Réflexions de l'avocat belge sur l'expertise transfrontalière décrétée en France

Documents pareils
Une saisie européenne des avoirs bancaires Éléments de procédure

COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES LIVRE VERT

Siréas asbl Service International de Recherche, d Education et d Action Sociale

Cour de cassation de Belgique

PROTOCOLE. Entre le Barreau de Paris, le Tribunal de Commerce et le Greffe. Le Barreau de Paris, représenté par son Bâtonnier en exercice,

Numéro du rôle : 4767 et Arrêt n 53/2010 du 6 mai 2010 A R R E T

1. La rupture unilatérale La rupture de commun accord 14

FICHE N 8 - LES ACTIONS EN RECOUVREMENT DES CHARGES DE COPROPRIETE

ARTICLE 90 DU DECRET DU 19 DECEMBRE 1991 MODIFIE

CEDH FRANGY c. FRANCE DU 1 ER FEVRIER 2005

Numéros du rôle : 4381, 4425 et Arrêt n 137/2008 du 21 octobre 2008 A R R E T

La chambre du conseil de la Cour d'appel du Grand-Duché de Luxembourg a rendu le douze février deux mille quatorze l'arrêt qui suit:

Commentaire. Décision n /178 QPC du 29 septembre 2011 M. Michael C. et autre

R E P U B L I Q U E F R A N C A I S E

La Carpa, outil d auto-régulation de la profession d avocat et de lutte contre le blanchiment d argent

RAPPORT DE STAGE ET RÉSUMÉ

Numéro du rôle : Arrêt n 167/2014 du 13 novembre 2014 A R R E T

Procédure pénale. Thèmes abordés : Procédure par contumace/ Nouvelle procédure par défaut

BELGIQUE. Mise à jour de la contribution de novembre 2005

Décrets, arrêtés, circulaires

PROCEDURES DE DIVORCE

de la commune organisatrice ou bénéficiaire, ci-après dénommée «société de transports en commun bénéficiaire». Par dérogation aux dispositions de

La situation du fonctionnaire ou agent en poste en Belgique au regard du droit belge

BAREME INDICATIF DES HONORAIRES

Article 6. Absence de convention apparente de mini-trial

Audience publique de la Cour de cassation du Grand-Duché de Luxembourg du jeudi, premier décembre deux mille onze.

Table des matières. Sommaire... 5

LA DÉCISION D'URGENCE PROPOS INTRODUCTIFS

Cour d'appel de Bruxelles - Arrêt du 8 novembre

CONDITIONS GENERALES

Le stationnement irrégulier de véhicules appartenant à la communauté des gens du voyage.

L an deux mil quatorze Et le dix-huit mars

PROTECTION DES DROITS DU TRADUCTEUR ET DE L INTERPRETE

Numéro du rôle : Arrêt n 121/2002 du 3 juillet 2002 A R R E T

Comparaison de l expertise judiciaire au pénal et au civil

DES MEUBLES INCORPORELS

COUR DU TRAVAIL DE LIEGE Section de Liège. ARRÊT Audience publique du 17 décembre 2008 AH/SC

BENELUX ~ A 2004/4/11 COUR DE JUSTICE GERECHTSHOF. ARRET du 24 octobre En cause. Etat belge. contre. De La Fuente

La saisie-contrefaçon Présentation générale

Ce texte est une version provisoire. Seule la version qui sera publiée dans la Feuille officielle

VERONE. Cependant les sûretés sont régies par le Code Civil et le Code de Commerce.

Grands principes du droit du divorce

Le rôle du syndic. Introduction

NOTE DES AUTORITES FRANÇAISES

REPUBLIQUE FRANCAISE. Contentieux n A et A

Conditions générales Claim it

Numéro du rôle : Arrêt n 131/2011 du 14 juillet 2011 A R R E T

Les partenaires du projet EJE, qui réunit les organisations représentatives de la profession

OCTOBRE Editeur responsable Liliane Baudart Direction générale de l aide à la jeunesse Boulevard Léopold II, Bruxelles

La Lettre de la Conférence des Bâtonniers

la reconnaissance mutuelle en matière pénale

LOIS ET DECRETS PUBLIES DANS LA FEUILLE OFFICIELLE

CONSIDÉRATIONS SUR LA MISE EN ŒUVRE DES DÉCISIONS DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE

ACCORD ENTRE LA COMMISSION BANCAIRE ET LA BANQUE NATIONALE DE ROUMANIE

Quel cadre juridique pour les mesures d investigation informatique?

Loi n du 7 juillet 1993 relative à la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment de capitaux

REGIMES MATRIMONIAUX

CONVENTION CONCERNANT L ASSISTANCE ADMINISTRATIVE MUTUELLE EN MATIÈRE FISCALE

CONVENTION D UNIDROIT SUR LE CREDIT-BAIL INTERNATIONAL (Ottawa, le 28 mai 1988)

CONVENTION ENTRE LA REPUBLIQUE FRANCAISE ET LE ROYAUME DU MAROC RELATIVE AU STATUT DES PERSONNES ET DE LA FAMILLE ET A LA COOPERATION JUDICIAIRE

Aff 3958 Mutuelle Eovi Usmar services et soins c/ Centre hospitalier de Roanne (Renvoi du TA de Lyon)

OFFICE BENELUX DE LA PROPRIETE INTELLECTUELLE. DECISION en matière d OPPOSITION Nº du 04 avril 2013

LA RECONNAISSANCE DES PROCÉDURES COLLECTIVES OUVERTES DANS LES ÉTATS MEMBRES DANS LE RÈGLEMENT 1346/2000

LA NOUVELLE LEGISLATION BELGE RELATIVE AUX PARIS SPORTIFS

Arrêt du 14 juillet 2010 IIe Cour des plaintes

Décrets, arrêtés, circulaires

Prestations de nettoyage et d entretien des locaux, y compris la vitrerie de la Maison des Services Publics (MSP)

Loi fédérale sur l agrément et la surveillance des réviseurs

REPUBLIQUE FRANCAISE AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

PROTOCOLE DE LA COUR DE JUSTICE DE L UNION AFRICAINE

LA VIOLATION DU SECRET : LE RÔLE DU BÂTONNIER

Janvier La notion de blanchiment

Loi fédérale sur l agrément et la surveillance des réviseurs

Extension de garantie Protection juridique

MARCHES PUBLICS à procédure adaptée et à tranches conditionnelles Article 28 du Code des marchés publics Article 72 du Code des Marchés publics

Concours d assurances (RC-TRC)

Conclusions de Madame l'avocat général Béatrice De Beaupuis

RECUEIL DE LEGISLATION. S o m m a i r e LUTTE CONTRE LE BLANCHIMENT ET CONTRE LE FINANCEMENT DU TERRORISME

CONTENTIEUX JUDICIAIRE DU PERMIS DE CONSTRUIRE

Groupe de travail. Renforcer la confiance mutuelle RAPPORT

Atelier A12. Gestion du contentieux de sinistre Quelles parties prenantes?

Feuillet récapitulatif Gestion des causes de niveau intermédiaire : droit criminal

La Faculté de Droit Virtuelle est la plate-forme pédagogique de la Faculté de Droit de Lyon

L accueil. des gens du voyage. direction générale de l Urbanisme de l Habitat et de la Construction LOI DU 5 JUILLET 2000

Procès-verbal de l Assemblée Générale Extraordinaire du 4 février 2012

5. Règlement de procédure et de preuve *+

BULLETIN OFFICIEL DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE

8. Exercice du Fonds. L année fiscale du Fonds se termine le 31 décembre de chaque année et n excédera pas 12 mois.

TABLE DES MATIÈRES 581. Chapitre I. La cause des femmes 9. Chapitre II. De la Cause au Sujet des femmes : le volcan et le fond 19

AUTORISATION D OUVERTURE DE COMPTE D ÉPARGNE POUR UN MINEUR

CONSEIL D'ETAT statuant au contentieux N RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. UNION NATIONALE DES ASSOCIATIONS DE SANTÉ A DOMICILE et autre

NOTICE D INFORMATION

Numéro du rôle : Arrêt n 136/2008 du 21 octobre 2008 A R R E T

Délibération n du 27 septembre 2010

Introduction. Une infraction est un comportement interdit par la loi pénale et sanctionné d une peine prévue par celle-ci. (1)

Circulaire de la DACG n CRIM 08-01/G1 du 3 janvier 2008 relative au secret de la défense nationale NOR : JUSD C

LOI ORGANIQUE N DU 10 JUILLET 1998 PORTANT ORGANISATION ET FONCTIONNEMENT DE LA COUR DES COMPTES.

Numéro du rôle : Arrêt n 181/2005 du 7 décembre 2005 A R R E T

Transcription:

Réflexions de l'avocat belge sur l'expertise transfrontalière décrétée en France par Maître Paul MUYLAERT Avocat au Barreau de Bruxelles a. Observations préalables sur le plan du droit européen Le recours à l expertise judiciaire fait fréquemment l objet d une procédure de référé. Il s agit d une mesure conservatoire et provisoire réglée actuellement par l article 35 du Règlement Européen (n 1215/2012) du 12 décembre 2012. L article 35 stipule : «Les mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d un Etat membre peuvent être demandées aux juridictions de cet Etat, même si les juridictions d un autre Etat membre sont compétentes pour connaître du fond». Le Règlement Européen stipule également en son article 39 : «Une décision rendue dans un Etat membre et qui est exécutoire dans cet Etat membre jouit de la force exécutoire dans les autres Etats membres sans qu une déclaration constatant la force exécutoire soit nécessaire». A cela, il faut ajouter que l adage «le criminel tient le civil en Etat» ne peut être invoqué pour surseoir à statuer dans la mesure où on considère généralement que seul le juge du fond doit céder la priorité au juge pénal.

La multiplicité d expertises dans le cadre d une instruction pénale et dans le cadre d une mesure conservatoire apparait donc possible mais pose de nombreuses questions d une part sur le plan du respect du contradictoire et d autre part sur le droit à «l égalité des armes» lorsque ce ne sont pas les mêmes parties impliquées dans les diverses expertises. La jurisprudence européenne (Cour européenne des droits de l homme) a rappelé à plusieurs reprises que les règles du procès équitable s appliquent également à l expertise judiciaire, notamment le respect du principe du contradictoire. Ceci implique que toute partie doit pouvoir prendre connaissance de toute pièce, ce qui, dans les expertises techniques peut par ailleurs poser des difficultés de traduction. Plus généralement, le principe du «droit de la défense» devra être respecté. Il s agit là de principes européens. Si, en vertu du Règlement Européen, la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires constitue aujourd hui la pierre angulaire de la coopération judiciaire au sein de l Union Européenne, il n y a cependant pas de principe de reconnaissance mutuelle de la valeur probante des rapports d expertise entre les différents Etats de l Union Européenne. Ceci suppose bien évidemment que les divers pays s accordent sur la valeur juridique des expertises techniques. Cela suppose également que les divers pays acceptent les règles procédurales en vigueur dans les divers Etats membres. b. Le non-respect du droit à «l égalité des armes» Dans la mesure où certaines parties ont eu accès au rapport d expertise technique dans le cadre de l instruction pénale, alors que d autres parties impliquées dans la procédure civile n ont pas eu accès à ces documents, il apparait que le principe du «procès équitable» n est plus respecté. - 2 -

Ceci est de nature à affecter la valeur probante des expertises décrétées par le juge d instruction dans la mesure où le principe du contradictoire n est pas respecté. Ceci pose également le souhait de rendre l expertise décrétée par le juge d instruction contradictoire à l égard de toute partie ayant un intérêt (assuré et assureur). A cet égard, il faut rappeler l évolution de la jurisprudence européenne sur l expertise contradictoire dans le domaine pénal. Une expertise technique devrait impliquer même au stade de l instruction toutes les parties ayant un intérêt à la procédure donc aussi bien assureurs et assurés. Ceci s impose d autant plus qu un conflit d intérêts peut surgir entre un assuré et un assureur et que ce dernier doit néanmoins assurer la défense des intérêts civils. La réticence des juges d instruction à rendre l expertise totalement contradictoire au niveau du stade de l instruction s explique sans doute par la crainte d une «délégation de pouvoirs». Cette considération n est pas pertinente dans les questions techniques particulièrement complexes. Traditionnellement, la jurisprudence européenne avait considéré que le caractère contradictoire d une expertise n était pas compatible dans le cadre d une instruction pénale qui constitue la phase préalable parce que l autonomie de la volonté des parties n aurait pas été compatible avec l application du contradictoire dans la phase d instruction pénale, une nouvelle évolution est cependant apparue. En Belgique, la Cour constitutionnelle a considéré que le déroulement de l expertise peut avoir un caractère contradictoire dans le cours de l instruction. Il n y a pas, en principe, d obligation, cette considération est justifiée par le côté inquisitoire qui vise surtout les personnes physiques. Dans le domaine technique, cette considération ne parait pas s imposer. Il est cependant évident qu une expertise non contradictoire aura moins de valeur devant le juge du fond. En principe, la jurisprudence européenne considère que toute expertise ne doit pas être «inconditionnellement» contradictoire. - 3 -

Toutefois, si elle porte sur une question qui se confond avec un élément que doit trancher le juge du fond et dont ce dernier n a pas seul la maîtrise, l expertise doit être contradictoire. Par ailleurs, dès lors qu une expertise est contradictoire au pénal (au stade de l instruction), rien ne s oppose à ce que le juge civil saisi dans le cadre d une mesure conservatoire désigne les mêmes experts. Il y a donc un avantage considérable et un gain de temps. Il est possible, en Belgique, d ordonner une expertise contradictoire au stade de l instruction et ce, selon les règles du Code de procédure civile (Code Judiciaire) sauf si cela porte atteinte à l efficacité de l instruction ou à la présomption d innocence. La Cour d Appel de Gand (chambre des mises en accusation) a déjà ordonné au juge d instruction d organiser une expertise conformément aux règles du Code de procédure civile (Code Judiciaire en Belgique). Il ne fait pas de doute qu une partie occupe une position dominante dans la procédure lorsqu elle a accès à des données pertinentes à l exclusion d autres parties et que ces éléments peuvent exercer une influence importante sur l appréciation du juge du fond. Cette différence de traitement est une violation du droit à un procès équitable. L égalité des armes n est plus respectée et il appartient dans ce cas au juge du fond de rétablir ce déséquilibre. Dans le domaine de l expertise technique, le secret de l instruction ne peut constituer un obstacle à la connaissance des preuves par toute partie intéressée. Il appartient donc au juge national de veiller au respect de garantie prévu à l article 6 de la convention européenne des droits de l homme et particulièrement le droit à l égalité des armes. - 4 -

- 5 -