forme d une telle nécessité ; enfin, nous nous efforcerons d éclairer le sens de la foi religieuse et nous demanderons si elle peut être interprétée comme un besoin. Quel sens attribuons-nous au fait religieux en le définissant comme un besoin pour l homme? Une telle définition reconnaît dans la religion une aspiration qui serait attachée à la nature humaine, telle que les religions pourraient être des expressions remarquables, capables d incarner l expérience humaine. En quelle mesure pourrait-on ainsi distinguer en l homme un tel besoin de croire? Indépendamment de la foi religieuse, on peut sans doute relever que l expérience que nous faisons du monde se fonde sur un ensemble de croyances, si l on entend par croyances ici un ensemble de présupposés qui valent plus à titre d espoirs que de vérités objectivement confirmées. Ainsi, la simple affirmation de l existence du monde, telle qu elle serait garantie par nos sens, est une certitude qui relève plus d un acte de foi, d un espoir nécessaire, que de preuves objectives. Tel que le souligne ainsi Descartes, dans les Méditations métaphysiques, rien ne nous garantit absolument que le monde existe par le simple fait que nous en faisons l expérience par nos sens, et cela parce que nous pouvons fort bien éprouver des sensations sans qu elles soient rapportées à un objet réel (l expérience du rêve). Partant, la foi, en son sens proprement religieux, ne peut-elle pas apparaître comme le prolongement de cette tendance à croire en l homme, aussi naturelle que nécessaire? Dans cette perspective, la foi serait bien l expression de cette nécessité d éclairer notre expérience du monde, fût-ce à partir de certitudes qui ne pourraient être pleinement garanties par des preuves objectives et rationnelles, mais dont nous ne pourrions nous passer à titre d espoir légitime. Ainsi, par-

2 delà les formes symboliques propres à chaque religion, la foi peut bien apparaître comme l expression d un besoin de sens, expression qui permet d unifier et d orienter notre expérience. Telle est bien la façon dont Kant interprète la foi. S il souligne dans la Critique de la raison pure à quel point le discours sur dieu, la théologie, ne saurait valoir à titre de vérité objective, et donc scientifique, dans la mesure où dieu est une «idée de la raison», un concept qui ne renvoie à aucune intuition, aucune expérience sensible, il n en demeure pas moins que la foi ne saurait être réduite à une pure illusion. Dans la Critique de la faculté de juger, il reconnaît au contraire en elle un besoin de sens légitime de notre raison : la foi serait ainsi un espoir de vérité qui, tout en ne pouvant se faire valoir luimême comme vérité objective, serait le fondement de toute recherche de vérité, en tant qu il exprimerait l horizon de sens et de perfection auquel notre raison aspire. Autrement dit, la religion ici apparaît comme l expression d un besoin proprement humain : celui d espérer en un sens du monde et de notre expérience, espoir qui fonde sans doute tout principe de connaissance et toute recherche de la vérité. Pour ne pouvoir dès lors être garantie comme une vérité, la foi n en serait pas moins l expression fondamentale d un besoin de vérité qui anime la condition humaine. Un tel espoir de sens pourrait être ainsi défini comme un besoin, dans la mesure où il serait le présupposé de l intelligence du monde et de notre condition. Comment pourrait-on ainsi garder raison sans l espoir que le monde et notre expérience sont porteurs d un sens ultime capables de les unifier? Pascal, dans ses Pensées, a beau jeu ainsi de montrer à quel point la raison humaine ne saurait garantir ses connaissances sans faire le «pari de la foi», c est-à-dire sans s en remettre en dernière instance à un espoir de perfection qui, seul, l empêche de sombrer dans l angoisse et l absurde. Partant, toute question posée sur le sens de l existence, loin de pouvoir ouvrir sur une connaissance objective, nous renvoie sans doute à un espoir nécessaire de notre raison : celui d une vérité qui, s il elle ne peut pas être confirmée à partir des principes et des exigences de la raison, n en demeure pas moins l horizon qui donne sens à toute recherche de vérité. Dans cette perspective, la foi serait en quelque sorte ce qui renvoie notre raison à son propre besoin de vérité, un besoin de vérité qui animerait la raison elle-même comme un espoir, sans pouvoir être garanti lui-même par des preuves rationnelles. Ainsi, la foi serait le seul recours de notre raison face à la question du sens de l existence, dont elle ne saurait éclairer l énigme à partir de ses propres principes. Partant, définir la religion comme un besoin, ce serait l interpréter comme une forme naturelle, la conséquence nécessaire de l exercice de nos facultés. Ainsi, notre expérience et l effort d intelligence de notre condition nous entraîneraient nécessairement à croire en une perfection possible, cette croyance étant la conséquence même de notre présence au monde. Telle est la thèse que soutiennent les penseurs de la «religion naturelle» : la foi serait la conclusion nécessaire de l exercice de nos facultés naturelles et de l expérience que nous faisons de la nature. Comment ainsi, se demande Bernardin de Saint-Pierre, dans ses Harmonies de la nature, n aurais-je pas le sentiment du divin devant le spectacle d un monde dont l harmonie, le mystère et la beauté, témoignent d une perfection dont mes sens font une expérience vive? La foi peut bien alors apparaître comme un besoin en tant qu elle n est que l expression ici de nos facultés naturelles et le fruit de l expérience que nous faisons du monde. Ainsi, qu elle soit définie comme un espoir nécessaire de la raison ou bien comme la conséquence même de notre expérience du monde, la foi apparaît alors comme l expression d un besoin, dans la mesure où nous la reconnaissons inséparable de notre condition. Dans cette perspective, si nous définissons la religion comme un besoin pour l homme, ne l interprètet-on pas comme une forme essentielle de l humanité? L homme serait-il ainsi un «animal religieux», de la même façon qu on n a pu le définir comme un «animal doué de raison»? En quelle mesure la foi peut-elle apparaître inséparable de notre condition? La foi peut sans doute apparaître comme un besoin pour l homme dans la mesure où l idée même d humanité, loin de renvoyer à une simple nature, est porteuse d un idéal de perfection. En effet, le concept d humanité renvoie plus à une recherche de sens et à un idéal qu à la simple définition d une espèce zoologique, ce qui fait, d ailleurs, que les actes d un homme peuvent être qualifiés d inhumain (paradoxalement), là où l animal ne saurait faire quelque chose qui soit en contradiction avec sa nature. Or, l humanité désignant avant tout la recherche d un sens et l espoir qui lui est attaché, n estelle pas ainsi l expression d un tel besoin, le besoin d espérer qui ordonne sa condition et apparaît comme sa finalité? Dans cette perspective, la religion peut apparaître comme l expression même du projet même qui anime l humanité : la quête d un sens et d une perfection possible. La foi serait ainsi l expression de ce besoin qui fonde l humanité, le besoin d ordonner sa condition à une finalité idéale, capable d en éclairer le destin. En ce sens, la foi, avant de renvoyer l homme à une perfection transcendante, celle des dieux, exprimerait avant tout le besoin de transcendance et d idéal qui est le

3 projet même par lequel l humanité se donne sens à elle-même. Dans cette perspective, la foi serait avant tout foi en l humanité, telle qu elle exprimerait le besoin de l homme d espérer dans son propre destin et sa perfectibilité. Dès lors, il semble que nous puissions bien interpréter la religion comme l expression d un besoin de sens et de perfection, procédant de la nature humaine, de sa perfectibilité historique et de la recherche de vérité qui anime notre raison. Cependant, on ne peut ignorer les implications d une telle définition. Qui, en effet, définit la religion comme un besoin pour l homme laisse entendre qu elle serait une détermination nécessaire de notre condition. Si tel est le cas, l humanité de celui qui ne croit ne devient-elle pas, de fait, douteuse? Or, si la religion procède, comme nous l avons relevé, d un besoin de sens et de perfection, est-ce à dire qu elle serait l unique réponse possible à un tel besoin? Le supposer ne serait-ce pas donner droit à toute forme d intolérance en matière de religion? De plus, définir ainsi le sentiment religieux ne serait-ce pas lui retirer tout sens? A bien des titres, définir la religion comme un besoin pour l homme pourrait apparaître scandaleux. En effet, une telle définition laisse supposer que la foi serait une expression nécessairement attachée à notre nature, telle que tout homme serait par nature conduit à croire. En ce sens, on peut sans doute estimer que la foi répond à un besoin de sens, propre à la condition humaine, mais peut-on vraiment conclure que la religion elle-même serait un besoin pour l homme? Dans cette perspective, la croyance religieuse pourrait être affirmée comme une forme impérative de l existence humaine, voire une donnée nécessaire des sociétés humaines. C est justement ce caractère impérieux de la religion en tant qu institution nécessaire que les penseurs de la tolérance religieuse remettent en cause. Ainsi, John Locke, dans sa Lettre sur la tolérance, met en question l idée selon laquelle la religion pourrait apparaître comme un élément nécessaire du pacte social qui ordonne la vie en commun des hommes. Loin que la vie et l ordre des sociétés supposent une telle nécessité, ils se doivent au contraire de l ignorer. Selon Locke, en effet, les hommes ne s associent entre eux qu en vue de garantir leur liberté, la foi ne relevant ainsi que d un choix des consciences individuelles qui demeure indifférent au législateur, tant que cette foi ne représente pas un danger pour autrui. En ce sens, le salut est défini comme une affaire strictement privée, relative à la liberté des consciences, liberté sur laquelle, d ailleurs, le législateur n a aucun pouvoir. Dans cette perspective, la religion, loin d apparaître comme un besoin, apparaît comme l expression d une liberté qui relève de l opinion individuelle, n ayant donc de valeurs que pour celui qui y adhère et aucunement impliquée par la vie en commun des hommes. Sur ce point, le seul besoin qui motive le pacte social est la liberté, besoin qui transcende et qui détermine toute forme de croyance, quelle qu en soit la nature. Ainsi, la religion relève des diverses méthodes par lesquelles les hommes recherchent le bonheur, ce sur quoi la loi commune n a pas à se prononcer, ne cherchant qu à préserver la liberté de chacun. On pourrait, sur ce point, d ailleurs relever que si la religion était tant un besoin que cela, il n y aurait nulle nécessité de le rappeler et moins encore de chercher à en imposer les formes aux autres. Outre cela, quand bien même nous admettons que la religion est un besoin pour l homme, rien ne préjuge encore du sens et de l objet d un tel besoin. En effet, étant définie comme telle, elle peut fort bien être interprétée comme un besoin illusoire ou un besoin d illusions qui ouvrirait dès lors sur la nécessité d une critique et d une émancipation possible. Ainsi, dans l Ethique, Spinoza interprète bien la religion comme une expression naturelle et une conséquence nécessaire de notre conscience ; seulement, loin que ce mouvement spontané de notre nature soit l expression d une vérité quelconque, il est au contraire le signe de l illusion dans laquelle notre conscience nous fait tomber immédiatement. En effet, de la même façon que nous croyons spontanément agir selon les fins que nous nous donnons consciemment, de la même façon nous en venons à croire que l univers doit être l expression d une fin, ordonnée par une volonté première et transcendante, dieu. Dans cette perspective, le sentiment religieux est naturel mais il n en est pas moins illusoire : il est le signe de l illusion première que féconde notre conscience, l homme se faisant une fausse image du monde tout autant et de la même façon qu il s illusionne sur sa propre condition. Comme il le notait ainsi dans une lettre, «si les triangles s imaginaient un dieu, il serait éminemment triangle». Dès lors, la religion ne pourrait-elle pas apparaître pas comme l expression d un besoin d illusions en l homme?

4 Partant, tout besoin est-il inconditionnellement la marque d une perfection ou d une nécessité absolue? Que les hommes aient besoin d orienter leur existence selon un principe de sens et de perfection ne dit aucunement que toute réponse à un tel besoin soit signe de vérité. Au contraire, un penseur comme Marx estime que la religion est l illusion qui détourne les hommes de la quête de sens qui anime leur destin. «La religion, relève-t-il, est l opium du peuple». Loin de satisfaire le besoin de sens qui anime l histoire des hommes, elle substitue à cette quête l illusion d une «autre vie», détournant les peuples de la revendication légitime de leur liberté et de la possibilité de s emparer de leur propre histoire. La religion ici est l illusion qui sert les pouvoirs tyranniques et qui cherche à détourner les hommes d un besoin autrement fondamental et naturel : le besoin de liberté. Partant, définir la religion comme un besoin pour l homme, ne serait-ce pas en détourner le sens, et cela à moins que l on veuille l imposer de façon dogmatique ou bien l instituer comme une forme politique impérative aux hommes? Dès lors, si la religion répond bien à un besoin de sens en l homme, est-elle elle-même l expression inconditionnelle d un tel besoin? Ne serait-ce pas trahir le sens de la foi que de la définir ainsi? Loin, en effet, d être la conséquence d une impulsion nécessaire et naturelle, n est-elle pas l objet d un choix et d une reconnaissance libre de la part du sujet? Quel sens garde ainsi le sentiment religieux s il est pensé comme besoin? On peut sans doute considérer que la foi répond à un besoin de sens, tel que l homme en fait l expérience en prenant conscience de sa condition. Toutefois, on peut se demander s il ne serait pas réducteur de penser la foi elle-même comme un besoin. Pensée ainsi, la foi prend la forme d une nécessité aveugle qui s imposerait aux hommes. Or, peut-elle seulement garder un sens si elle ne procède pas d un choix et d une décision? Qu est-ce qui distingue, en effet, la foi de la simple croyance? Si la simple croyance nous renvoie à une certitude qui fonde notre expérience sans avoir été nécessairement réfléchie et interrogée dans sa signification, la foi engage, quant à elle, l affirmation par le sujet de la croyance qui l anime, en tant qu il la reconnaît comme le fondement de son expérience et du sens de son existence. Autrement dit, la foi relève bien de la croyance, en tant qu elle est une certitude qui ne peut être confirmée objectivement, mais elle relève de notre libre arbitre, d un choix, dans la mesure où le sujet la reconnaît dans son insuffisance objective tout en l affirmant comme le principe délibérée auquel il ordonne son existence. Dans cette perspective, la foi ne prend sens qu en tant que rien justement ne l exige et ne la rend impérative. C est bien en ce sens que Pascal dans ses Pensées en fait l objet d un «pari», c est-àdire la réponse à un espoir de sens en l homme mais qui, ne pouvant être garantie selon des preuves rationnelles, ne peut être justement avancé que sous la forme d un choix de la conscience qui met en jeu le sens de son existence dans cet espoir. La dignité de la foi serait alors inséparable de la conscience de sa fragilité pour celui qui l éprouve et elle serait d autant plus vive que rien, absolument, ne l impose. Partant, ne faudrait-il pas plutôt reconnaître, dans le sentiment religieux, un choix bien plus qu un besoin? Dans cette perspective, la religion ne serait pas la conséquence nécessaire de l angoisse de l homme face à sa propre finitude ou bien de son ignorance. La religion serait plutôt l expression d un choix herméneutique, le choix que fait l homme d interpréter son destin selon un horizon idéal. Comprise ainsi, la foi ne signifie pas une pure hétéronomie, la subordination des hommes à une vérité et une loi qui la transcendent. Elle peut, au contraire, apparaître comme le prolongement de l effort par lequel l homme cherche à donner du sens à son propre destin. Dès lors, la reconnaissance d une transcendance, telle que la foi la suppose, n implique pas le renoncement à notre liberté : au contraire, elle ne peut s élever qu en prenant appui sur la liberté de notre conscience. Ainsi, le ou les dieux ne sont avant tout que l expression du choix que l homme fait de lui-même. Comme nous l avons vu, on peut sans doute interpréter la religion comme la conséquence même d un besoin de sens en l homme, tel qu il ne pourrait être satisfait par les seuls principes de notre raison. La religion, ainsi, serait un besoin en tant qu elle procède nécessairement de la réflexion par l homme de sa propre condition, de sa finitude et des limites de sa raison. Or, en la définissant de cette manière, nous naturalisons pour le moins la foi, risquant de l interpréter comme une expression humaine nécessaire. Dans cette perspective, la religion serait la seule réponse possible à un tel besoin de sens, ce qui, comme nous l avons vu, en ferait une forme contraignante, voire oppressive, et la

viderait par là même de son sens. Ainsi, loin de se justifier d un quelconque besoin, la foi puise sans doute sa dignité dans la liberté qui la fonde. 5