UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE V 0433 CONCEPTS ET LANGAGES Laboratoire de recherche : Institut de recherche en musicologie, UMR 8223 T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline/ Spécialité : Musicologie Présentée et soutenue par : Irina KIRCHBERG le : 24 mai 2014 Pour une approche sociomusicologique des processus de création musicale «Faire la musique» en natation synchronisée Sous la direction de : Monsieur François MADURELL Madame Hyacinthe RAVET JURY: Monsieur Nicolas DONIN Monsieur Michel DUCHESNEAU Monsieur François MADURELL Monsieur Bruno PÉQUIGNOT Madame Hyacinthe RAVET Professeur des universités, Université Paris-Sorbonne MCF, HDR, Université Paris-Sorbonne Responsable d étude, IRCAM Professeur des universités, Université de Montréal. Professeur des universités, Université Paris-Sorbonne Professeur des universités, Université Sorbonne Nouvelle MCF, HDR, Université Paris-Sorbonne
Huit paires de jambes jaillissant de l eau simultanément et scandant des mouvements identiques au rythme fulgurant d une musique entraînante. Voilà ce que l on retient généralement des ballets de natation synchronisée que proposent les retransmissions télévisées d épreuves sportives internationales. Alors que les journalistes et les spectateurs témoignent de leur émerveillement face à ces réalisations, on pourrait légitimement s interroger sur la teneur musicale, entre collages, arrangements et compositions inédites, de ces manifestations sportives. Ce faisant on découvrirait qu un compositeur, Jean-Michel Collet, collabore depuis 1996, avec l équipe de France de natation synchronisée. Une série de questions se poserait alors : pourquoi un musicien travaille-t-il avec cette équipe? Comment des entraîneures et un musicien arrivent-ils à collaborer ensemble? Sur la base de quels critères (musicaux et/ou sportifs) ces acteurs arrivent-ils à coordonner leurs actions pour créer une musique de ballet? Comment les acteurs font-ils les musiques de ballets dans le cadre de la compétition sportive? En somme, comment analyser les processus de création musicale en natation synchronisée? Le croisement des perspectives tracées par les sociologues interactionnistes et de nos analyses musicales ont permis de répondre à ces questions. Nous avons éclairé l émergence de certaines des caractéristiques stylistiques de ces musiques en plongeant au cœur des mondes (Becker, 1988) de la natation synchronisée (traversée de tensions historiques quant à sa légitimité sportive), en cernant les rôles investis par chacun des multiples acteurs engagés dans ces processus de création (entraîneures, musicien, juges, spectateurs) et en saisissant les conventions (tant dans leurs dimensions pratiques que symboliques) qui permettent, ou non, à ces individus faire la musique ensemble. Tels sont les axes de réflexion que nous avons explorés en réalisant une analyse documentaire (Bardin, 1993) des règlements nationaux autant qu internationaux de cette discipline et en dépouillant de plus de 230 articles de presse parus depuis 1996 dans Natation magazine 1. L observation de compétitions internationales et la réalisation d entretiens d explicitation (Vermersch, 2006) et de remise en situation par les traces matérielles (Theureau et Donin, 2005, 2008 ; Theureau, 2010) avec l ensemble du staff de l équipe de 1 Natation Magazine est un mensuel publié par la Fédération Française de Natation.
France sont également venues enrichir notre matériau d analyse. La reconstitution et l utilisation de certains éléments du corpus génétique du ballet Le Vent nous ont permis de cartographier les relations entre ces acteurs, d établir la part de responsabilité de chacun d entre eux dans les modifications successives des musiques de ballet en devenir et de mettre en regard les évolutions chorégraphiques et musicales lors des processus créateurs. Cette thèse montre tout d abord que la synchronisation dont ces sportives font la démonstration et que les éléments saillants dans les chorégraphies sont en germe dans les musiques de ballet. Il s avère que la texture sonore des musiques de natation synchronisée, et plus particulièrement les choix d orchestration opérés lors de la production de ces musiques, répondent aux exigences d un «entendre sportif» altéré par la géographie et l acoustique de ces lieux de création particuliers (Chapitre 3). Les caractéristiques stylistiques de ces musiques de ballet trouvent également leur source dans les rouages conventionnels d une façon d «écouter la musique par geste» développée et entretenue au sein de ces équipes sportives. Cette «oreille socialisée» (Robert, 2013), servant d étalon de mesure aux qualités du matériau sonore et visant à une mise en scène musicale du corps, occupe ainsi une grande part de responsabilité dans ces processus créateurs (Chapitre 4). Néanmoins, les enjeux de cette écoute musicale partagée dépassent le cadre de la seule synchronisation sportive pour déborder sur le plan des interactions sociales. S il s agit, pour les entraîneures et le musicien de mettre en relief auditivement la conformité réglementaire de la temporalité des figures, leur puissance, leur caractère acrobatique ou artistique à partir d associations musichorégraphiques conventionnelles à l indéniable portée symbolique, c est que les acteurs de ce monde sportif veulent rendre leur écoute notoire (Szendy, 2001) afin de «faire entendre» aux juges les qualités sportives des équipes en compétition (Chapitre 5). Cette première conclusion permet d établir le constat suivant : cherchant à obtenir les meilleurs résultats techniques et artistiques possibles, les entraîneures et le musicien prennent leurs décisions musicales en fonction des attentes des spectateurs et des juges. Les entraîneurs s attachent alors à «gratifier l oreille» des publics de ces rencontres internationales en mobilisant toutes les ressources et tous les outils techniques de composition à leur disposition. Ces acteurs portent alors leur attention sur l équilibre des différents collages qu ils réalisent, cherchent à diversifier les citations musicales qu ils emploient et à lier l ensemble en un tout cohérent (Chapitre 6). Cependant, au croisement d un «vouloir» et du «devoir», entre les «rêves» artistiques et les «obligations» sportives, nos analyses font état des concessions
auxquelles les acteurs sont contraints, face à la domination symbolique de groupes de juges dont l appréciation expose les équipes au discrédit sportif (Chapitre 7). Ces tensions ne se limitent pas aux rapports entre les juges et les entraîneures. Malgré leur objectif commun (faire une musique de ballet), les entraîneures et le musicien doivent arriver à dépasser leurs différences. Alors que les entraîneures font état des contraintes inhérentes à leur discipline (acoustique sous-marine, durée imposées des épreuves) pour justifier leurs exigences musicales, le musicien leur oppose son «oreille musicale» (faite de règles harmoniques, d homogénéité stylistique, de cohérence de l orchestration). Dans ce cadre comment peser sur les choix musicaux de la partie adverse? Entre un rapport intuitif-sportif à la musique pour les premières et une approche savante-musicologique pour le second, nous montrons que les interactions, parfois conflictuelles, entre ces acteurs, prennent la forme de négociations, de compromis et passent parfois par l emploi d une autorité sportive, technique ou musicale (Chapitre 8). Entre le régime de l art et celui du métier (Buscatto, 2004, Perrenoud, 2007, 2012), Jean-Michel Collet mobilise alors un registre vocationnel valorisant l «accomplissement de soi» auquel il parvient (Sapiro, 2007) mais fait également état du «sale boulot» (Hughes, 1996) qui lui incombe parfois (Chapitre 9). Dans la lignée des travaux réalisés à partir du concept de «monde» (Becker, 1988) nous constatons au cours de cette thèse la richesse de la participation concrète au processus de création d une variété d acteurs a priori insoupçonnée (musicien, entraîneures, conseillers techniques de la fédération française de natation, juges et spectateurs). Les frontières entre les catégories idéal-typiques d activité «de renfort» et d activité «cardinale» proposées par Howard Becker se alors trouvent brouillées dans ce cadre sportif. Qui est/sont les auteurs des musiques de ballet? Dans quelles actions s engagent-ils lorsqu ils font ces musiques? Quels sont les étapes d un devenir-œuvre (Esquenazi, 2007)? Plus qu un processus compositionnel individuel, nous avons bien observé un processus de création musicale collectif que la seule analyse en termes de maîtrise technique de savoirs musicologiques, de détournement ou d exploration de savoir-faire compositionnels, n aurait pas suffi à expliquer. Notre analyse musicologique, conçue dans le sillage de la critique génétique, a puisé toute sa «densité» (Geertz, 1998) dans notre volonté de rendre justice à cette «créativité partagée» (Ravet, 2015) et, ce faisant, a permis de faire état d un processus
de création artistique inscrit dans un cadre sportif et néanmoins spécifiquement «musical», tant dans son organisation pratique que dans ses enjeux esthétiques et sociaux.