ENJEUX DE L'EAU EN ESPAGNE et autour de la Méditerranée

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Transcription:

Cafés Géographiques de Toulouse Café géographique du 18 Décembre 2002 à Toulouse ENJEUX DE L'EAU EN ESPAGNE et autour de la Méditerranée Débat introduit et animé par Frédérique BLOT (Université de Toulouse-Le Mirail) Le «Développement durable» est un nouvel enjeu pour la gestion des cours d eau : quels rapports entre société et hydrosystèmes peuvent-ils être suscités en Espagne, exemplaire des pays méditerranéens, par sa politique de l eau? INTRODUCTION L'Espagne, exemple méditerranéen. Notre rencontre avec le "terrain" espagnol a été marquée par les conflits qui apparaissent tout particulièrement au sujet du recours à des aménagements toujours plus importants, comme la construction de barrages, le détournement de cours d'eau pour l alimentation d autres bassins versants ou encore le dessalement d eau de mer, afin de remédier aux problèmes de l eau. Ainsi, les aménagements considérés comme nécessaires pour pérenniser le fonctionnement de systèmes de distribution d eau et leur développement ne font pas l unanimité et sont l objet de vives critiques et manifestations. Ce fut le cas par exemple lors de la grande marche européenne (marche bleue) partie de Catalogne, en passant par la Vallée de l'ebre, puis par la France (concernée par le projet de transfert Rhône/Catalogne) pour rejoindre Bruxelles en septembre 2001, au nom du «Développement Durable», pour une nouvelle culture de l eau. Ces manifestations de grande ampleur mettent en évidence des changements de positions de la société en matière de gestion de l eau. Un des aspects les plus inquiétants à l aube du XXIème siècle est de voir que les phénomènes hydroclimatiques extrêmes concernent la grande majorité des pays, y compris en zone tempérée, ceci en grande Les Cafés Géographiques www.cafe-geo.net

2 partie parce que les besoins de tous ont augmenté et que les aménagements en place ne permettent pas de répondre à des demandes diversifiées et croissantes. " L évolution démographique, l éventualité de changements climatiques, l accroissement des pollutions locales et diffuses résultant de différentes insouciances, l occurrence récurrente de phénomènes paroxysmiques, la multiplicité des acteurs concernés par ses nombreux usages sont autant de sources de conflits majeurs centrés sur la maîtrise de l eau.» 1 Ceci d autant plus dans les pays méditerranéens où la plus forte demande en eau (pour les végétaux et pour le tourisme) coïncide avec la période d étiage des cours d eau. Comme le signale le Plan Bleu, «les demandes ont globalement augmenté de 60% au cours du dernier quart de siècle». Ainsi, «au rythme prévisible de la croissance démographique, très peu des pays du Sud méditerranéen ne disposeront, en 2025, de ressources supérieures aux 500 m3 par habitant et par an en moyenne considérés comme minimum vital. Les politiques volontaires de protection de la nature, notamment de conservation des zones humides et de réservation de débits, pourraient faire croître la part des eaux naturelles à exclure des ressources exploitables» [et d ajouter] «Par ailleurs, l hypothèse d une instabilité à l avenir des ressources en eau sous l effet de changements de climat ne peut être éludée.» 2 L Espagne, pays européen qui compte le plus grand nombre de barrages, constitue un exemple méditerranéen. Avant tout, parce qu elle présente des problématiques communes en matière de «disponibilités en eau à court et long terme», «de capacité de renouvellement de la ressource», mais aussi en terme de choix techniques et «de conflits potentiels» liés à la fois aux problématiques et aux solutions proposées pour résoudre les problèmes de l eau. Définies par les experts du Plan Bleu, les problématiques méditerranéennes relatives à l eau se subdivisent en 2 groupes, Nord et Sud, eux-mêmes divisés en deux suivant les enjeux rencontrés : Groupe 1 : ressources suffisantes et pressions relativement modérées Groupe 2 : ressources suffisantes et pressions plus fortes, surtout caractérisé par une carence dans la gestion de l eau Groupe 3 : ressources peu abondantes et fortes pressions, risque de pénurie en cas de sécheresse, nécessité d économiser l eau et de recourir à des sources non conventionnelles d approvisionnement compte tenu des prévisions pour 2025 Groupe 4 : situation limite de rupture dès les premières années du XXI s., difficile et sujette à des aléas politiques, dépendance à peu près totale vis-à-vis des ressources non renouvelables et non conventionnelles. 1 Michel VAUCLIN, Philippe ACKERER, Un programme de recherche fédérateur : le programme national de recherche en hydrologie, Atelier 1 de la Conférence internationale «eau et développement durable», PARIS, 19-20-21 mars 1998 ; http ://www.oieau.fr/ciedd/contributions/at1/contribution/1vauclin.htm 2 M. Ennabli, J. Margat, D. Vallée, 1998, Pour prévenir les crises de l eau en Méditerranée, priorité à une meilleure maîtrise des demandes, Atelier 2 de la Conférence internationale «eau et développement durable», PARIS, 19-20-21 Mars 1998 ; http ://www.oieau.fr/ciedd/contributions/at2/contribution/planble2.htm 2

3 Les transferts de bassin à bassin en Espagne. L Espagne du sud-est est classée dans le troisième groupe. A ce titre elle bénéficie déjà de ressources non conventionnelles : depuis 1979, elle dispose d un Canal de transfert de 292 km des eaux du Tage vers le Jucar puis le Segura, et ce type de solution est envisagé dans nombre de pays méditerranéens aujourd hui. L exemple du bassin du Segura, bassin considéré «déficitaire», est révélateur des problématiques précédemment évoquées. Avec 350 mm de précipitations moyennes dans l année, ce bassin commun aux provinces de Murcia, Alicante, Albacete et Almeria est une des régions les plus sèches de l Europe méditerranéenne. Ici l agriculture comme toutes les autres activités «dépendent étroitement de l eau, ce qui apparaît violemment dans le paysage où s opposent regadios et secanos, zones habitées en chapelets le long du fleuve ou du littoral et ancien cortijos en ruine de l arrière pays». 3 En 1975, lorsque Robert Hérin achève sa thèse, les eaux du Segura étaient déjà, comme il le souligne, «entièrement maîtrisées», compte tenu du nombre de barrages de régulation existant et de l organisation des systèmes d irrigation traditionnels, ce qui n a pas empêché les inondations meurtrières de 1972 et 1973. Pour ne pas «ralentir, voir arrêter la progression des terres irriguées», symbole de richesses foncières et de profits, la seule solution envisagée était de mettre en œuvre le projet de transfert du Tage vers le Segura, prévu dès 1933 dans le Plan National de travaux hydrauliques de Lorenzo Pardo. Malgré la réalisation du transfert Tage-Segura, le bassin du Segura présente aujourd hui, selon les chiffres de la Confédération hydrographique, un déficit de 460 hm 3 et la qualité de l eau est inadmissible, selon les propres termes de la Confédération, sur tout le cours aval de Molina de Segura (zone où se concentrent, entre autres, les industries agroalimentaires) jusqu à l embouchure du fleuve. Ainsi, pendant les étiages sévères et prolongés, la situation est tendue à la fois entre agricultures «traditionnelles» et «modernes», mais aussi entre agriculture, industrie et tourisme, nouvelle activité que l on souhaite développer sur le modèle de la région Valencienne. Pour remédier à ces problèmes, le Plan Hydrologique National (PHN) du gouvernement espagnol propose, entre autres solutions, de reproduire l expérience du transfert de bassin à partir de l Ebre, bassin «excédentaire», vers les bassins déficitaires du sud-est espagnol, ce qui suppose également le transfert de l'eau du Rhône, condition imposée par le gouvernement catalan pour soutenir le projet. Mais le PHN fait l objet de nombreuses controverses et de nombreuses critiques sont adressées aux différents usagers et gestionnaires des régions bénéficiaires : 4 «Pour Madrid, il faut rendre l'accès à l'eau plus démocratique. 70% de l'eau disponible se concentre dans le Nord. L'arc méditerranéen et l'andalousie, où se concentrent le tourisme et l'agriculture intensive irriguée, 3 Robert Hérin, 1975, Le bassin du Segura, Thèse en Géographie Rurale sous la direction de Pierre Brunet, Caen, 892 p. 4 Propos extraits du site http : www//rivernet.org 3

4 regroupent 55% de la population mais dispose seulement de 23% de l'eau. Le PHN optimiserait l'utilisation d'une ressource naturelle fondamentale.» Pour les écologistes du sud et les gens du Nord : «Madrid explique que les agriculteurs ont besoin de l'eau, mais en réalité l'agriculture est le prétexte, car ces transferts d'eau vont surtout alimenter un marché et l'eau ira à celui qui paye le plus. Même les exploitations agricoles les plus intensives n'offriront pas la moitié du prix proposé par les entreprises urbano-touristiques. En plus c'est un modèle d'agriculture très discutable, basé sur des salaires très bas et sur l'exploitation des immigrés illégaux et légaux, une agriculture très polluante et non durable.» «Le PHN aura d'énormes impacts sociaux et environnementaux. L'Espagne est déjà le pays du monde avec le plus grand nombre de barrages par habitant et par km2. Le long de la Méditerranée il y a un processus incontrôlé de spéculation urbano-touristique et de production agricole intensive. Cela profitera à de grandes entreprises qui n'ont pas vraiment soif, sauf d'encore plus de richesses. Les régions concernées sont Murcia, Alicante, Almeria et Valencia et puis aussi l'aire de Barcelone. Tout cela pour implanter des golfs au milieu du désert. Il ne s'agit pas d'un aménagement du territoire qui assurerait une urbanisation durable, mais de la spéculation.» Dans ce cas il y a opposition entre régions, le Nord contre le Sud : les gens du bassin de l Ebre contre ceux des bassins du Jucar, du Segura et les différents bassins andalous à propos des nouveaux aménagements (barrages, transferts), pour des raisons environnementales (par exemple les deltas de l Ebre et du Rhône) et pour les conséquences sur les apports à la méditerranée de la concurrence potentielle que représentent ces régions du Sud qui constituent de véritables pôles de production et d exportation agricoles puisque, grâce à l eau qui dans un premier temps permet la production en zone semi-aride, on peut aussi développer une agriculture intensive, mais aussi des pôles d activités touristiques et un de leurs corollaires, la construction immobilière. S y ajoutent des conflits internes aux régions du sud qui ne portent pas toujours sur les mêmes objets : dans le bassin du Segura par exemple, les communes situées à l aval mènent un combat important au travers du collectif «pour un fleuve vivant» contre les prélèvements et les rejets excessifs à l amont du bassin, mais pas contre les transferts du Nord. "Développement durable" et gestion de l'eau. Dans ce contexte, comme cela a été souligné lors de la Conférence internationale eau et développement durable, «la mise en oeuvre concrète des principes de l Agenda 21 (Rio) et de la Directive cadre n'est pas évidente. Chaque décision de gestion devrait en effet concilier la préservation de l'écosystème aquatique, la satisfaction équilibrée des besoins en regard des ressources disponibles, la participation éclairée des différents acteurs à la négociation. Mais avons-nous la capacité de prendre en compte conjointement 4

5 l'ensemble des points de vue? Est-il réaliste de prétendre réunir et exploiter toutes les données correspondantes?» 5 Nous sommes amenés à nous poser ce type de questions car, dans bien des cas comme dans le contexte espagnol, la directive cadre est convoquée par les différents partis opposés. Ainsi, les opposants au PHN déclarent que celui-ci est «en complète contradiction avec la Directive Cadre de l'eau (DCE) et les principes d un développement durable». De la même façon, les promoteurs du projet ainsi que les bénéficiaires déclarent que le PHN s inscrit dans une optique de «développement durable». D après le président de la Confédération Hydrographique du Segura «la politique d hydraulique intégrale (première à dernière goutte d eau du bassin) mise en œuvre dans son bassin est exemplaire et elle permet déjà de respecter les principes édictés par la DCE». Alors que les bassins excédentaires sont caractérisés par un gaspillage, notamment parce qu une grande partie de l eau est «perdue dans la mer». 6 Ainsi, le recours à la DCE et à des notions telles que la gestion intégrée ou le développement durable est effectué dans un sens comme facteur légitimant la nécessité de changer les rapports société /eau, et dans un autre sens comme facteur confirmant l orientation d une politique de l eau mise en œuvre depuis le transfert Tage-Jucar-Segura. Ces divergences de traduction et d appropriation contradictoire des dites notions, apparaissent aussi lorsqu il s agit d établir des diagnostics de situation des hydrosystèmes et de définir des objectifs de gestion. Elles se confirment également dans les perceptions des différents agents concernés. Ainsi, dans le bassin du Segura les usagers rencontrés perçoivent leurs usages comme indispensables, incompressibles et légitimes. Une situation ambiguë pour les usagers. C est en se penchant sur les principales mesures évoquées par les agents rencontrés que l on peut percevoir l ambiguïté de la situation dans laquelle ils se trouvent. Pour l ensemble des agents rencontrés (agriculteurs, usagers domestiques, industriels, gestionnaires), l incitation financière et le confort, la facilité d accès sont des facteurs externes influant fortement leurs pratiques de gestion de l eau. En s intégrant dans les mesures qui leur sont proposées, les habitants des régions du sud-est espagnol ne pensent pas «mal utiliser et gérer» leur ressource en eau. Pourtant leurs pratiques, leur modèle touristique et leur modèle agricole font toujours l objet de critiques, voire de conflits. En effet, si certains retiennent avant tout le principe de tarification des nouveaux objectifs et des nouvelles mesures fixées par la directive cadre, d autres usagers retiennent les impératifs de qualité chimique et biologique des milieux. Ces malentendus récurrents semblent résulter de la confrontation des référentiels «productiviste» et «durable» qui génère des contradictions fondamentales dans la mise en œuvre des politiques sectorielles. D un côté ils sont 5 Jean-Louis Verrel, 1998, Comment la recherche conduite en France sur les hydrosystèmes peut-elle contribuer à une gestion intégrée des ressources en eau?, Atelier 1 de la Conférence internationale «eau et développement durable», PARIS, 19-20-21 mars 1998 ; http ://www.oieau.fr/ciedd/contributions/at1/contribution/1gip.htm 6 Propos extraits des entretiens que nous avons menés dans le bassin du Segura auprès des différents agents concernés par la gestion des hydrosystèmes. 5

6 soumis à une politique de l offre qui contribue au cercle vicieux de la demande en eau et de l autre à une priorité nouvelle à donner à la gestion de la demande en eau affichée dans les discours. Le Segura ou plutôt l eau du Segura est présentée comme le facteur de développement de la région de Murcia, il alimente les différents usagers et évacue leurs déchets. Pourtant les problèmes liés à l exploitation abusive des nappes et le non respect de qualité de l eau brute destinée à la consommation (le facteur risque étant complètement évacué, non abordé) conduisent les autorités à demander plus d eau du Nord pour ne pas entraver leur développement galopant. Ce à quoi s opposent totalement les écologistes du bassin et les habitants des régions du Nord qui dénoncent le modèle agricole, le modèle touristique et industriel, en clair le modèle de développement économique dans son ensemble. Cela nous amène à nous demander si l ensemble de ces changements à la fois de comportement, de réaction des populations et de discours des différentes politiques sectorielles européennes peuvent être examinés comme indicateurs d un nouveau modèle global émergent et par la même d un éventuel changement de rapport de la société aux hydrosystèmes? Frédérique BLOT (Doctorante en Géographie à l'université de Toulouse-Le Mirail) DEBAT Le premier intervenant, Yves PINEL, travaille pour la CACG, la Compagnie d Aménagement des Coteaux de Gascogne (www.cacg.fr) mais n intervient qu en son nom propre. Il demande à Frédérique Blot d expliquer où peut se faire cette agriculture productiviste si on la délocalise de la Segura. Celle ci lui répond que cette région a toujours connu des productions, dans la plaine alluviale. Le problème est que l agriculture actuelle s est établie de manière anarchique au dessus des nappes de la Segura. On voit bien ici que le fleuve n est pas un tuyau d eau mais un système complet. Les conséquences sont désastreuses : salinisation, absence de gestion des zones inondables et donc pas de prise de responsabilités. Lionel MARTIN, docteur en économie, interviendra à plusieurs reprises. Il revient tout d abord sur l absence de cohérence entre la productivité et de développement durable, au niveau de l Union européenne. Frédérique Blot confirme le propos mais lui retourne la question : en tant qu économiste, ne sait-il pas que la dépense (d eau en l occurrence) est aussi un indicateur de la croissance?! Il existe en Espagne un modèle régénérationniste (de Joaquim Costa) qui consiste à établir la croissance de la nation espagnole sur l agriculture irriguée. Frédérique Blot s amuse alors de la double lecture qui est faite du développement durable. Pour Bruxelles, valider le Plan Hydrologique National du 6

7 gouvernement espagnol, c est appréhender, planifier les besoins futurs : c est donc du développement durable! Le débat se poursuit sur la question d une intervenante qui s interroge sur le poids des écologistes en Espagne, en l absence de représentation politique d envergure. A partir d un exemple, Frédérique Blot nous montre combien il est difficile d afficher des sensibilités écologiques en Espagne aujourd hui. Elle a rencontré une dame qui se dit écologiste et qui travaille dans une société d aménagement du territoire. Elle vit un enfer sous des menaces perpétuelles anonymes. Une urbaniste pose alors le problème de l aménagement du territoire en zones inondables, et félicite Frédérique Blot de se démarquer d une approche académique et théorique de la notion de développement durable, pour le concrétiser à travers sa thèse. Frédérique Blot en profite pour manifester son désir de voir s organiser des comités pluridisciplinaires autour de la notion de développement durable, qui ne peut être appréhendée dans sa totalité selon une approche purement économique ou géographique. Frédéric DURAND (Université de Toulouse-Le Mirail) considère qu associer les termes de "développement" et "durable" est une aberration : le vrai problème n'est pas dans le mot "durable", mais dans celui de "développement". Frédérique Blot explique alors que la notion est apparue vers le milieu du XIX siècle. Puis, le PNUD (Programme des nations Unies pour le Développement) a intégré des paramètres sociaux dans l IDH pour mieux refléter les niveaux de développement. En 1972, le rapport Meadows préconisait la croissance zéro. La conférence de Stockholm de la même année marquait la naissance «officielle» du développement durable. Etienne COMBES (U.T.M.) intervient pour expliquer les avatars de la gestion de l eau et du développement durable. Pour lui, c est précisément la jeunesse de l expression de développement durable qui justifie ces différents problèmes, car on n a pas encore intégré précisément ce que contenait cette notion. Il interroge ensuite Frédérique Blot sur l intérêt du Plan Hydrologique National, en comparaison avec des usines de désalinisation, qui existent notamment au Moyen- Orient. Frédérique Blot lui fait remarquer que pour dessaler, il faut produire de l énergie, c est à dire participer au réchauffement de la planète! Guillaume, étudiant en IUP d aménagement du territoire, relance le débat sur la «condition imposée» par la Catalogne (récupérer les eaux du Rhône en l échange du transfert de l Ebre vers la Segura). Le débat s anime avec l intervention d une Catalane qui conteste le portrait que l on fait des 7

8 Catalans. Pour elle, la population ne partage pas les accords passés entre la «Generalitat de Catalunya» et le Parti Populaire au pouvoir. Elle rappelle également que des Catalans se sont joints à la marche Bleue. Frédérique Blot acquiesce. En effet, la Communauté autonome de Catalogne constitue LE contre-pouvoir de Madrid. Quant à la relation entre l eau et la population catalane, Frédérique Blot se réfère à un projet de nouveau barrage de 400 millions de mètres cubes (!) destiné à alimenter Barcelone en eau. Etant donné que le débat de ce soir portait sur les enjeux de l eau en Espagne et autour de la Méditerranée, Gabriel WEISSBERG, professeur de géographie en classes préparatoires au Lycée Pierre de Fermat, élargit la problématique autour de l arc méditerranéen. La carte étudiée au départ montre par exemple le cas critique de la Libye. Les problèmes évoqués dans le cas de l Espagne sont ici exacerbés. En Egypte, une forte reprise de l érosion est due à la retenue des eaux du Nil (Assouan). Ailleurs, la pénurie d eau est à l origine de conflits géopolitiques bien plus dramatiques qu en Espagne (barrages turcs sur le Tigre et l Euphrate, utilisation des eaux du Golan et du Jourdain par Israël, etc.). Le débat reste centré sur l Espagne avec Etienne COMBES qui cherche à établir un parallélisme entre les gestions étatiques ou collégiales des systèmes de bassin versant en France et en Espagne. Frédérique Blot explique que finalement, la gestion de l eau reste le seul moyen pour l état (quasi) fédéral espagnol de contrôler encore l aménagement du territoire, par rapport aux communautés autonomes. Lionel MARTIN (docteur en économie) revient alors sur la question de l agriculture. Traditionnellement, l agriculture méditerranéenne s appuie sur le triptyque vignes, oliviers et agrumes. Finalement, ne crée-t-on pas de faux potentiels en eau pour justifier de nouvelles cultures qui perturbent les écosystèmes traditionnels? Frédérique Blot conclut sur ce point en montrant qu il apparaît ici un système de cercles vicieux d auto-justification des moyens. Jean-Marc PINET (animateur des cafés-géos) conclut avec quelques remarques. La première est le rappel de la collision sur l A7 entre un camion chargé de tomates d Espagne et un camion chargé de tomates des Pays Bas : ceci souligne le choc de la mondialisation auxquels sont soumis les agriculteurs de la Segura, obligés de pratiquer une irrigation qu ils savent destructrice de l environnement. Puis, un proverbe marocain, «l eau est l arme des puissants», renforce l idée selon laquelle les petits paysans de la Segura ne bénéficieront pas de ce nouveau marché de l eau de type californien qui se prépare avec le Plan Hydrologique National. La concurrence avec le tourisme et l'urbanisation se fera nécessairement à l avantage de ceux-ci : c'est l'agriculture elle-même qui est menacée (et se déplace vers le Maroc par exemple). Enfin, la gestion actuelle de l'eau, en Espagne comme autour de la Méditerranée, conduit à une littoralisation accrue aux dépens des 8

9 régions montagneuses pauvres de l'intérieur, donc à un déséquilibre aggravé en termes d'aménagement du territoire. Mais surtout, il rappelle les propos d'yves PINEL quelques instants auparavant, selon lesquels la gestion de l'eau par la société, les choix qu'elle suppose entre économie productiviste et sauvegarde de l'environnement sont avant tout des problèmes géopolitiques (et pas seulement hydrauliques, économiques ou écologiques) que seuls les citoyens (et non les experts derrière lesquels s'abritent les politiques) peuvent résoudre. Compte-rendu du débat établi par Geoffroy LACAN, élève en classe préparatoire HEC au lycée Pierre de Fermat. 9