Penser la langue Intervention Jean-Michel LE BAIL, IEN V1 Stage école Renan + PEMF, janvier-février 2011 Il est stupéfiant qu on ait pu si longtemps situer [l enseignement de l orthographe] en dehors de sa place naturelle, l enseignement de la langue maternelle, dont il n est qu un complément.. Nina Catach (1978) L orthographe résulte d un choix entre plusieurs systèmes Ne nous trompons pas, il s agit d un stage ambitieux, puisqu il est question rien de moins que de réfléchir sur les pratiques de l enseignement de l orthographe, pour les faire évoluer. C est-à-dire sortir de l idée que l orthographe se réduirait à l enseignement programmé d un ensemble de règles très conséquent - auquel vient s adjoindre un ensemble d exception tout aussi conséquent ou qu elle ne renverrait de fait qu à l usage. Renoncer à l idée selon laquelle l élève pourrait être «bon» en orthographe presque de façon naturelle, par imprégnation visuelle, sans qu à aucun moment, il ne soit amené à réfléchir sur les régularités et les irrégularités de la langue. Que se passe-t-il pour l élève de CP, de CE1, qui commence à découvrir le système orthographique de sa langue maternelle? On peut probablement faire une analogie avec l apprentissage de la lecture puisque l élève dans les premiers mois de ces apprentissages peut être tenté de croire que la transcription phonologique de la chaîne parlée observe une totale régularité. Pendant un moment il peut garder l illusion, en apprenant/comprenant que le son [an] correspond à un a nasalisé, on, à un o nasalisé. Mais très vite il va devoir renoncer lorsqu il rencontre le son [oi]* 1 ou le son [ou] dont la transcription par deux voyelles est de pure convention et traduit simplement le fait que 26 lettres ne peuvent suffire à transcrire l ensemble des 36 phonèmes de base* présents dans la langue française. Rappelons en passant que ce n est pas le cas du finnois. De même, en Allemagne, l exercice de dictée n existe pas, grâce à une réforme de l orthographe menée en son temps. En France, on se dit parfois que l on perd un temps précieux à écrire convenablement (littéralement orthographier), et ce aux dépens d autres matières peut-être plus importantes. C est le point de vue défendu par certains qui continuent à penser que «l orthographe est la science des ânes» ou qu elle doit pour pouvoir être enseignée être préalablement réformée. Ces points de vue ne sauraient évidemment être les nôtres. Car apprendre à orthographier, c est nécessairement s interroger sur la langue française qui est le plus souvent pour les élèves leur langue maternelle et qui ne se réduit pas, loin s en faut, à un outil fonctionnel - sinon ne pourrait-on pas se contenter d écrire en texto. Travailler sur l orthographe, c est non seulement s interroger sur le fonctionnement, les mécanismes qui sont étroitement liées à l histoire de notre langue, mais aussi à ses affinités et ses rencontres avec d autres systèmes linguistiques, régionaux ou autres. C est donc développer des capacités de réflexion et d analyse qui pourront, lorsqu elles seront maîtrisées, être transférées dans d autres domaines. Travailler sur l orthographe, c est donc nécessairement prendre du recul sur la langue, sur le passage de l oral à l écrit, c est déjà se situer dans l ordre du méta-cognitif. Définition de l orthographe d après Nina Catach (L orthographe, PUF, 1988). L orthographe est la manière d écrire les sons ou les mots d une langue, en conformité : d une part avec le système de transcription graphique adopté à une époque donnée, d autre part suivant certains rapports établis avec les autres sous-systèmes de la langue (morphologie, syntaxe, lexique). 1 On remarquera au passage que l ajout d une lettre peut modifier (ou non) le son : oir, oil, oin, mais oit (il doit)
L orthographe est un choix entre ces différentes considérations, plus ou moins réglé par des lois ou des conventions diverses. Les sons et le(s) sens On sait aujourd hui que l on peut distinguer plusieurs manières de transcrire les unités linguistiques : - le système logographique : un signe pour un mot (chinois) - l écriture syllabaire (égyptien, japonais, coréen) - l écriture consonantique (hébreu) - l écriture alphabétique : un nombre limité de signes pour écrire la possibilité d une infinité de mots. L unité linguistique est le phonème. Dans l idéal : à un phonème, correspondrait un graphème. C est ce qu on appelle orthographe transparente. L anglais et le français sont d excellents exemples de ce que l on appelle l orthographe opaque. Exemple : pour transcrire le phonème [s], j ai le choix en français entre s (sac), ss (passé), c (ici), ç (leçon), sc (piscine), t (addition), x (six, dix) : soit sept graphèmes pour un phonème. Le français ne relève du système d écriture alphabétique que comme principe dominant. En réalité il est gouverné (Cogis) à la fois par des principes phonographiques (sons) et des principes sémiographiques (sens). Exemple :Des poids lourds. Le s de lourd et le s de pois n ont pas la même valeur (marque du pluriel, marque lexicale) Il faut donc considérer la langue comme un pluri-système à 3 niveaux. - Premier niveau : système phonogrammique (phonèmes) - Deuxième niveau : système morphogrammique (morphèmes) - Troisième niveau : système logogrammique de différenciation des homophones. phonographique sémiographique Le s peut marquer aussi bien une valeur phonogrammique (une vis), logogrammique (pois # poids), une valeur morphogrammique (tu vis) La difficulté des chaînes d accord Pour les élèves, au-delà de la variabilité des règles, la complexité de l orthographe grammaticale repose souvent (on le voit notamment dans les résultats des évaluations) sur la difficulté à transcrire les chaînes d accord. La compétence sur les chaînes d accord va se construire très progressivement chez les élèves - Au CP, les élèves ne marquent le pluriel le plus souvent ni pour les noms ni pour les verbes ; - Au CE, ils utilisent le «s» pour les noms et les adjectifs mais aussi souvent pour les verbes. c est ce qu on appelle la surgénéralisation (phénomène courant y compris dans l apprentissage des langues étrangères) ;
- Ensuite, ils vont utiliser la flexion nt pour les verbes mais ils peuvent être tentés de l utiliser également pour les noms. La première catégorie que perçoit l enfant (et qui a un rapport étroit avec les apprentissages mathématiques), c est le nombre. Il trouve assez logique d ajouter quelque chose à un mot-objet si ces objets sont multiples, et cela dès la maternelle. Mais dans le système orthographique français, la plupart des marques morphologiques écrites du nombre ne se prononcent pas (contrairement à l anglais), ce qui complique l identification et produit un décalage entre la transcription de la langue et la façon dont elle est entendue. En français, d une certaine manière, on est obligé pour pouvoir la transcrire correctement de «penser la langue». Le «chantier» des accords en nombre On observe clairement cette difficulté dès que l on se situe dans la production d écrit ; il est en effet très difficile pour les élèves de produire un écrit de qualité du point de vue de la structuration du récit et en même temps de gérer les contraintes orthographiques. Surtout si l on ajoute à cette difficulté le fait que certains mots en français peuvent avoir plusieurs statuts : porte, vis (nom, verbe) Il y a souvent rupture de la chaîne d accord lorsque par exemple un pronom vient s intercaler entre le sujet et le verbe. (Ils lui écrivent). La réflexion pédagogique qui doit être développée sur le constitution de phrases du jour doit par conséquent s appuyer sur une analyse lexico-grammaticale assez fouillée afin d identifier les nombreuses sources de confusion (erreurs) issues des différents sous systèmes. Rappelons au passage que les adultes continuent eux mêmes à se tromper fréquemment dès lors que le déterminant revêt un sens collectif, notamment lorsque le verbe est du premier groupe (accord par syllepse). L usage montre qu une lutte sémiologique existe entre le nom et le déterminant pour marquer l accord du verbe. La majorité des élèves de 6 ème aiment chanter dans la chorale. Mais : La plupart des parents «viennent?» à la réunion de rentrée. Une grande partie des parents vient Au point que l on finit par se demander si c est bien le nom qui détermine l accord du groupe verbal (ou le déterminant). Cette question (importante) n est pas totalement réglée par les apports de la recherche (Manesse, Cogis). Elle renvoie de fait à la valeur sémantique du déterminant : Il mange des œufs Il ne mange pas d œufs (s il n en mange pas, pourquoi sont-ils au pluriel?) Il y a des chemises dans ce magasin Il n y a pas de chemise dans ce magasin. (donc s il y en avait, il n y en aurait qu une?). Questions que l on retrouve également au CM dans le pluriel des noms composés : Des abat-jour. Des sèche-linge Mais Des ouvre-bouteilles, des tire-bouchons Ces quelques exemples pour montrer que derrière l orthographe, il y a (toujours) du sens.
La question du codage des balles d accord présentée dans l ouvrage de D. Cogis est elle-même complexe puisqu elle fait intervenir souvent plusieurs groupes nominaux / groupes verbaux dans la même phrase. Un carré est un rectangle qui a ses quatre côtés égaux. O O O O O O O O O O Les enfants rentrent au village et voient un chien qui O O O O O O aboie O A cette complexité didactique vient s ajouter la contrainte pédagogique de devoir réguler les échanges entre les élèves; il ne saurait être question en la matière de les laisser débattre entre eux de la validité des hypothèses émises. L enseignant est là pour guider, relancer, étayer. De même le processus inductif qui amène les élèves à valider tel ou tel choix entre les sous-systèmes de la langue doit nécessairement, pour être formateur, aboutir à des processus de généralisation / différenciation (c est comme pour le féminin, mais la différence, c est que ), à la rédaction collective d une règle d orthographe ou de grammaire, avec les attributs stylistiques qui sont les siens. (précision, concision ). La question qui se pose à la fin du processus est de savoir si les élèves ne seraient pas capables, à partir d une règle relativement simple (a # à), de construire eux-mêmes une (ou des) phrase(s) du jour, ce qui serait la preuve de leur capacité à problématiser les notions orthographiques et grammaticales (au sens de transformer les notions en problèmes). Démarches : Phonologie + marques différentielles (ex : vin ; vins / vain ; vains / vint / vingt ; vingts) Analyse logique (nature et fonction) Chaînes d accord en nombre Chaînes d accord en genre Règles d accord (participe passé avoir et être) Conjugaisons (règles) Ponctuation. Jean-Michel LE BAIL IEN Valence 1
Phonèmes de base : Voyelle (vocalique) Semi-voyelle (semi-vocalique) Consonnes (consonnantique) - a - oi - p, pp - â (châle) - oin - b, bb - e (chemin) - ill (paille), y, ï - t,th (thé) - é - d, dd - è, ai, ei - c, cu (cueillir), qu, k - o, au, eau - g, gu - ô - f, ff - u - v, w (wagon) - eu (pneu) - s, ss, c, ç, t (nation), x - ou (six) - an, en - z, s (rose), -x + voy - in (pin), ein, (deux arbres) - un (brun) - x (axe) - on - x (exact) - ch - j, ge (geai) - l, ll - r, rr - m, mm - n, nn - gn (agneau) + gn (diagnostic) + pn (pneu) Logogrammes de forte fréquence A / à Ancre / encre Car / quart Ce / se Ces / ses / c est / s est Champ / chant Compte / conte / comte Cou / coup Cours / court / cour Cygne / signe De / deux Dent / dans / d en Des / dès Faim / fin Foi / fois La / là Mètre / maître Mot / maux Non / nom On / ont Or / hors Ou / où Pain / pin Pêcher / péché Point / poing Pois / poids Porc / port Raisonner / résonner Sain / saint / sein Sans / cent / sang Saut / sot / sceau / seau Si / ci / scie Son / sont Sur / sûr Temps / tant / taon Tente / tante Vain / vin / vingt / vint / vainc Ver / verre / vers / vert / vair Voie / vois-voit-voient / voix
Sources, bibliographie CANUT, Emanuelle. Apprentissage du langage oral et accès à l écrit. SCEREN-CRDP. 2006 CATACH, N. L orthographe, PUF, 2008 (1978) COGIS, D. Pour enseigner et apprendre l orthographe Mémoire de CAFIPEMF, Stéphanie Riou.