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Transcription:

UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE III Laboratoire de recherche CELLF T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline : Littérature et civilisation française Présentée et soutenue par : Tianmeng ZUO le 23 septembre 2016 Montaigne-voyageur La question de la représentation du «moi» dans le Journal de voyage et dans Les Essais Sous la direction de : M. Olivier MILLET Professeur, Université Paris-Sorbonne Membres du jury : Mme Marie-Christine GOMEZ-GÉRAUD Professeur, Université Paris X Mme Véronique FERRER Professeur, Université Bordeaux Montaigne M. Alexandre TARRÊTE Maître de Conférence, Université Paris-Sorbonne 1

ZUO Tianmeng Position de la thèse Montaigne-voyageur La question de la représentation du «moi» dans le Journal de voyage et dans Les Essais Le thème du voyage, dans les ouvrages de Montaigne est très discuté dans les travaux de recherche de ces dernières années diverses perspectives ; néanmoins, néanmoins, des questions sont encore à résoudre du fait de la problématique philologique et textuelle apparaissant dans le texte du Journal. Dans ses Essais, Montaigne mentionne, à maintes reprises, son séjour à l étranger, mais de manière très fragmentaire. La découverte du Journal et sa publication au XVIII ème siècle comble cette grande lacune sur le voyage : le trajet, les raisons du départ, l état mental du groupe de voyageurs ainsi que les éléments matériels qu il récrit à son départ, comme les dépenses pour le logement, variables d un pays à l autre, les risques rencontrés sur la route comme la peste, le vol et la sécurité. Dans le même temps, cela nous donne à réfléchir. Depuis longtemps déjà, le lecteur a remarqué le paradoxe entre le départ de Montaigne et l idée générale du voyage dans l histoire des mentalités. Au XVI ème siècle, limité par des conditions matérielles, le départ s avère obligatoire et efficace ; il est motivé par des raisons pratiques ou de formation, et cherchant à la réaliser. En revanche, l action de voyager effectuée par Montaigne en 1580-1581, ne suit pas cette règle de nécessité : par exemple, nous pouvons lire la plainte d autres membres du groupe de voyageurs notée par le secrétaire dans le Journal, indiquant que leur trajet a été détourné vers une autre destination. Face à cette question, les chercheurs se sont efforcés de fournir une interprétation raisonnable. C était justement le point d intérêt de cette recherche : essayer d éclaircir la réalité du voyage de Montaigne. Inspirée de tous les travaux de recherche précédents, nous avons poursuivi l étude sur la question du voyage et de son écriture, en particulier, sur la représentation du «moi-voyageur» dans le Journal et les Essais. En gardant à l esprit cette problématique insoluble sur la réalité du voyage de Montaigne, nous avons d abord effectué une lecture à la fois détaillée et nuancée des deux textes, afin 2

d éclairer la situation et la position de Montaigne-voyageur dans un contexte historique. En fait, le voyage est un phénomène historique au XVI ème siècle : les humanistes ont pris la route pour se rendre dans des villes italiennes en vue de compléter leur vie éducative et professionnelle ; les gens se déplacent vers les pays étrangers pour d autres raisons également comme le pèlerinage, le commerce ou tout simplement pour des raisons diplomatiques. Ces voyageurs ont laissé un journal de voyage ou des notes dispersées (narration, remarques ou bons conseils pour le voyage) dans leurs correspondances sur leurs séjours à l étranger. Les textes sont maintenant devenus une bonne référence, voire une réelle source afin de comprendre le séjour de Montaigne à l étranger. Ainsi, l analyse des ouvrages montaigniens est plutôt comparative, c est-à-dire, nous avons mené notre étude en fonction de cette culture du voyage afin de comprendre le cas de Montaigne. Le premier résultat de la recherche est issu d une étude lexicale. Dans les chapitres 1, 2 et 7, nous avons indiqué les mots qui expriment le sens du voyage et examiné les nuances entre leurs usages dans les deux ouvrages montaigniens et l usage contemporain en général, afin de mettre en lumière la singularité montaignienne, aux niveaux du sens et de la signification. En fait, nous avons remarqué la variation de l utilisation du terme, c est-à-dire qu il existe, plusieurs mots pour exprimer le sens du voyage. Selon le nombre d occurrences, nous avons observé la préférence de l auteur et essayé d interpréter ce choix. De plus, nous avons observé deux façons différentes dans son usage. D abord, les synonymes du terme de «voyage», comme «pérégrination», «monter à cheval», expriment le même sens que le terme originel, au sens d un déplacement réel d un lieu à un autre, c est-à-dire, partir vers une destination. Il est évident que les termes variés possèdent quelques nuances de sens, bien qu ils soient synonymes. Puis, nous avons rencontré un usage nouveau et singulier, qui change complètement la signification originale du mot : c est le terme «promenade». Ce terme ne signifie plus une expression banale pour exprimer un déplacement vers des lieux différents, ou pour remplacer et varier l utilisation du mot dans l écriture ; il s agit d un changement profond sur la notion du voyage, lui-même, dans une histoire de voyage. Montaigne a donc adopté, par ce terme, une nouvelle signification. Nous sommes arrivés à la dimension de l idée du voyage. La nouvelle considération de la promenade que Montaigne a effectuée transforme, au fond l essence d une forme de marche vers un art particulier de 3

voyager. Il déconstruit la notion de voyage avec le terme de «promenade», car le déplacement à l étranger change le système du voyage à la fois dans sa dimension spatiale et dans sa dimension temporelle. L histoire du voyage au XVI ème siècle, et notamment le voyage humaniste qui prend l Italie comme destination, est perçu comme une avancée dans l espace, ainsi qu une perfection de soi avec le temps. Cependant, la promenade montaignienne ne suit plus cette démarche, la destination étant l Italie, en particulier, la ville de Rome, à travers l Allemagne et la Suisse. L écrivain français renverse la règle qui consiste à organiser un trajet direct et efficace, et il retarde son arrivée à Rome, se détournant sans cesse vers des lieux inconnus afin de découvrir ce qu il n avait encore jamais vu ni entendu. Il a éprouvé beaucoup de plaisir à travers les détours et s est laissé attirer par les inconnus. Ce mouvement de la promenade ne consiste plus, chez le voyageur, à suivre un trajet préétabli et fixe, lui fournissant des éléments imprévus et le rendant toujours dans un état inconstant. Montaigne avoue que le plaisir de la promenade est devenu, pour lui, la meilleure façon de lutter contre une âme mélancolique, un état déséquilibré avant son départ. Ainsi, les promenades, qui attirent son attention, provoquent un effet de diversion et soulagent les maux de son corps et de son esprit. Telle est l originalité de sa façon de se promener. Nous avons remarqué, en même temps, qu au niveau de l écriture, Montaigne exposait sa nouvelle idée du voyage (chapitre 6). Dans une étude du chapitre 9 du livre III des Essais, il utilise la forme de dialogue qui présente six communications entre Montaigne et certains interlocuteurs anonymes. Cette forme d écriture est une confrontation entre l idée générale et l idée montaignienne. En fait, les six questions représentent une idée générale, laquelle que nous pouvons référer, progressivement, à des sources orales et écrites de l art de voyager à l époque de Montaigne. L étude des sources se prolonge ensuite dans le poème de Lancelot de Carles, nouvelle découverte, qui est considérée comme la référence, et probablement la source de la pensée montaignienne pour le sujet du séjour à l étranger. Nous avons énuméré puis analysé les points accordés entre ce poème et le texte montaignien. Ensuite, l idée de l essayiste circule dans les six réponses face aux doutes des interlocuteurs sur la justification de son départ et sur son art de voyager. Ces réponses face à ces doutes donnent de nouveaux points sur l art de voyager et Montaigne les développe en se référant à l expérience de son grand voyage entre 1580 et 1581. 4

Nous avons terminé notre analyse par la discussion d une autre position du voyageur : par l expérience acquise durant le séjour à l étranger, Montaigne-voyageur joue, au fur et à mesure, le rôle de guide, au sens du bon conseiller, sur la route et après son retour en France (chapitre 8). En fait, dans le système du récit de voyage à son époque, les manières d écrire viatiques précédentes, considérées comme des documents et des témoignages authentiques, jouent, tout au moins dans un certain sens, le rôle de guide pour leurs lecteurs, qui seront peut-être de futurs voyageurs. Il est important d avoir d autres sortes de guide : le guide peut en effet être un ouvrage ou une personne qui fournit des informations pratiques aux personnes en voyage. Le voyageur écoute les conseils et les vérifie avec sa propre expérience. Montaigne a suivi cette démarche. En même temps, comme il n est pas un voyageur aveugle quine suit que les discours viatiques d autrui, il apprend à se conduire par lui-même. Il est progressivement devenu son propre guide ; dans le Journal, il est noté qu avec sa propre expérience de la route, il cherche même à guider, ou plutôt à aider les voyageurs rencontrés sur sa route. Cependant, dans les Essais, pour se définir en tant que guide ou bon conseiller, il utilise un terme très intéressant : «l échanson». Cette définition renverse, au moins partiellement, la fonction du guide ou du conseiller, parce que, dans la relation entre guide et voyageur, le premier se trouve au centre et le second, au périphérique. En revanche, l échanson est une personne qui rend service à son maître et qui goûte le vin avant de le servir pour confirmer s il est bon ou non ; donc, il se trouve à côté de son maître, en marge de lui. A travers cette métaphore, Montaigne exprime la fonction du guide/de l auteur des Essais : étant une personne qui rend service à son lecteur. Ainsi, Montaigne rejoint son rôle dans l écriture des Essais l essayiste, qui prend en compte le sens du goût, «gustus» en latin, sens original du terme «essai». Il retourne à son rôle d écrivain des Essais, et se représente non plus en tant que voyageur mais en tant qu essayiste. Au niveau de la création littéraire, nous avons examiné les deux formes différentes d écriture du voyage. D abord, nous avons analysé attentivement la représentation de Montaigne-voyageur dans le Journal. Cette représentation a été effectuée à la fois par le secrétaire et par Montaigne lui-même. La figure de Montaigne-voyageur se manifeste en tant que celle d un français noble et érudit, un voyageur curieux et une personne malade. Dans la narration et la description de la route, l ouvrage montre également une grande subjectivité de Montaigne-voyageur, 5

point singulier parmi les récits de voyage au XVI ème siècle. Car, en général, le récit du voyage se concentre sur l écriture d un monde étranger, et le sujet est mis au second plan du récit. Au contraire, le Journal de Montaigne devient un lieu pour exprimer son «moi», son affection et son sentiment face aux lieux visités. Puis, nous sommes passés à la représentation de Montaigne-voyageur dans les Essais. En fait, la représentation du «moi-voyageur» dans le Journal se distingue de celle des Essais. Il existe en effet deux «moi(s)» dans ce dernier texte : un «moivoyageur» et un «je-écrivain» qui raconte son voyage à l étranger. L analyse s est développé donc à la fois selon la position de l écrivain-voyageur et celle du personnage-voyageur dans les deux textes. Ainsi, l interprétation de l effet du décalage, dans la lecture de ces deux ouvrages (chapitre 4), se fonde sur la base de l examen de chaque passage de la réécriture du Journal aux Essais, dans les éditions de 1582, 1588 et posthume. Nous avons catégorisé les passages réécrits en trois cas. D abord, la réécriture confirme l idée première acquise avant le départ, c est-à-dire que Montaigne-voyageur continue la réflexion sur le même sujet que Montaigneessayiste dans la première édition des Essais. Dans ce premier cas, la réécriture ne produit pas un vrai décalage dans la lecture dans les deux ouvrages. Dans le deuxième cas, la réécriture se base sur le changement de perspective de l écrivain. Comme les genres d énonciation du journal et de l essai sont diamétralement opposés, un même élément, malgré une représentation en paraphrase dans la réécriture, produit un effet relativement variable dans la lecture. Le troisième cas prolonge à l extrême le deuxième cas. Nous observons alors le décalage entre les deux écritures. Le lecteur ne retrouve aucune trace dans la réécriture de l écriture du Journal ; de ce fait, il aperçoit deux images différentes de Montaigne. Dans ce dernier cas, le «je-essayiste» est séparé du «moi-voyageur». Autrement dit, l écrivain du voyage se libère de l ambiance du voyage et effectue une introspection sur son «moi», c est-à-dire, sur son identité de voyageur (chapitre 5). En se référant à la réalité, le voyageur est généralement considéré comme un étranger, comme quelqu un d inconnu, qui compare tout au long de sa route, les éléments du pays visité avec ceux de son pays natal. Renvoyant à une vision universelle, Montaigne est d accord avec la réponse de Socrate : «venir du monde». Ainsi, il rétablit une relation entre le soi et le monde. Mais, au-delà de cela, en lien avec son histoire personnelle, Montaigne a changé d identité, étant passé du statut de citoyen français à celui citoyen romain ; il raconte la relation étroite et intime depuis son enfance, avec la ville de Rome. A côté de cette 6

dernière, il avoue qu il se considère comme un Français, non pas à cause de sa naissance en France, mais à cause de la ville de Paris, car il éprouve un sentiment de relation intime avec elle et sa culture. A travers cette introspection sous le thème du voyage, la réponse à la question «d où venez-vous?» rejoint le sujet principal des Essais : la connaissance de soi. 7