Digressions QUAND LE SPHINX FAIT DE L HUMOUR : GEORGES PEREC VERBICRUCISTE 1 par Alain ATTALI L œuvre de Georges Perec (1936-1982) est très diverse, car les centres d intérêt de cet écrivain trop tôt disparu étaient multiples. Une chose est sûre: son appartenance à l Oulipo a exercé sur lui une grande influence, comme en témoignent des œuvres telles que La Disparition, lipogramme 2 dont est absente la voyelle e, et Les Revenentes, qui n utilise au contraire que cette voyelle. Rappelons que l Oulipo (acronyme 3 d «Ouvroir de littérature potentielle») est une association de passionnés de la littérature, fondée en 1960 par un écrivain, Raymond Queneau (1903-1976), et un mathématicien, François Le Lionnais (1901-1984), «pour interroger les mathématiques et les formes perdues, afin de donner aux auteurs de nouvelles structures pour leurs œuvres» 4. Cette association compte ou a compté dans ses rangs des intellectuels de grande renommée, tels que Italo Calvino (1923-1985), le poète et mathématicien Jacques Roubaud (né en 1932), le mathématicien Claude Berge (1926-2002), spécialiste de la Théorie des graphes 5, et Georges Perec. Les «Oulipiens» estiment que les contraintes formelles constituent un puissant stimulant pour l imagination. Ils se fixent plusieurs objectifs et se regroupent en deux courants: le plus connu est synthétique et ses tenants s emploient à imaginer et à expérimenter des contraintes littéraires nouvelles, à la manière (pour reprendre une de leurs formules) de «rats qui ont à construire le labyrinthe dont ils se proposent de sortir»; l autre est analytique et recherche des «plagiaires par anticipation», autrement dit des précurseurs. L appartenance de Perec à l Oulipo explique, au moins en partie, son intérêt pour des jeux très cérébraux, tels que le go, d origine chinoise et fort ancien, le bridge, le scrabble ou encore les mots croisés. 67
L ouvrage dont nous proposons ici la recension s intitule précisément Les Mots croisés/précédés de considérations de l auteur sur l art et la manière de croiser les mots, P.O.L. 6, 2003. Il trouve d autant plus sa place dans une livraison de notre revue consacrée à l humour que cette forme d esprit, si caractéristique de Perec, est familière tant aux verbicrucistes qu aux cruciverbistes Il comporte un avant-propos de l auteur (p. 7-20), 349 grilles (p. 21-202) suivies de presque toutes leurs solutions (p. 203-236), et des indications bibliographiques (p. 237-238) par Bernard Magné, professeur à l Université de Toulouse - Le Mirail, qui fournit en outre les précisions suivantes: «Ce volume réunit les mots croisés des volumes I et II précédemment publiés (Mazarine puis Mazarine et P.O.L.) et ceux publiés dans Le Cabinet d amateur. S y ajoutent des grilles jamais reprises, dont nous avons pu retrouver la trace soit dans les périodiques où elles ont paru 7, soit dans le Fonds privé Georges Perec. Pour les quatre dernières, les solutions manquent, et même, dans trois d entre elles, la disposition des noirs». On trouvera aussi un répertoire des œuvres de l écrivain au début (p. 4) et à la fin du volume (p 239). Dans ses Considérations, qui tiennent lieu d avant-propos, Perec commence par rappeler que la fabrication des mots croisés se compose de deux opérations presque toujours dissociées: la construction de la grille et la recherche de définitions. La première est fastidieuse et procède par tâtonnements; la seconde privilégie l intuition, voire l illumination. On commence en général par la «potence» (premier mot horizontal et premier mot vertical), puis on élabore l ensemble de la grille, avant de passer aux définitions. Les cruciverbistes français apprécient les grilles où le nombre des cases noires, à la présence presque inévitable, est le plus faible possible. Ce nombre croît avec la surface de la grille: par exemple, ne recourir qu à 10 cases noires dans une grille de 10 cases sur 12 relève, paraît-il, de l exploit. Perec propose ensuite une typologie des définitions selon trois catégories. Les moins intéressantes et, selon lui, les plus contraires à l esprit des mots croisés établissent avec le vocable proposé une simple équivalence: Fleuve d Italie (2 lettres) = PÔ. D autres, qu il propose de nommer «méta-définitions», trouvent leur référence dans le vocabulaire des mots croisés; ainsi la définition d un mot horizontal en 8 lettres tel que VERTICAL sera, par exemple: Devrait passer de l autre côté. D autres encore, les plus satisfaisantes, jouent sur l ambivalence : S emploie pour coudre (9 lettres) = NOISETIER, Entre le zinc et le ballon (9 lettres) = SOUS-VERRE, Se mange et se boit (10 lettres) = BLANQUETTE, etc. Le terme technique auquel Perec se réfère implicitement ici est la syllepse 68 Digressions
de sens 8, figure de rhétorique par laquelle un mot est employé à la fois au propre et au figuré 9, d où sa fréquence dans les histoires drôles ou encore dans les mots d esprit 10. Pour l écrivain, «ce qui [ ] caractérise une bonne définition de mots croisés, c est que la solution en est évidente, aussi évidente que le problème a semblé insoluble tant qu on ne l a pas résolu». Même si Perec n emploie pas non plus ce mot (il utilise l expression plus générale de «définitions plaisantes»), c est l humour qui tantôt joue le rôle de cache-misère, lorsque le verbicruciste ne peut éviter des chevilles, tantôt donne du piquant à son propos. Comment, en effet, éluder «la présence dans une grille de groupes scandaleusement privés de sens, voire [ ] strictement imprononçables»? D où le recours à des subterfuges tels que: Chef de gare (2 lettres) = GA, Ému et bouleversé (3 lettres) = EUM, N y touchez pas, il est brisé! (4 lettres) = SVAE, VSEA, AEVS, etc., ou encore Mettrait sa culotte à l endroit (8 lettres) = TREBOGAD Mais le plaisir des mots croisés réside surtout dans l invention puis le décryptage de définitions ingénieuses et/ou spirituelles. Perec rappelle les plus célèbres, notamment: Emplit les lavabos et vide les baignoires (8 lettres) = ENTRACTE 11 et Du vieux avec du neuf (12 lettres) = NONAGÉNAIRES, dont le seul défaut est évidemment qu «elles ne peuvent plus resservir», puisque tout le monde les connaît. Les mots les plus courts exigent, si l on veut sortir des sentiers battus, la même ingéniosité et la même originalité. Perec en fournit un exemple étourdissant en proposant 28 définitions de IO, dont la plupart font référence à la prêtresse d Héra aimée et métamorphosée par Zeus dans la mythologie grecque (N a pas aimé sa nouvelle robe, Si elle avait été espagnole elle aurait massacré le français, Aurait pu faire carrière dans un beuglant, etc.). Les grilles insolubles, c est-à-dire «dont on ne trouve pas une seule définition», sont précisément celles dont l auteur a recouru à des «définitions déconcertantes» parfois aussi à des mots trop rares. Les 349 grilles qui forment l essentiel de l ouvrage constituent une bonne mise en application des principes édictés par l écrivain. Elles sont de taille très variable: la plus petite aligne 5 cases sur 5, la plus grande 15 sur 15. Les plus nombreuses sont de 9 sur 9 ou de 10 sur 10. Perec essaie de réduire au minimum les cases noires. On notera cependant que les trois grilles «blanches» 346, 347 et 348 (qui comporte 225 cases) sont en fait incomplètes ou inachevées. Quant aux définitions, elles correspondent presque toujours aux exigences formulées dans les Considérations. Il arrive bien à Perec de tomber dans la facilité en recourant à des définitions du premier degré, par exemple: Négation (2 lettres) = NI 69
ou Note (2 lettres) = UT. Mais il présente nombre de chevilles avec esprit: De quoi faire l âne (3 lettres) = AEN, Initiales d un homme qui aimait plus les milanaises que le gratin dauphinois (2 lettres) = HB 12, Edgar qui naît (3 lettres) = EDG, ou encore On lui a coupé la tête mais ça ne l empêche pas de rigoler (5 lettres) = ILARE. Et la plupart de ses définitions dignes de ce nom cultivent avec art l ambivalence, témoignent d une vaste culture et constituent un régal pour le lecteur, qui a parfois du mal, au demeurant, à les décrypter, voire à les comprendre sur-le-champ. En voici quelques exemples, choisis parmi cent autres: Ses soldats ne sont généralement pas des bleus (3 lettres) = ONU, Le plus célèbre des saints de la Méditerranée (4 lettres) = TROP, Aurait pu être siamois, mais est persan (4 lettres) = SHAH, Ce n est pas sa fille qui jouait (5 lettres) = EULER, Est allé aux Folies-Bergère longtemps après avoir fait l Olympia (5 lettres) = MANET, Est-ce que Plutarque l est dans ses vies parallèles? (9 lettres) = EUCLIDIEN, L un des plus célèbres s appelle Marcel, mais il ne le dit pratiquement jamais (9 lettres) = NARRATEUR, Fut la première à lire les «Mémoires» de Chateaubriand (9 lettres) = POSTÉRITÉ, Aurait pu être une héroïne des «Mandarins» (10 lettres) = CLÉMENTINE, Les champions du Ring (11 lettres) = NIEBELUNGEN, et enfin Idéal pour avoir un pied-à-terre (13 lettres) = REZ-DE-CHAUSSÉE 13 On ne s étonnera pas que Georges Perec passe, aux yeux des amateurs de mots croisés avertis, pour l un des meilleurs verbicrucistes que l on ait connus. Il figure d ailleurs en bonne place parmi ceux que mentionnent les sites télématiques voués à ce jeu 14. Comme ses autres livres, celui-ci d un type particulier puisqu il se présente, on l a vu, sous la forme d un recueil élaboré par un critique séduit par son intelligence, son humour, voire sa fantaisie. Nous le conseillons vivement à nos amis lecteurs. Ils auront plaisir à décrypter à leur tour les énigmes d un sphinx, dont le regard, aussi bienveillant que malicieux, sur la photographie faunesque figurant en première de couverture, prouve à qui en douterait que, contrairement à son antique prédécesseur, il était tout à fait inoffensif. Alain ATTALI 70 Digressions
Notes 1.On appelle «verbicruciste» ou «mots-croisiste» (terme très peu usité) celui qui fabrique des grilles de mots croisés, et «cruciverbiste» celui qui essaie de les décrypter. Dans les années trente, alors que la vogue des mots croisés se répandait en France, on employait aussi respectivement les termes de «Sphinx» et d «Œdipe», qui, comme le remarque Georges Perec, donnent à ce divertissement des résonances psychanalytiques. 2. Texte dans lequel l auteur s est astreint à ne faire figurer que des mots dépourvus d une certaine lettre. Georges Perec a proposé d appeler «liponomie» le procédé littéraire qui consiste à écrire un texte en proscrivant tel ou tel terme, par exemple un roman d amour sans nul emploi du mot «amour». 3. Sigle, c est-à-dire en l occurrence suite d initiales, que l on prononce comme un mot ordinaire, sans l épeler, comme par exemple UNESCO = «United nations educational scientific and cultural organization», ou SIDA = «syndrome d immuno-déficience acquise». 4. Paul Fournel, écrivain et actuel président de l Oulipo, «Ma journée au collège de Hampstead», Le Monde des livres, vendredi 21 décembre 2007. 5. Dans son sens général, un graphe est un dessin appliqué aux sciences. D après le site télématique www-leibniz.imag.fr, «un graphe est une structure très simple puisqu il est constitué d un ensemble de sommets et d une famille de liens (orientés ou non), appelés arêtes ou arcs, entre certains couples de sommets. Un graphe non-orienté peut-être utilisé pour modéliser des relations de conflits entre individus ou objets. Un graphe orienté représente typiquement un réseau de communication, ou encore des relations de domination non-réciproque entre personnes, etc.» Quant à la théorie des graphes, elle «présente des liens évidents avec l algèbre, la topologie, et d autres domaines de la combinatoire. On trouve des applications de la théorie des graphes - et souvent aussi la motivation de nouveaux problèmes - en informatique, recherche opérationnelle, théorie des jeux, théorie de la décision.» 6. Le PDG des éditions P.O.L. est Paul Otchakovsky-Laurens, qui les a fondées en 1983, d où son choix de ce sigle. 7. Le Point, L Arc, Le Cabinet d amateur, Politique Hebdo, La Quinzaine littéraire, etc. 8. À ne pas confondre avec la syllepse grammaticale, qui n est pas une figure de rhétorique et qui est un accord selon le sens et non selon les règles syntaxiques (par exemple: «la plupart s en vont»). 9. Un exemple canonique est le troisième de ces vers prononcés par Pyrrhus dans l Andromaque de Racine: Je souffre tous les maux que j ai faits devant Troie: Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé, Brûlé de plus de feux que je n en allumai On définit aussi la syllepse de sens par la rencontre d isotopies, c est-à-dire de catégories de signification concurrentes (en l occurrence la passion et la guerre), dont la permanence donne sens au texte. Dans le même ordre d idées, la polysémie est la faculté pour un élément de s intégrer à des isotopies différentes (par exemple le mot «feux»). 10. Un exemple parmi tant d autres: à un gentilhomme fâché avec la grammaire qui lui disait un jour: «Je vous écrirai demain sans faute», Rivarol répliqua: «Mais non, ne vous gênez pas: écrivez-moi comme à l ordinaire». 11. Cette définition est due à Renée David, qui créa en 1926 une publication hebdomadaire intitulée Le Journal des mots croisés et des jeux de société, et non à Tristan Bernard, à qui on l attribue souvent. Il est vrai que l on ne prête qu aux riches, puisque l humoriste, auteur de nombreuses grilles, a trouvé des perles telles que Garde-barrière joyeuse (8 lettres) = VICTOIRE (car «la Victoire en chantant nous ouvre la barrière» ). 12. On aura reconnu Henri Beyle, alias Stendhal. Le substantif milanaises ne comporte pas de majuscule initiale, car, dans un souci de cohérence, Perec a joué sur le nom des plats «à la milanaise», c est-à-dire panés à l œuf et frits à l huile ou au beurre. 13. On se souvient que, dans le cas des mots composés, les traits d union sont escamotés et n occupent donc aucune case. 14. C est le cas de cruci.com 71