ADO EN EXIL René Mouysset
Chapitre 1 Lueur tremblante. Véronique. Elle a seize ans pour toujours dans la tête de Grégory. Lueur troublante, fragile, mais fidèle, en dépit de capricieuses éclipses. Vive et douce à la fois, piquée comme une étoile solitaire, sur fond de ciel hermétique et noir, lorsqu elle apparaît dans sa nuit. Hors du temps, Grégory - aujourd hui vingt ans - sait que se tiennent le ciel et l enfer. Et c est de làbas, hors du temps, qu il revient, lui, précisément. Là-bas, où l enfer a prévalu, muré, tenace, désespérant. Là-bas, il n y a pas d horizon pour y promener le regard. Il n y a pas d ouverture, sauf dans ces trop rares instants, éclairés par le souvenir fugace du visage de Véronique. Une lueur, un visage sacralisé par l interminable attente de l aurore, au bout d une interminable nuit de plus de trente-six mois! Un jour enfin, elle se met à poindre comme au bout d un étouffant tunnel, la lumière de la vraie vie d ici-bas! Là où ne se tiennent vraiment ni le ciel ni l enfer. Un jour enfin, de longs mois après le procès et la condamnation, Grégory se met à l entrevoir cette lueur du vrai jour de dehors! Alors, tout se met à bouger dans sa tête, comme poussé par un ferment oublié, celui de la vie. Mais alors aussi il connaît une peur nouvelle et la tentation de rester terré, pour tenter de se défendre
encore et encore contre la réalité. Heureusement, Véronique, sans le savoir, tire doucement Grégory, par un fil invisible, aussi fragile que précieux, et le ramène à la lumière. Le ramène ou le mène à la lumière? Grégory n a-t-il pas vécu, expérimenté ou connu, davantage les marges et l illusion que la réalité? Ce ne sera donc pas un retour. Ce sera une naissance ou rien. Une naissance ou la mort plus ou moins lente. Grégory craint autant la réalité qu il souhaite la vérité. C est le moment ou jamais : il va écrire à Véronique, tout de suite, pour lui fixer le rendezvous de la dernière chance et sortir de la honte.
Chapitre 2 «Salut Véro! Et bon dimanche! «Tu dois être surprise par ma lettre. Je m étonne moi-même. Je t écris un peu comme je me jetterais à l eau, sans savoir nager, pour t obliger pratiquement à me sauver. Pour te pousser ensuite à me demander pourquoi? Pour que je sois enfin obligé de t expliquer. Pourquoi trois années et plus de silence et sans se revoir, alors que toi et moi, mine de rien, même si cela restait marginal, c était si beau! Unique! «Pourtant, des filles, j en ai connu. Trop sans doute. Mais les ai-je vraiment connues? Non. Pourtant, tu es la seule avec qui, d une certaine façon, il ne se soit rien passé. Tu vois de quoi je parle? Mais paradoxalement, tu es la seule qui m ait marqué. La seule qui soit revenue à mon esprit avec bonheur. Tu es celle qui me réconcilie avec le monde féminin, avec le monde tout court. «Je parle là comme un vétéran qui rédigerait ses mémoires, alors que j ai à peine vingt ans, même pas un an de plus que toi! Peut-être parce qu il m arrive parfois de me sentir vieux. «Ce que j ai vécu, surtout après que je t aie perdue de vue, et même déjà alors que je te connaissais m a tellement malmené, retourné, raboté, brûlé, que je me suis souvent demandé si j allais pouvoir m en remettre. Aujourd hui, grâce à toi peut-être, je pense que oui. Mais depuis peu, en
vérité. Surtout depuis que le destin t a placée, toi et tes parents, de nouveau sur mon chemin. C est-àdire : depuis hier, même si ce n était pas tout à fait dû au hasard «Alors, il m est revenu en tête ce que m a souvent répété un ami adulte : ne perds pas de vue le bonheur, et ne désespère jamais, où que tu sois, où que tu en sois! Le bonheur, c est ton destin! «Hier, c était comme si on s était fait la bise pour la première fois. Comme si cette simple bise était même la première de ma vie entre toi et moi. «Cette nuit, après avoir tardé à m endormir, j ai rêvé de toi. Je me suis réveillé tôt ce matin, impatient de te revoir! Il y a quelques mois, quelques semaines, j aurais été effrayé de ce qui m arrive et me chavire. Et ce matin, je me sens léger comme un papillon! J ai envie de chanter, je crois bien que je t aime! Je ne te l ai jamais dit et, là, je te l écris. J espère bien être en mesure et capable j ai appris que c était important de le répéter avec des mots à entendre, sortis de ma propre bouche, un jour «Un jour, mais pas tout de suite. «Pas tout de suite, parce que l ombre de ces dernières années, celles qui t ont tenue éloignée de moi, doit être éclairée, même si, comme me le dit encore mon ami adulte, la vérité, c est mission impossible. Mission impossible, mais chemin de vie, ajoute-t-il.
«Il y a ce que j aimerais savoir de toi, mais il y a d abord et surtout ce que je dois t avouer sur moi. C est de cela qu il s agit avant tout. C est de cela que je veux te parler. C est pour cela que je me suis jeté à l eau. J attends de toi que tu m aides à te raconter tout de vive voix! «Votre attitude d hier, tes parents et toi, me laisse entendre que vous n avez pas appris ce qui, heureusement loin d ici et il y a environ trois ans, a malheureusement défrayé chez nous la chronique locale comme on dit. De fait, il me semble aussi qu un siècle nous a déparés. «Mais j ai un pressentiment : quand je t aurai tout raconté, répondu à toutes tes questions, il ne se sera rien passé. Tout ce qui était resté entre parenthèses se sera évanoui. C est en tout cas ce que je voudrais, ce que j espère. «En ce moment, sûr que tu dors encore! «Je vais moi-même déposer la lettre directement dans la boîte de tes parents et je téléphonerai en fin de matinée pour m assurer que tu vas bien trouver et lire ma lettre. «À cette après-midi, Véro - c est ce que j espère très fort - vers quatorze heures, à l endroit que tu sais...»