Petit-déjeuner débat du 26 novembre 2014

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2014 Contact : htanguy@ykems.com Industries de commodités Nouvelle géographie de la croissance après le boom chinois : Fondamentaux stratégiques de la rentabilité et nouveaux business models Petit-déjeuner débat du 26 novembre 2014 Avec la participation de : Pascal Juéry Membre du Comité Exécutif de Solvay Jean-Pierre Ponssard Directeur de recherche émérite au CNRS Hervé Tanguy Fondateur et Directeur Général d YKems Si les industries de commodités ont bénéficié de la croissance asiatique, l apparition de nouveaux acteurs chinois rebat les cartes au plan mondial. Dans le même temps la géographie de la demande se redessine avec l essor annoncé de l Afrique, l Inde ou encore l Amérique du Sud. Quels seront les groupes les mieux placés pour en bénéficier, avec quels business models? Pascal Juéry est membre du Comité exécutif de Solvay. Il a démarré sa carrière à l'audit interne de Rhône-Poulenc en 1988, après une première expérience en Corée du Sud. Il a ensuite pris différentes responsabilités au sein de l activité Rhodia Novecare : Directeur Europe puis Directeur du segment Home & Personal Care au niveau mondial. En 2006, il est nommé Directeur des Achats de Rhodia. En 2008, il retourne aux États-Unis pour prendre la direction générale de Rhodia Novecare. Pascal Juéry rejoint le Comité exécutif de Rhodia en 2010. Après l acquisition de Rhodia par Solvay, il est nommé Président de Solvay Essential Chemicals. Il est membre du Comité exécutif de Solvay depuis le 1er janvier 2014. Pascal Juery est diplômé de l ESCP-Europe Jean-Pierre Ponssard est directeur de recherche émérite au CNRS et chercheur associé au CIRANO (Montréal). Ses travaux portent sur la stratégie d entreprise et la théorie des jeux. Il a été directeur du Laboratoire d Econométrie de 1999 à 2009 et professeur à l Ecole polytechnique de 1996 à 2011. En 2003 il a été le promoteur de la chaire EDF Développement Durable et, en 2005, des chaires Business Economics (DuPont, GDFSuez, Lafarge, Unilever) et Finance Durable et Investissement Responsable. En 1992, il a reçu la médaille d argent du CNRS et le prix du meilleur économiste industriel décerné par le Nouvel Economiste en 1992. Jean Pierre Ponssard est Ingénieur de l Ecole Polytechnique et titulaire d un Ph.D. de l Université de Stanford, Californie. Hervé Tanguy est directeur général d YKems. Ancien directeur de recherche en Economie Industrielle à l Ecole Polytechnique et à l INRA, il est spécialisé en stratégie concurrentielle dans le secteur des commodités (matériaux de construction, mine, chimie, matières premières agricoles ). Depuis 2001, il se consacre entièrement à la direction et au développement d YKems et intervient comme expert auprès des directions générales : stratégie concurrentielle et choix d investissement, acquisitions/cessions, formation des prix dans les marchés de commodités, organisation d entreprise et conception de systèmes de planification stratégique et financière. Hervé Tanguy est Ingénieur et Docteur en Economie Managériale de l Ecole Polytechnique Page 1

2014 Compte-rendu des échanges «Géographie de la croissance et fondamentaux de la rentabilité» : un thème ambitieux qui soulève de nombreuses questions. Jusqu où faut-il modifier son empreinte géographique quand des actifs durables sont localisés dans le monde occidental? Faut-il se rapprocher des clients pour inventer de nouveaux business models et que signifie «décommoditiser» le produit? Faut-il s intégrer dans le trading? Faut-il jouer le jeu de la financiarisation? Faut-il investir en R&D dans des nouveaux process ou substituts qui menacent le business historique? Faut-il investir en croissance organique, acquérir de nouveaux actifs ou a contrario en vendre certains et si oui lesquels? Cette première conférence vise à signaler et partager les pistes de réflexion aujourd hui ouvertes sur ces questions, en confrontant les enseignements tirés de l évolution de l industrie des commodités sur les trente dernières années aux nouveaux cadres conceptuels d analyse apportés par l Economie Industrielle. Trois thèmes ont été abordés à cette occasion : Fondamentaux des stratégies de développement dans les pays en croissance. Intégration verticale, une nécessité dans ce nouveau contexte? Réglementation, son impact croissant sur les questions d innovation dans les produits et process. 1. Fondamentaux des stratégies de développement dans les pays en croissance par Hervé Tanguy L analyse stratégique moderne formalise la concurrence en distinguant le jeu sur l investissement dans des capacités de production, du jeu sur les prix et volumes à capacités données. On observe fréquemment sur les marchés en croissance des courses à l investissement en capacité suivies d une alternance entre guerres de prix et périodes de stabilisation de parts de marchés. De cette dynamique cyclique pourrait résulter une rentabilité moyenne acceptable tant que les bonnes années compensent les mauvaises. L analyse stratégique fournit cependant des moyens permettant de tirer parti des caractéristiques des industries de commodités pour ne pas se résigner à subir cette mécanique. Un double jeu de concurrence : sur l investissement et sur le marché Caractéristiques économiques des commodités Les commodités sont des produits standardisés pour lesquels l effet de marque est faible voire inexistant : le critère majeur d arbitrage des clients est donc le prix. Industries fortement capitalistiques avec des coûts cash largement inférieurs aux coûts complets, la rentabilité ex post y est fortement dépendante des taux d utilisation (et donc de la bonne anticipation des équilibres offre/demande). Les barrières à l entrée sont élevées, qu elles soient capitalistiques (capacité de financement), naturelles (contrôle de gisements rares) ou technologiques (procédés industriels). Symétriquement, les barrières à la sortie sont élevées (coût de fermeture des usines en fin de vie). La pré-emption, success story stratégique dans un marché en croissance - Une première option consiste à construire d emblée une position plus importante que ses concurrents dans le périmètre où s exerce la concurrence. Ayant ainsi créé, par la combinaison d investissements greenfields et d acquisitions une asymétrie de parts de marché entre les joueurs, le leader aura de fait une position lui permettant de maintenir la pression sur les prix pour dissuader de nouveaux investissements (concurrents ou nouveaux entrants). Il bénéficiera en effet d économies d échelle et de réseau lui permettant d investir plus vite et plus gros que les autres pour préempter la croissance et conforter sa position grâce à la croissance naturelle rapide du taux d utilisation de ses nouvelles capacités et pourra acheter les concurrents renonçant à investir à une valeur n intégrant pas celle de la croissance de leurs propres marchés. Grâce à ces efforts initiaux, si une phase de fléchissement et de stabilisation de la demande succède à la croissance, le marché sera alors consolidé, alimenté par un nombre restreint de producteurs dans un contexte de fort recul des investissements nécessaires et de l appétit général à installer de nouvelles capacités, ce qui permettra la hausse des prix venant rémunérer cette trajectoire audacieuse. La stratégie volume x prix du leader sera clé pour éviter l exercice d une concurrence destructrice de valeur. Page 2

Acquisition, free riding D autres stratégies sont envisageables : ainsi les groupes développent souvent leur réseau par acquisition de firmes entières. Ces dynamiques de cessions/acquisitions majeures créent cependant des cycles financiers pour l industrie qui leur sont parfois fatals. Autre cas de figure, dans certains métiers ou certaines zones géographiques, les petits acteurs peuvent free-rider sur le travail de consolidation du leader, tirant partie des améliorations de la structure de marché en étant moins exposés aux risques qu un leader, devenu vulnérable car trop gros et préférant laisser s éroder sa part de marché plutôt que riposter. Commodités locales vs mondiales, financiarisation des marchés et internationalisation des groupes Il importe de distinguer les commodités locales, dont les marchés sont géographiquement déterminés (fret élevé au regard de la valeur marchande comme le ciment), des commodités dites mondiales caractérisées par la séparation géographique entre zones de production et marchés (inégale répartition des ressources minières, zones de production agricoles etc.). Si les groupes industriels semblent mus par les mêmes logiques de création de capacités et d acquisitions qu il s agisse de marchés mondiaux ou locaux, deux évolutions majeures méritent d être signalées du fait de leur impact potentiel sur la rentabilité de leurs activités. En premier lieu, la financiarisation des marchés d un grand nombre de commodités «mondiales» a conduit au développement de marchés spots là où les contrats annuels ou pluriannuels de gré à gré étaient la norme. Les promoteurs de ces marchés mettent en avant les bénéfices du hedging qui devrait doper la demande et permettre une transparence accrue sur les prix fondamentaux. Les producteurs sont eux souvent inquiets et réticents à l idée d une telle transition et de l introduction d indices de prix. Le dernier rapport du Sénat américain pointe d ailleurs du doigt le jeu des banques s étant intégrées dans le stockage et la logistique physique, tirant parti de ces positions pour manipuler les cours et orienter leurs activités de trading financier. Au plan concurrentiel, la financiarisation peut favoriser l émergence de nouvelles capacités car les banques proposent des taux compétitifs aux investisseurs qui en échange s engagent dans des systèmes de couverture sur les prix pour tout ou partie de leur production, auprès des mêmes banques qui y réalisent alors des marges bien plus opaques (abaissement des barrières à l entrée). Par ailleurs, on assiste à une internationalisation accrue des groupes positionnés sur des commodités «régionales» comme c est le cas par exemple dans le secteur du ciment (fusion Lafarge Holcim, développement international de groupes comme CEMEX ou Votorantim). Outre la volonté de continuer à investir dans des zones en croissance et d avoir un portefeuille large (diversification des risques), il s agit de protéger la rentabilité de marchés locaux mûrs et structurés en maîtrisant les flux internationaux : si l activité des filiales de trading de ces groupes reste marginale en proportion de la production mondiale (et par rapport à ce qu on observe pour les commodités «mondiales»), elle permet néanmoins de capturer et rediriger les flux, évitant par exemple les risques de destruction de valeur générés par de fortes surcapacités locales, tout en permettant une meilleure gestion de l investissement capacitaire dans les régions déficitaires. Quelques enseignements historiques : le marché du ciment en Chine La croissance phénoménale du marché cimentier chinois sur les 20 dernières années s est traduite par un incrément annuel des capacités de production de 5 ou 6 fois la totalité de la production française. Le jeu ici était double : supplanter une industrie domestique obsolète car polluante et peu efficace et capter la croissance face à d autres groupes internationaux, des investisseurs locaux et de nouveaux groupes chinois issus des équipementiers. Si on adhère au modèle évoqué précédemment, il fallait ou bien se concentrer sur une petite sous-région, ou bien aller très vite. Cela étant, même en se focalisant sur des régions précises, Lafarge s est trouvé pris de vitesse face à des opérateurs chinois bénéficiant de faibles barrières à l entrée (coûts de construction très en deçà des standards habituels grâce aux équipementiers locaux et accès au financement facilité par les pouvoirs publics) alors même que le groupe s imposait des contraintes fortes (process d approbation très longs et normes contraignantes). Enfin, la stratégie de préemption de Lafarge s est heurtée au comportement mimétique des acteurs locaux, apparemment d autant plus incités à investir qu un leader international s intéressait à leur marché. Conclusion On retiendra in fine l importance de bien calibrer le dimensionnement et le timing d investissement au regard du comportement de la concurrence ainsi que la nécessité d apprécier la puissance des barrières à l entrée, qu elles soient financières ou relèvent de la propriété intellectuelle des process et de la capacité à instaurer les normes techniques correspondantes sur le marché (comme le démontre la success story de Kerneos sur le marché chinois des ciments alumineux). La capacité des acteurs à adapter leur business model face aux spécificités des zones en croissance est également clé : ainsi, le développement de l électricité en Afrique reposera probablement en partie sur la capacité des acteurs à proposer des systèmes décentralisés pour pallier le manque d infrastructures de réseau, avec de forts enjeux d innovation (compétitivité des énergies renouvelables, capacité de stockage ). Page 3

2. Intégration verticale, une nécessité? par Pascal Juéry Solvay : histoire d une dés-intégration verticale. En 1863, Ernest Solvay invente un nouveau procédé de synthèse du carbonate de soude, plus efficace que ceux détenus par les seuls grands verriers et dont Saint-Gobain était le leader. Ce nouveau procédé bouleverse le marché ; Solvay s internationalise et s implante en France seulement deux ans après la construction de sa première usine en Belgique puis dans tous les pays d Europe, en Russie et aux USA. Saint-Gobain mène alors une stratégie contrainte de désintégration, ferme ses usines et se fournit désormais chez Solvay. Le groupe Solvay Solvay gère historiquement beaucoup de commodités avec des approches essentiellement intégrées (ex : soda ash). Lors de la fusion avec Rhodia, de nouveaux maillons ont rejoint la chaîne : des activités intégrées (ex : polyamide), d autres davantage orientées vers la spécialité, moins intégrées (ex : tensio-actifs). Le groupe cherche aujourd hui à rééquilibrer son portefeuille d activités : si les grands pourvoyeurs de trésorerie comme le soda ash sont conservés, certaines chaînes sont en désinvestissement tandis que le développement des produits moins cycliques et moins intensifs en énergie est privilégié. Aujourd hui, l appareil industriel est calqué sur le modèle d origine intégrant matières premières et production : les sites des soudières sont installés à proximité des sources de calcaire, de sel et des axes de communication. Solvay s intègre également dans l énergie (cruciale). Certains verriers ont depuis initié des stratégies de ré intégration verticale suite à des difficultés de sourcing en prenant notamment des participations dans des unités de production à base de trona (carbonate de soude naturel, source la plus compétitive aujourd hui). Stratégie d intégration et choix de positionnement sur une chaîne de valeur complexe Un groupe chimique travaille sur des chaînes de valeur complexes avec le souci permanent d identifier les étapes clés à contrôler pour assurer la rentabilité de ses activités. La chaine intégrée du Polyamide 66 (PA66 ou nylon) est une excellente illustration de ces questions. La molécule clé dans la fabrication du PA66 se situant très en amont de la chaîne, DuPont (acteur historique du secteur ayant conclu un accord de licence pour l Europe avec Rhône Poulenc), s intègre en aval et développe ses débouchés sur les marchés du textile, de la moquette, des plastiques techniques etc. Il bénéficie en cela d une structure de l industrie favorable : conglomérats nationaux, clients captifs. La mondialisation a radicalement changé le jeu dès les années 90, les grands industriels se focalisant dès lors sur les métiers où ils pouvaient prétendre au top 3 mondial. Sur le PA66 comme sur d autres filières, Rhodia (ex Rhône Poulenc) puis Solvay font désormais face à une concurrence accrue et à des dynamiques de croissance très différentes de l amont à l aval des chaînes de valeur. Dès lors, il ne s agit plus de «pousser» la molécule amont mais de faire cohabiter une logique de commodité en amont (CAPEX élevés, enjeux de performance, 3 ou 4 usines qui suffisent à alimenter le marché mondial) et une logique de spécialités en aval avec peu de barrières à l entrée et des facteurs de succès tels l innovation, la proximité client, la création de marques etc.. Outre les difficultés d allocation des ressources (initialement dédiées à l amont capitalistique), il faut prioriser les choix de développement en aval et gérer des intérêts parfois divergents au sein de l organisation où s opposent des logiques court-terme en aval et la vision long-terme inhérente à l amont. Des erreurs qui coûtent cher La valeur d une intégration amont fortement capitalistique est d autant plus difficile à apprécier qu elle suppose des engagements de long terme dans un contexte mondial mouvant. Dans le cas des terres rares, s il y a 5 ans, l offre pléthorique de celles-ci n incitait pas à investir en amont, 2 ans plus tard, la pénurie de minerai générée par la mise en place de quotas d export par la Chine (visant à favoriser l émergence de champions nationaux intégrés) a conduit à une prise de conscience générale du caractère stratégique de cette matière première pour un grand nombre d industries. Cela a suscité de nombreux projets d intégration amont dans le monde entier et des engagements de CAPEX substantiels. Aujourd hui, l abaissement des contraintes chinoises met en péril la survie des acteurs qui ont investi à l époque. Ainsi, Solvay s est progressivement désintégré du textile pour ne garder que les plastiques, puis a séparé le management de la chaîne de valeur entre l amont, producteur de PA66, et l aval qui dorénavant n est plus l exutoire d une chaîne intégrée mais un acteur à part entière avec ce que cela suppose en termes de capacité à se diversifier et à innover. Reste à trouver le bon équilibrage entre maximisation de la valeur en aval et optimisation de l outil industriel amont. Conclusion Dans une industrie intégrée comme l industrie chimique, 2 notions sont essentielles : le profit pool de la chaîne de valeur et la distribution de ce profit sur les acteurs pour voir où et comment s impliquer. Dans un contexte rendu mouvant par la mondialisation, l agilité stratégique est devenue un impératif et le positionnement à adopter sur la chaîne de valeur doit être questionné régulièrement pour préserver et accroître la valeur. Page 4

3. Impact des réglementations sur les industries de commodités - par Jean-Pierre Ponssard Carbone intensives, les industries de commodités (acier, ciment, aluminium, soude, papier ) sont naturellement parmi les premières à être impactées par les réglementations environnementales à la fois directement, à travers les marchés de permis, et indirectement, du fait (i) des réglementations touchant les secteurs avals, (ii) d un antagonisme entre politiques environnementales et politiques antitrust. Impact direct en amont Sur la base d un niveau acceptable d émission de gaz à effet de serre défini par les climatologues, les économistes ont conçu des marchés de permis où les industriels peuvent s échanger des droits d émission (achats et ventes), ce mécanisme visant à réduire globalement les émissions en priorisant les sites pour lesquels cela représente un coût faible. Les asymétries entre politiques nationales se sont traduites par un développement inégal de ces marchés sur la planète : l Europe s engage la première en 2003, la Californie et le Québec en 2014, plus récemment certains pays longtemps réfractaires comme la Chine ; a contrario, l Australie a récemment fait marche arrière. Or la compétitivité des sites nationaux est affectée par les différents prix du carbone qui restent pour l instant hétérogènes et peu prévisibles (l Europe a connu des prix allant de 30 /t à moins de 5 /t). Cette hétérogénéité des prix, compensée par des méthodes également hétérogènes de distribution gratuite de droits d émission, distord les compétitivités relatives, altérant les parts de marché et les décisions d investissements à long terme. Impact indirect sur l aval : opportunités offertes par une approche «win win» sur l ensemble de la filière? Comme le décrit l hypothèse de Porter 1, il peut exister des effets positifs à la réglementation environnementale : certaines formes de réglementation offrent des opportunités aux industriels pour améliorer leurs positions concurrentielles, leurs compétitivités, leurs profits, notamment à travers l innovation. Une première illustration est celle du développement du HDS (silice hautement dispersible) par Rhodia, qui, utilisé dans la fabrication des pneus, permet d en réduire les frottements et d économiser jusqu à 7% de carburant. En aval, Michelin a pu produire des pneus «verts» en avance sur la politique environnementale (longévité et sécurité accrues), mieux valorisés que les pneus classiques. Les effets de ces lois sont cependant moins évidents dans d autres secteurs comme par exemple la construction : si le ciment ou encore l acier sont directement impactés, l éparpillement des acteurs en aval et l absence de prescripteurs importants de bonnes pratiques, l hétérogénéité des réglementations nationales et la durée des cycles de renouvellement rendent difficile la valorisation des efforts consentis en amont et l appréciation de l effet des lois environnementales. Une nécessité accrue de cohérence entre lois anti trust et environnementales Les réglementations environnementales et les lois anti trust 2 peuvent influencer, stabiliser ou déstabiliser les cycles fragiles auxquels sont soumis les marchés de commodités de par leurs effets parfois antagonistes (cf. figure 1). Ainsi, en Europe, les subventions accordées aux énergies renouvelables jointes aux mesures anti-trust sur l ouverture à la concurrence des marchés de l électricité ont eu pour conséquence le développement de surcapacités pénalisantes pour les acteurs en place. A contrario, la lutte pour la reconstitution de la couche d ozone a été un succès du fait du cadre réglementaire concrétisé par le protocole de Montréal. La coopération entre les industriels et les agences de régulation a permis ce succès en définissant les mesures efficaces de limitation des émissions de chloro-fluorocarbures (CFC), En conclusion, on retiendra la nécessité de progresser vers une meilleure intégration des enjeux industriels, concurrentiels et environnementaux dans la définition des politiques réglementaires, avec un focus particulier sur le périmètre Figure 1 - Cycles des marchés de commodités environnemental. d application de ces lois sous peine de créer des situations à la fois destructrices de valeur pour l industrie et inefficaces au plan 1 Michael Porter est célèbre dans les milieux du management pour son analyse de la façon dont une entreprise peut obtenir un avantage concurrentiel en maîtrisant mieux que ses concurrents les 5 forces qui structurent son environnement concurrentiel. Il est aussi connu pour son «hypothèse» relative à l impact de la réglementation environnementale sur les entreprises. 2 Les lois anti-trust régissent les opérations d acquisitions, de fusions et de manière générale, la concurrence sur les marchés (surveillance des positions dominantes etc.). Elles se sont affermies au cours des 15 dernières années : la Commission Européenne et la SEC ont notamment œuvré en faveur de la systématisation des poursuites judiciaires et de l augmentation des amendes. Page 5

Questions/Réponses Q : Sentez-vous une prise de conscience de la singularité des marchés de commodité par rapport aux autres marchés chez les acteurs institutionnels nationaux ou transnationaux? JPP : Les instances de décision et réglementation raisonnent et décident avec malheureusement peu de communication entre elles. En réponse, on a souvent l exemple d industriels, isolés, qui tentent de faire valoir leur singularité en vain. Ces mêmes industriels tendent à s inscrire dans une démarche de lobbying, malheureusement pas toujours constructive. Cependant quelques approches et décisions sectorielles ont été couronnées de succès comme la réglementation sur les CFC par exemple. PJ Les normes de plus en plus sévères sont bénéfiques en cela qu elles favorisent l innovation et créent des opportunités industrielles. Malheureusement, le cadre de la pensée réglementaire s appuie sur des schémas dépassés et une segmentation géographique obsolète. Les industriels plaident pour un level playing field global, mais lorsque l asymétrie de réglementation crée des distorsions de compétitivité, cela devient problématique. Q : On ne peut plus lancer des investissements sur des pures considérations économiques ou réglementaires. Les facteurs politiques et géopolitiques ne sont-ils pas (devenus) les premiers déterminants du succès d un investissement (ex : investissement avant printemps arabe, terres rares chinoises, photovoltaïque chinois)? HT & PJ : On est obligé d analyser des risques pays, de diversifier le portefeuille d actifs et espérer de ne pas jouer de malchance. Dans le cas des terres rares, la volonté politique du monde occidental d investir dans ses propres gisements et outils d extraction pour ne plus dépendre de la Chine a disparu devant la réalité économique. En effet, lorsque le cours des terres rares était à son plus haut niveau on tenait ce discours, maintenant que la bulle a éclaté, ce n est plus le cas. On soulève une question intéressante : le politique répond-il à l économique ou inversement? Dans le cas de la Chine et des panneaux PV, on voit bien qu ils ont pleinement profité des ambitions et réglementations européennes. Une décision d investissement est-elle avant tout dictée par la politique du pays où l on investit ou du marché cible? Difficile de se fier aux variations des politiques, et d ailleurs les investissements sont repartis dans le PV. Q : Quelles stratégies percevez-vous dans la montée en puissance du trading de commodités? HT : On peut distinguer plusieurs schémas : Des groupes mondiaux (e.g. BHP Billiton) présents sur plusieurs commodités : ils investissent et essayent d être dans le premier tiers de la cost curve, produisent au maximum de leurs capacités et restructurent leurs portefeuilles si la rentabilité de certaines activités est insuffisante. Ils se positionnement clairement en faveur du développement des marchés spot, de la financiarisation, de la création de produits dérivés et d indices. Ils prônent également la transparence (souhaitent se dédouaner de toute accusation de manipulation des cours), comme vecteur de fluidité puisque leur business model repose sur un grand nombre de mouvements financiers (cessions et acquisitions entre autres). Leurs organisations et process sont systématisés et éprouvés. Des traders qui se sont développés avec la financiarisation des marchés, ont investi dans la logistique et ont cherché l intégration verticale (e.g. Glencore-Xstrata). Des groupes mono-commodité, acteurs sur des petits marchés mondiaux en situation d oligopole. Le coût de leurs produits ne représente qu une fraction négligeable des coûts des clients finaux, ce qui les écarte de la zone de préoccupation de ces derniers. Ils en profitent et maintiennent le cap. Des groupes internationaux mono-commodité (e.g. dans le ciment), tiraillés entre la gestion de leur portefeuille géographique et la tentation de «décommoditiser», d aller vers l aval, de faire de la R&D, différencier les produits et s intégrer dans la distribution. Ces modèles risquent d ailleurs de s affronter dans la fusion Lafarge-Holcim. On note enfin que certains groupes se désinvestissent des commodités pour s orienter plutôt vers des secteurs aval, espérant bénéficier plus largement de la croissance des marchés finaux. Contact : htanguy@ykems.com Page 6