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Transcription:

Discours de la Directrice générale de l UNESCO Irina Bokova, à l occasion de la cérémonie de nomination de Serge et Beate Klarsfeld en qualité d Ambassadeurs honoraires et Envoyés spéciaux de l UNESCO pour l enseignement de l histoire de l Holocauste et la prévention du génocide UNESCO, le 26 octobre 2015 Chère Beate Klarsfeld, Cher Serge Klarsfeld, Cher Arno Klarsfeld, Monsieur le Président de la Conférence générale, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, Monsieur Eric de Rothschild, Excellences, Mesdames et Messieurs, Distingués invités, C est une grande émotion de vous accueillir dans la maison de la paix, ici à l UNESCO, pour cette cérémonie très spéciale. Lorsque je vous ai proposé, chers Beate et Serge Klarsfeld, de devenir Ambassadeurs honoraires et envoyés spéciaux de l UNESCO, j avais dit que vous formez un couple indissociable. Pour des millions de citoyens en France, en Allemagne et dans le monde entier, qui vous admirent et vous respectent, vous êtes d abord «les Klarsfeld». Ils reconnaissent en vous presque des membres de leur famille, parce que vous avez fait bien davantage que de «rendre justice» vous avez rendu un nom, un visage, une histoire singulière à celles et ceux qu on a voulu effacer de la surface de la terre. DG/2015/190 original: français

Votre histoire personnelle incarne, depuis plus d un demi-siècle, le destin de l Europe. Elle incarne une aspiration fondamentale à la paix, à la vérité, à la réconciliation. Beate, militante des droits de l homme, qui saura aider l Allemagne à s extirper de son passé, à prendre la voie de la transparence et de la justice. Serge, historien, avocat, brisant de lourds tabous, accompagnera la France sur la voie de la reconnaissance et de la responsabilité. Vous avez mené ensemble cette œuvre colossale, non par esprit de vengeance, mais par volonté de justice, et pour faire en sorte «que la société se porte mieux», et c est pourquoi tant de gens s y reconnaissent. De votre action découlent quasiment toutes les étapes qui auront permis de mettre à jour les réalités complexes de la Shoah au cours de ces dernières décennies. Vous êtes l une des sources de notre mémoire collective. Vous l avez fait en suivant une méthode constante, en rappelant que derrière les formules générales sur «les nazis et leurs collaborateurs», derrière les mots «Shoah», «Holocauste», il y a des histoires individuelles, chaque fois uniques, qu il faut raconter. Il y a des victimes, il y a des bourreaux, dans leur parcours singulier, et il faut citer leurs noms. Il faut citer Ernst Achenbach, ancien haut responsable nazi en France, député au Bundestag, prétendant à un poste de commissaire européen, que vous démasquez. Il faut citer Kurt Lichka, l un des principaux responsables de la Gestapo en France, que vous allez conduire en prison, après avoir tenté de l enlever en 1971. Il sera condamné après des années de procédure avec Herbert Hagen et Ernst Heirichsohn lors du procès de Cologne. DG/2015/19026/10/2015 - Page 2

Il faut citer Maurice Papon, René Bousquet, Jean Leguay, Paul Touvier. Il faut citer Klaus Barbie, le «boucher de Lyon», responsable entre autres du meurtre des 44 enfants juifs de la Maison d Izieu et de leurs 6 éducateurs. Personne parmi les élites françaises et allemandes, ne pouvait ignorer leurs noms, et ce qu ils avaient fait. Et pourtant, personne ne voulait parler. Briser le silence vous aura couté très cher : vous avez connu la prison, vous avez échappé à des attentats. Vous irez en Bolivie, au Paraguay, en Jordanie pour traquer les responsables de la mise à mort du peuple juif. Vous irez jusqu en Syrie pour retrouver la trace d Alois Brunner, l homme directement responsable de l arrestation à Nice du père de Serge, Arno Klarsfeld. Votre action mènera à la signature entre la France et l Allemagne de la convention sur les crimes de guerre en 1974. Elle mènera à la création de la Commission Mattéoli et de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, pour la reconnaissance et la réparation de ces crimes. Elle mènera aussi à la création de l Association des fils et filles de déportés juifs de France, dont certains sont parmi nous ce matin, et que je salue. Ce travail de justice, c est là votre grande force, repose sur le recours systématique aux données vérifiables, sur le souci permanent, quasi mathématique, de l exactitude implacable des faits historiques. Vous avez ressorti et publié les listes de noms, les documents administratifs, les papiers. Par la recherche historique, vous administrez la preuve incontestable du crime. DG/2015/190 - Page 3

Devant la solidité des dossiers d accusation que vous avez déposés, la justice ne pouvait plus se taire. Vous êtes ensemble les auteurs d une Œuvre titanesque par le nombre de ces archives mettant en lumière la souffrance endurée par les Juifs de France. Du Mémorial de la Déportation à la Shoah en France et ses quatre volumes, en passant par Adieu les Enfants, et aux dizaines de titres écrits ou publiés, votre travail rend à chacune de ces vies perdues une place dans la mémoire des hommes. Aux six millions d individus assassinés parce que Juifs. Aux petits prisonniers des camps du Loiret, arrachés à leurs parents, transportés vers Drancy. Aux familles parquées au Vel D'Hiv, à Compiègne et décimées dans les chambres à gaz de Birkenau. Aux rescapés dont on n a pas voulu entendre la voix, et qui ont disparu dans le silence, et dans l oubli. Aux 76 000 Juifs déportés de France, qui grâce à vous ont leur nom gravé dans la pierre blanche du Mémorial de la Shoah, à Paris, qui est l aboutissement de votre travail, et un lieu de recueillement pour les familles. Avec une même rigueur, vous avez su rendre aux Justes la place qui leur est due, et mis en lumière les résistances à tous les niveaux de la société française. Vous nous avez montré que l homme est capable du pire comme du meilleur et que, dans les plus extrêmes circonstances, certains savent faire le choix de l honneur. A ce travail d une rigueur incomparable s ajoute un effort de communication pour secouer les consciences, y compris par le scandale, comme cette gifle de Beate au DG/2015/19026/10/2015 - Page 4

Chancelier allemand Kurt Georg Kiesinger, ancien responsable de la propagande hitlérienne. Cet héritage vous permet de poser un regard lucide sur la montée des racismes, de l antisémitisme aujourd hui. Et je crois que c est justement votre approche, centrée sur les destinées individuelles d hommes et de femmes, qui est utile aujourd hui et qui permet à des millions de jeunes de s approprier cette histoire, de se demander ce qu ils auraient fait dans les mêmes circonstances, et que faire maintenant, face à la montée de la haine. C est la raison pour laquelle j ai souhaité vous nommer Ambassadeurs honoraires et envoyés spéciaux de l UNESCO pour l'enseignement de l'histoire de l'holocauste et la prévention du génocide. En vous confiant cette tâche, j ai une pensée particulière pour Mr Samuel Pisar, qui nous a quittés cette année. Permettez-moi de saluer sa mémoire et son engagement pour l humanité. Sam Pisar était revenu de l enfer d Auschwitz et s était fixé pour mission d éclairer les vivants, avec une passion pour la vie, une espérance hors du commun. Il avait mis son expérience au service de l UNESCO, et nous ne l oublierons jamais Vous êtes, Beate et Serge, vous aussi, depuis longtemps, des compagnons de route de l UNESCO, notamment dans le cadre du Projet Aladin, que vous soutenez, pour le dialogue et la connaissance de l histoire. L humanisme que vous incarnez est au cœur des valeurs qui guident notre action pour que l histoire de la Shoah soit mieux enseignée. L UNESCO s engage auprès des Etats, partout dans le monde, pour former les enseignants, intégrer l histoire de l holocauste dans les programmes éducatifs, avec nos partenaires, le Mémorial de la Shoah dont je veux saluer les équipes qui font DG/2015/190 - Page 5

un travail remarquable, comme le Musée Mémorial de l Holocauste des Etats Unis et Yad Vashem. Nous le faisons pour donner aux jeunes les moyens de s opposer à ceux qui exploitent l ignorance et la peur. Nous le faisons pour construire les défenses contre l extrémisme, contre la radicalisation, contre les nouvelles formes d antisémitisme. Issus d une génération née dans la violence et les persécutions, vous avez choisi d incarner une espérance positive, et de répondre par l intelligence, par la générosité, par la justice, pour que la société, puisse avancer plus sereinement, plus consciente, plus libre. J ai le sentiment qu ensemble nous allons bien travailler. DG/2015/19026/10/2015 - Page 6