Ohadata D-08-83 Justice étatique et justice arbitrale dans l Acte uniforme relatif au Droit de l Arbitrage : vers une nécessaire complémentarité Par Roger SOCKENG Magistrat, Enseignant associé Revue Camerounaise de l Arbitrage n 7 Octobre - Novembre - Décembre 1999, p. 10. Une opinion assez répandue, mal informée ou aprioriste, a tendance à faire croire au profane, que la justice étatique et la justice arbitrale sont antinomiques. En réalité, il est souvent rare de partir du compromis ou de la clause compromissoire à la sentence arbitrale, en passant par l instance arbitrale, sans solliciter l intervention du juge étatique. La justice relève dans chaque Etat, du domaine de la souveraineté ; même libre ou libéré, l arbitrage a besoin de l appui du juge étatique. Sans s immiscer dans la gestion de la justice arbitrale, le juge étatique contribue davantage à donner un sens à la mission juridictionnelle de l arbitre, ce dernier remplissant au plan matériel et formel 1, les mêmes missions que le juge. - Au plan matériel, la sentence rendue par l arbitre est un acte juridictionnel comme un jugement ; elle tranche une situation contentieuse et dit le droit. - Au plan formel, c est également un acte juridictionnel, puisque les arbitres se soumettent à certaines règles de procédure, tel le principe du contradictoire. - Toutefois, au plan organique, la sentence n est pas un acte juridictionnel au même titre qu une décision du juge étatique, car les arbitres ne sont pas des juges publics ; c est pourquoi, pour avoir la force exécutoire, la sentence arbitrale doit être exequaturée. Le législateur OHADA a sans doute perçu la nécessité de la complémentarité des deux formes de justice : c est la raison pour laquelle l Acte uniforme relatif au droit de l arbitrage dans le cadre du Traité OHADA, clarifie le rôle du juge étatique en la matière ; celui-ci peut intervenir au moment de la désignation des arbitres (I), au cours de l instance arbitrale (II) et au moment de l exécution de la sentence arbitrale (III). I.- LE ROLE DU JUGE ETATIQUE DANS LA DESIGNATION DES ARBITRES 2 D après l Art. 5 de l Acte uniforme relatif au droit de l arbitrage, les arbitres sont nommés, révoqués ou remplacés conformément à la convention des parties ; à défaut d une telle convention d arbitrage, ou si la convention est insuffisante, le juge étatique peut contribuer à 1 SOCKENG, R. : Les Institutions judiciaires au Cameroun, p. 74. 2 JARROSSON, C. : Arbitrage commercial, Jurisclasseur 1992 I n 507.
une saine composition du tribunal arbitral (A) ; tout comme il peut être amené à le faire parfois en cas de récusation du juge (B). A. L INTERVENTION DU JUGE ETATIQUE LORS DE LA DESIGNATION DES ARBITRES 3 En cas d arbitrage par trois arbitres, chaque partie nomme un arbitre, et les deux arbitres ainsi nommés choisissent le troisième arbitre ; si une des parties ne désigne pas un arbitre dans les 30 jours à compter de la réception d une demande à cette fin émanant de l autre partie, la nomination est effectuée sur la demande d une partie, par le juge compétent dans l Etat Partie ; ce juge compétent devrait être au Cameroun, le Président du Tribunal de Première Instance du lieu de l arbitrage. De même, si les deux arbitres régulièrement désignés ne s accordent pas sur la désignation du troisième, dans un délai de 30 jours à compter de leur désignation, le juge étatique est également obligé d intervenir, sur la demande d une partie. En revanche, en cas d arbitrage par un arbitre unique, si les parties à la convention d arbitrage ne peuvent pas s entendre, le moment venu, sur sa désignation, le juge étatique, à la demande d une partie, doit le nommer. Il apparaît que le juge étatique doit intervenir chaque fois qu un conflit naît dans la désignation d un ou des arbitres par les parties à la convention d arbitrage 4. Il peut arriver que des difficultés surviennent postérieurement à la constitution d un tribunal arbitral. Ici encore, l intervention du juge étatique peut se révéler utile. B. LES DIFFICULTES POSTERIEURES A LA CONSTITUTION DU TRIBUNAL ARBITRAL L arbitre est un juge choisi 5. Ce choix est une marque de confiance des parties, ou tout au moins de celle qui le désigne ; une fois l arbitre choisi, des circonstances faisant douter de son intégrité ou de son indépendance peuvent conduire une partie à décider que cet arbitre ne puisse pas juger l affaire ; tout comme l arbitre peut lui-même demander à se retirer du collège arbitral : on parle de récusation. Il peut arriver que l on désigne normalement un arbitre et réalise qu il ne dispose pas des capacités professionnelles suffisantes pour mener à bien sa mission ; ou encore, l arbitre peut, sans donner des justifications, présenter sa démission. Parfois encore, l arbitre est surpris par la mort dans l exercice de ses fonctions. Dans tous les cas sus évoqués, l article 8 de l Acte uniforme relatif au droit de l arbitrage donne compétence au juge étatique pour remplacer le ou les arbitres récusés, démissionnaires ou décédés. D après l article 12 de l Acte uniforme, si la convention d arbitrage ne fixe pas de délai, la mission des arbitres ne peut excéder 6 mois à compter du jour où le dernier d entre eux l a acceptée. Le délai légal ou conventionnel peut être prorogé, soit par accord des parties, soit à la demande de l une d elles ou du tribunal arbitral, par le juge compétent dans l Etat Partie. 3 SOCKENG, R. : Les effets de la convention d arbitrage en droit camerounais, R.C.A. n 4-p. 10. 4 SOCKENG, R. idem ; KENFACK DOUAJNI, G. et IMHOOS, C. : L Acte uniforme relatif au droit de l arbitrage dans le cadre du Traité OHADA, cette même revue, n 5 p. 3 et suivants. 5 JARROSSON, C. : Arbitrage commercial, Jurisclasseur, 1992 I n 507 ; KENFACK DOUAJNI, G. : L incidence du système OHADA sur le droit camerounais de l arbitrage, cette revue n 1 page 3 et suivants.
Ainsi, même lorsque l instance arbitrale est ouverte, le juge étatique demeure l idoine recours, pour le déroulement normal de l arbitrage. Il en va de même lors de l instance arbitrale. II.- LE ROLE DU JUGE ETATIQUE DANS L INSTANCE ARBITRALE D après l article 13 al. 1 de l Acte uniforme, «lorsqu un litige dont un tribunal arbitral est saisi en vertu d une convention d arbitrage, est porté devant une juridiction étatique, celle-ci doit, si l une des parties en fait la demande, se déclarer incompétente 6». Toutefois, l exclusion du juge étatique en matière d arbitrage n est pas absolue ; il existe des hypothèses légales où son intervention est admise ; il en est ainsi en cas de mesures provisoires ou conservatoires (A), ou en cas de mesures d administration de preuves (B). A. L INTERVENTION DU JUGE ETATIQUE EN CAS DE MESURES PROVISOIRES OU CONSERVATOIRES L article 13 al. 3 de l Acte uniforme, dispose que «toutefois, l existence d une convention d arbitrage ne fait pas obstacle à ce qu à la demande d une partie, une juridiction, en cas d urgence reconnue ou motivée, ou lorsque la mesure devra s exécuter dans un Etat non partie à l OHADA, ordonne des mesures provisoires, dès lors que ces mesures n impliquent pas un examen du litige au fond, pour lequel seul le tribunal arbitral est compétent 7». La juridiction étatique intervient en dépit de la convention d arbitrage, pour ordonner les mesures provisoires ou conservatoires qui ne touchent pas au fond du litige et ne risquent donc pas de faire concurrence à l arbitrage. Le juge compétent en matière de référé au Cameroun est le Président du Tribunal de Première Instance ; l article 182 du Code de Procédure Civile et Commerciale applicable au Cameroun dispose que «dans tous les cas d urgence ou lorsqu il s agira de statuer provisoirement, le juge des référés pourra statuer provisoirement». Et l article 185 du même Code précise que dans une telle hypothèse, il ne doit pas être porté préjudice au principal. Dans une affaire restée célèbre (WANSON c/ SERIC) 8, la Cour d Appel d Abidjan a reconnu sans ambages cette compétence du juge étatique ; et pourtant, dans une cause similaire, le Président du Tribunal de Première Instance de Douala, appelé à ordonner des mesures provisoires, s était déclaré incompétent en s appuyant sur l existence d une convention d arbitrage dans le contrat liant les parties 9. C est désormais un principe indiscutable que l article 13 de l Acte uniforme a posé en son alinéa 3 : à savoir que le juge étatique qui statue en urgence dans l Etat Partie, est compétent pour octroyer des mesures provisoires ou conservatoires, dès lors que celles-ci ne portent pas préjudice au fond du litige, qui demeure de la compétence de l arbitre. Le juge étatique peut également prêter son concours en matière de production des preuves. B. L INTERVENTION DU JUGE ETATIQUE DANS L ADMINISTRATION DES PREUVES 6 Même si le tribunal arbitral n est pas saisi et sauf si la convention est manifestement nulle. Mais, il faut dire que le degré de la nullité manifeste sera difficile à fixer. 7 SOCKENG, R. : Les effets de la convention d arbitrage en droit camerounais, voir cette revue n 4 page 11 ; ANCEL, E. : Mesures conservatoires en matière d arbitrage international, publication CCI n 519 page 116. 8 Affaire WANSON c/ SERiC C.A. d Abidjan, Arrêt n 484 du 15 juillet 1987 ; C.S. Côte d Ivoire, Arrêt n 97-382 du 4 décembre 1997, Affaire TOYOTA Service Afrique c/ PREMOTO S.A. avec note de KENFACK DOUAJNI, G. 9 T.P.I. Douala, Société ALLATION Property Inc. c/ Société SIRPI ALUSTEEL Construction, Société ELF AQUITAINE Ordonnance de référé n 40-P, TPI/DLA du 14/10/1998, rapporté dans cette revue n 4.
Les parties à l instance arbitrale ont en principe la charge d alléguer et de prouver les faits propres à les fonder. Les arbitres peuvent inviter les parties à leur fournir des explications de fait, et à leur présenter, par tout moyen légalement admissible, les preuves qu ils estiment nécessaires à la solution du litige ; les éléments de preuve soumis par les parties doivent être débattus contradictoirement et sont appréciés par le tribunal arbitral. L article 14 de l Acte uniforme prévoit en son article 7, que : «si l aide des autorités judiciaires est nécessaire à l administration de la preuve, le tribunal arbitral peut, d office ou sur requête, requérir le concours du juge compétent dans l Etat Partie». On peut penser ici que le terme «autorité judiciaire» englobe à la fois le Ministère Public et les juges, car nul ne peut contester le pouvoir d investigation du Parquet, lequel pouvoir justifie en droit interne, l existence des causes communicables 10. C est dire que le juge étatique ou le Procureur de la République peuvent apporter leur concours à l administration des preuves devant l instance arbitrale. Il en est de même, lorsqu arrive le moment de l exécution de la sentence arbitrale. III.- LE ROLE DU JUGE ETATIQUE DANS L EXECUTION DES SENTENCES ARBITRALES Au cas où elle n est pas spontanément exécutée, la sentence arbitrale a besoin d être exequaturée par le juge étatique (B), pour être exécutée de force. Par ailleurs, la sentence arbitrale peut être contestée par l exercice d un recours devant le juge étatique (A). A. LE RECOURS CONTRE LA SENTENCE ARBITRALE DEVANT LE JUGE ETATIQUE La sentence arbitrale n est pas susceptible d opposition, d appel, ni de pourvoi en cassation ; elle peut faire l objet d un recours en annulation devant le juge compétent dans l Etat Partie. Le juge étatique compétent ici devrait être la Cour d Appel, puisque la décision du juge compétent de l Etat Partie n est susceptible que de pourvoi en cassation devant la Cour Commune de Justice et d Arbitrage. Le recours en annulation 11 est recevable dès le prononcé de la sentence ; il cesse de l être s il n a été exercé dans le mois de la signification de la sentence munie de l exequatur. L exercice du recours en annulation suspend l exécution de la sentence, jusqu à ce que le juge étatique compétent ait statué 12 ; le juge étatique est également compétent pour statuer sur le contentieux de l exécution provisoire ; si le juge étatique vide sa saisine et déclare le recours en annulation non fondé, la sentence peut être exequaturée. B. L EXEQUATUR DES SENTENCES PAR LE JUGE ETATIQUE L' arbitre n est pas un juge public, mais privé ; les sentences qu il rend ont besoin d une fonction de la justice étatique pour avoir force exécutoire ; c est pourquoi, pour recevoir une exécution forcée, le juge étatique devra par voie d ordonnance, rendre exécutoire la sentence de l arbitre. 10 SOCKENG, R. : Le Ministère Public en matière civile au Cameroun. Thèse Doctorat 3 ème cycle, U. Y. 1992. 11 Le recours en annulation est la seule voie de recours contre la sentence avant exequatur. 12 Si la sentence est assortie de l exécution provisoire, le recours en annulation ne suspend pas son exécution.
Cependant, si la sentence est manifestement contraire à une règle d ordre public international des Etats Parties, le juge étatique peut refuser l exequatur; et d après l article 32 de l Acte uniforme, la décision qui refuse l exequatur n est susceptible que de pourvoi en cassation devant la Cour Commune de Justice et d Arbitrage. On le voit, le juge étatique peut constituer «l ultime recours de l arbitre» pour aider ce dernier à mener sa mission à bonne fin ; le législateur OHADA a consacré la cohabitation de la justice étatique et de la justice arbitrale. Ces deux coépouses qui s épient, pour reprendre une image allégorique, se rapprochent et se soutiennent parfois, sous le ciel d un époux commun : la justice.