L émergence d une culture judiciaire européenne Avancées et difficultés d une culture judiciaire européenne dans l espace judiciaire européen



Documents pareils
LABORATOIRE DE THEORIE DU DROIT, EA 892 CENTRE DE RECHERCHE EN MATIERE PENALE, EA 32-41

RAPPORT DE STAGE ET RÉSUMÉ

Groupe de travail. Renforcer la confiance mutuelle RAPPORT

ETAT CIVIL FONCTIONS

LE CADRE COMMUN DE REFERENCE LA CONVERGENCE DES DROITS 3 e forum franco-allemand

Les obstacles : Solutions envisageables :

Le système d accréditation n est pas un système basé sur la conformité à la. de ce fait, il se différencie

Rapport de la Table Ronde sur le Soutien Juridique en République du Congo

Siréas asbl Service International de Recherche, d Education et d Action Sociale

Vous êtes marié avec un conjoint de

Colloque européen de l expertise judiciaire

Je suis honnorée de m' addresser à vous à l'occasion du Onzième Congrès des Nations Unis pour la Prevention du Crime et la Justice Penale.

Position de l ASTEE sur l innovation en matière de services d eau et de déchets

Président(e) : qui êtes-vous et que faites-vous? (Juin 2012)

MASTER PROFESSIONNEL MÉDIATION ET MODÈLES DE DÉVELOPPEMENT. Description des UE, semestres 3 et

Une saisie européenne des avoirs bancaires Éléments de procédure

> innovation. Action «Normalisation» descriptif

Termes de référence pour le recrutement d un consultant en communication

C U R R I C U L U M V I T A E

Assemblée des États Parties

Procédure pénale. Thèmes abordés : Procédure par contumace/ Nouvelle procédure par défaut

LA CULTURE CIVILISTE : OBSTACLE OU ATOUT POUR FAIRE DES AFFAIRES?

CC, Décision n QPC du 23 novembre 2012

(Document adopté par la Commission le 19 janvier 2006)

Formations et diplômes. Rapport d'évaluation. Master Droit privé. Université Bordeaux. Campagne d évaluation (Vague A)

DOCUMENT DE CONSULTATION

Introduction. Une infraction est un comportement interdit par la loi pénale et sanctionné d une peine prévue par celle-ci. (1)

Pôle de compétitivité Aerospace Valley. Agilité et Confiance dans la filière aéronautique (2)

Contrat de partenariat et domaine public

Stratégie de la surveillance des assurances en Suisse

UN PROJET SCIENTIFIQUE ET CULTUREL POUR LA SOCIÉTÉ DE LA CONNAISSANCE

Master 2 professionnel Soin, éthique et santé Mention Philosophie

Conférence des Cours constitutionnelles européennes XIIème Congrès

PROMOUVOIR «LE DIALOGUE INTERNE EN TANT QUE FACTEUR D AMÉLIORATION»

S engager à agir pour le développement durable dans une période de changement

L ORGANISATION GENERALE DE LA FONCTION PUBLIQUE

BELGIQUE. Mise à jour de la contribution de novembre 2005

Conseil d administration Genève, mars 2000 ESP. Relations de l OIT avec les institutions de Bretton Woods BUREAU INTERNATIONAL DU TRAVAIL

CONSIDÉRATIONS SUR LA MISE EN ŒUVRE DES DÉCISIONS DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE

BULLETIN OFFICIEL DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE

Comité du développement et de la propriété intellectuelle (CDIP)

La mesure et la gestion des risques bancaires : Bâle II et les nouvelles normes comptables

ECE/AC.21/SC/2014/3 EUDCE /1.6/SC12/3. Conseil économique et social

REGLES D ATTRIBUTION ET DE SUIVI DE LA CERTIFICATION AMIANTE 1552

10 REPÈRES «PLUS DE MAÎTRES QUE DE CLASSES» JUIN 2013 POUR LA MISE EN ŒUVRE DU DISPOSITIF

Tenu les 21 et 22 mai 2008 à l Observatoire de la Côte d Azur. compte-rendu du séminaire "Enseignement et SPU" des 21 et 22 mai derniers

FICHE TECHNIQUE : METTRE EN PLACE UNE GPEC

FORMATION INITIALE - STAGE AVOCAT -

) Découvrez les métiers de la Justice. Informez-vous sur

ReMeD Réseau Médicaments et Développement EVOLUTION DE L INSPECTION PHARMACEUTIQUE

REPUBLIQUE FRANCAISE. Contentieux n A et A

Rapport d évaluation du master

Georgette Josserand, lassée du comportement de son mari, qui refuse désormais de lui adresser la parole, décide de demander le divorce.

BULLETIN OFFICIEL DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE n 102 (1 er avril au 30 juin 2006)

LA DEONTOLOGIE FRANCAISE DU CONFLIT D INTERET

Questionnaire «B» Peuvent être nommées procureurs les personnes ayant le casier judiciaire vierge et ayant le droit de vote qui ont acquis :

Etude sur les usages de la lecture de bande dessinée Numérique / izneo - Labo BnF

LA DEFENSE DEVANT LES JURIDICTIONS PENALES INTERNATIONALES

Procédure relative à la protection juridique des majeurs vulnérables

Cahier des charges. pour la réalisation d une étude. Articulation des programmations nationale et communautaire en faveur de la R&D

La gestion des performances en Europe. Panel d expériences européennes et possibles synergies

L histoire économique, sociale et des techniques

Décrets, arrêtés, circulaires

Conférence régionale du Forum d Action pour la gouvernance Locale en Afrique Francophone

Intervention au Colloque de Bruxelles du jeudi 31 octobre 2013 (Mallorie Trannois)

Rapport du comité d'experts

Numéro du rôle : Arrêt n 136/2008 du 21 octobre 2008 A R R E T

27. Procédures de l Assemblée concernant la non-coopération (ICC-ASP/10/Res.5, annexe)

Cadre général du Forum sur les questions relatives aux minorités

Décision du Défenseur des droits MDE-MSP

DECLARATION UNIVERSELLE DE L UNESCO

Chapitre 2 L inexécution des contrats: la responsabilité contractuelle

L ORDONNANCE DU 2 FEVRIER Exposé des motifs

Commentaire. Décision n /178 QPC du 29 septembre 2011 M. Michael C. et autre

La supervision des banques et des assurances par l Autorité de contrôle prudentiel : Défis et opportunités dans un environnement en mutation

Synthèse. Loyauté et réciprocité des échanges entre l Union Européenne et les pays tiers. Propositions et axes de réflexion des IEEC

COUR PENALE INTERNATIONALE

Question 1: Informations sur la personne ou entité interrogée

Commande publique. 1. Une question délicate : la détermination du champ d application de l article 2.I. de la loi «MURCEF»

Janvier La notion de blanchiment

Discours de Marylise LEBRANCHU. Echanges avec les étudiants du master collectivités locales de. l Université de Corse, à Corte en Haute-Corse

COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES LIVRE VERT. Successions et testaments {SEC(2005) 270} (présenté par la Commission)

Assemblée des États Parties

UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

utilisés en faveur d un relativisme culturel, allant à l encontre de l universalité des droits de l homme,

Le divorce. Procédures

1 A noter que le Règlement 864/2007 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelle

COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES LIVRE VERT

Votre droit au français

Conférence de l Arson club du 16 avril 2008 sur la répétibilité des honoraires de l avocat (loi du 21/4/2007).

Programme statistique du Secrétariat Exécutif de la CEDEAO

Participation des habitants et contrats de ville Quels enjeux? Quelle mise en oeuvre?

Responsabilité pénale de l association

DESCRIPTION DU POUVOIR JUDICIAIRE

Comparaison de l expertise judiciaire au pénal et au civil

Numéro du rôle : Arrêt n 167/2014 du 13 novembre 2014 A R R E T

La jurisprudence du Conseil constitutionnel et le droit civil

La Justice et vous. Les acteurs de la Justice. Les institutions. S informer. Justice pratique. Vous êtes victime. Ministère de la Justice

BELGIQUE. Septième session de la Conférence des Etats Parties à la Convention relative aux Droits des Personnes handicapées

Rapport d évaluation de la licence

Transcription:

Synthèse L émergence d une culture judiciaire européenne Avancées et difficultés d une culture judiciaire européenne dans l espace judiciaire européen Sous la coordination de Jean-Louis BERGEL (Laboratoire de théorie du droit), Jean-Yves CHEROT (Laboratoire de théorie du droit), Sylvie CIMAMONTI (Centre de recherche en matière pénale) et de Marie-Françoise MERCADIER (Atelier de méthodologie juridique) Mai 2009 Laboratoire de théorie du droit, EA 892 Centre de recherche en matière pénale, EA 32-41 1

L APPROCHE. L appel à l émergence d une culture judiciaire européenne est régulièrement évoqué et évoqué de façon de plus en plus pressante comme le montrent les programmes des Institutions de l Union européenne, comme ceux d ailleurs du Conseil de l Europe. L objectif de cette recherche est de montrer les difficultés et avancées dans l émergence d une culture judiciaire dans l espace judiciaire européen. Pour avancer sur cette question et selon le programme qui avait été présenté en réponse à l appel à projets, la méthode utilisée a été de chercher dans le contexte de la coopération judiciaire au sein de l espace judiciaire européen, quelle était ou quelles étaient la ou les significations qui étaient données et reconnues à la notion de culture judiciaire européenne par les acteurs, notamment par les magistrats, et notamment par les magistrats parmi les plus engagés dans la coopération judiciaire européenne et internationale. De telle sorte que les travaux ont été menée en liaison avec des magistrats impliqués dans la coopération judiciaire européenne en matière pénale comme en matière civile et commerciale, notamment des magistrats de liaison français à l étranger ou étrangers en France, des procureurs ou d anciens procureurs d Eurojust, un magistrat chargé de mission pour le réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale, les procureurs d une juridiction interrégionale spécialisée, des représentants d écoles de formation. Ils ont bénéficié d une coopération étroite et confiante avec le secrétaire général de la Commission européenne pour l efficacité de la justice (CEPEJ) et les membres des équipes, magistrats ou chercheurs, travaillant pour la CEPEJ. Les résultats d une première table ronde tenue à Aix-en-Provence le 28 septembre 2007 ont été confirmés par les contacts entrepris ensuite, notamment lors de la rencontre organisée dans le cadre d un colloque de deux jours organisé à la Faculté de droit d Aix-Marseille, dans le cadre de ce projet de recherche, les 16 et 17 janvier 2009 1. Le rapport a validé l intérêt d une démarche d ordre pragmatique, celle consistant à chercher chez les acteurs le sens même de la référence à la culture judicaire européenne et à dialoguer avec eux sur l analyse des difficultés dans le fonctionnement de la coopération au sein de l espace judiciaire européen. Sans doute avons-nous conscience que les significations comme les analyses peuvent changer selon les catégories d acteurs, et même au sein d une catégorie d acteurs, celle des magistrats, en fonction de leur engagement plus ou moins fort dans la coopération judiciaire européenne et internationale. Pour autant, même si nous n avons pas pu (sauf contacts limités 2 ) étendre le champ des contacts avec d autres acteurs et si, parmi les magistrats, seuls ceux parmi les plus fortement engagés dans l espace judiciaire européen ont été contactés, nous estimons qu il était légitime de privilégier les expériences et les significations données par ces magistrats parmi les plus impliqués dans le fonctionnement quotidien de la coopération judiciaire européenne en matière pénale et en matière civile et commerciale. 1 «L émergence d une culture judiciaire européenne?», actes à paraître aux Cahiers de méthodologie juridique 2009, en janvier 2010. 2 Pour l un d entre nous, par exemple, avec les huissiers. 2

PREMIERS RESULTATS La culture judiciaire de la compréhension mutuelle, facteur premier de la coopération judiciaire européenne. Le premier séminaire de travail avec les magistrats engagés dans l Europe de la coopération judiciaire et dans le fonctionnement des réseaux judiciaires, comme les autres contacts et travaux menés avec eux, a permis de se rendre compte que les différences qui pouvaient exister entre les systèmes judiciaires, si elles pouvaient naturellement constituer des obstacles à la coopération judiciaire, notamment dans la mise en œuvre des mécanismes d entraide judiciaire en matière pénale, ne constituaient en réalité pas les premières raisons ou les facteurs premiers (en tous cas pas les seuls) des difficultés de la coopération judiciaire européenne (ou internationale). Si des difficultés pouvaient apparaître, elles tenaient plus à la méconnaissance par les acteurs ou par certains des acteurs des autres systèmes judiciaires, elles tenaient donc à ce que l on appelle souvent une absence ou une insuffisance de «compréhension mutuelle» entre systèmes judiciaires, à l absence de ressources permettant de développer une réceptivité aux autres systèmes ou au manque de réflexes pour utiliser les ressources existantes. En fait, la coopération judiciaire fonctionne dès lors que se développe chez les magistrats impliqués dans la coopération judiciaire européenne (et plus largement la coopération judiciaire internationale) une culture de la compréhension mutuelle, de la connaissance et de la reconnaissance des autres, un réflexe pour utiliser les ressources disponibles concernant les autres systèmes judiciaires, et le réflexe de mener un travail en commun avec des «facilitateurs» que sont les magistrats de liaison ou les procureurs d Eurojust, ou les points de contact des réseaux judiciaires européens. Cette culture de la coopération et de la reconnaissance mutuelle est d autant plus développée que l on est présence de juridictions spécialisées engagées dans la coopération européenne et internationale. Il est important également de relever que les acteurs font référence à une culture judiciaire européenne non seulement dans le cadre de l espace judiciaire de l Union européenne, mais, à la mesure du développement de réflexes de coopération directe au niveau du Conseil de l Europe, dans le cadre plus large de l espace judiciaire européen qui rassemble les Etats membres du Conseil de l Europe. Il faut d ailleurs noter que la référence à une culture judiciaire européenne est aussi associée à la nécessité de développer une culture judiciaire internationale dont elle n est qu une partie, à la mesure aussi du développement de conventions multilatérales ou bilatérales qui organisent une coopération internationale entre magistrats, une coopération de plus en plus active et nécessaire, qui appelle, tout autant que la coopération en Europe une culture judiciaire tournée vers l international et qui, aux yeux des magistrats engagés dans la coopération judiciaire, ne peut pas être dissociée de la culture judiciaire européenne elle-même. La culture judiciaire européenne est ainsi comprise de la part des acteurs les plus engagés dans la coopération judiciaire européenne, qu elle concerne la coopération entre Etats membres de l Union européenne ou la coopération entre Etats parties du Conseil de l Europe (et plus largement la coopération internationale), comme une culture de la «compréhension mutuelle», fondée sur la connaissance et la reconnaissance mutuelle des systèmes, voire selon les termes employés par certains magistrats sur la «bienveillance mutuelle» envers chacun des systèmes judiciaires et juridiques des Etats participants à l espace judiciaire européen. Lorsque les moyens de finaliser les objectifs de l espace judiciaire européen passent par les chemins de la culture judiciaire, c est de la culture de la connaissance de l autre, de sa 3

reconnaissance, de l attention à ce qui est le cœur de son fonctionnement dont il est d abord principalement question. On ne conçoit plus une justice cloisonnée et aveugle à son contexte européen et international. DEVELOPPEMENT DE LA RECHERCHE. DIMENSION HORIZONTALE ET DIMENSION VERTICALE DE LA COOPERATION JUDICIAIRE EUROPEENNE. UNE STRATEGIE DE RECHERCHE. Naturellement cette dimension horizontale de la coopération entre juges ne peut pas ne pas s appuyer d une dimension verticale 3 : la coopération transfrontière entre juges suppose des instruments normatifs conférant ce pouvoir de coopération et un socle de principes communs partagés par les systèmes judiciaires. L analyse de la culture judiciaire européenne dans l espace judiciaire européen ne peut donc pas ne pas être aussi saisie dans l analyse de ces instruments normatifs, euxmêmes en synergie. Mais pour dérouler le fil et construire notre étude, nous avons suivi d abord l idée que la culture judiciaire européenne (et en même temps aussi la culture judiciaire internationale) est d abord une culture de la coopération, de la compréhension et de la reconnaissance mutuelle entre systèmes judiciaires. Cette approche s est révélée très dynamique, créant des problématiques permettant de saisir des enjeux importants et centraux de l espace judiciaire européens. a) Le lien entre la culture judiciaire de la compréhension mutuelle et la culture judiciaire commune. Naturellement, le lien entre la culture judiciaire comme culture de la compréhension et de la reconnaissance mutuelle et le socle de principes communs formant une culture judiciaire commune, issus des dispositions pertinentes de la Convention européenne des droits de l homme, développées et précisées dans divers contextes peut être mis en évidence assez aisément, au point que parfois les deux significations de la culture judiciaire européenne, culture de la compréhension et de la reconnaissance mutuelle et culture judiciaire commune autour de principes procéduraux communs tendent à se rapprocher. La culture judiciaire commune ou le sentiment d appartenance à une culture commune facilite la compréhension mutuelle entre systèmes. Réciproquement, la culture de la compréhension mutuelle est elle-même une des sources de la culture commune quand elle permet, en obligeant à prendre en considération les exigences des autres systèmes judiciaires, de diffuser des pratiques et des modèles communs. La culture judiciaire européenne est donc aussi une culture judiciaire commune, un socle commun de principes et de pratiques, destinés à servir de base à des actions législatives, à la mise en œuvre des clauses d ordre public dans les mécanismes de la reconnaissance mutuelle, à l évaluation comparée des systèmes judiciaires en Europe, fondant le sentiment d appartenance à une culture judiciaire commune ou partagée, malgré les différences entre systèmes judiciaires et permettant de fonder et la compréhension mutuelle et la confiance mutuelle. Il apparaît que la «culture judiciaire commune» ou la «culture judiciaire européenne commune», largement fondée sur le socle des principes de justice contenus dans la Convention européenne des droits de l homme, appelée à se développer, à être 3 Voir les mots employés sur ce point par Marie-Laure NIBOYET, «La globalisation du procès civil international (dans l espace judiciaire européen et mondial)», communication, Bulletin d information de la Cour de cassation, n 631 du 15 déc. 2005. 4

précisée et, au-delà des décisions de la Cour européenne des droits de l homme, à faire l objet de réformes législatives tant au niveau des Etats sur la base de recommandations du Conseil de l Europe ou de législations de l Union européenne, n avait pas vocation à harmoniser les systèmes judiciaires nationaux et encore moins à faire disparaître les traditions et cultures judiciaires nationales. La «modélisation» du procès équitable par la Cour européenne des droits de l homme qui contribue à former le socle de principes dont le contenu définit la culture judiciaire commune n est pas destinée à remplacer les traditions et cultures judiciaires nationales. Il ressort notamment de l analyse de la modélisation du procès équitable que la Cour européenne ne met pas en cause les aspects parmi les plus structurants des cultures judiciaires, ceux en relation historique directe avec les cultures juridiques nationales, comme les modes de motivation des décisions de justice, les formes de délibéré, et, en un mot, ce que l on appelle les styles judiciaires 4. Le Conseil européen et la Commission européenne rappellent presque toujours que l «émergence d une culture judiciaire commune» et le développement de confiance mutuelle se réaliseront dans le respect des cultures et des traditions judiciaires nationales. Le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 constate, que «dans un véritable espace européen de justice, l incompatibilité ou la complexité des systèmes juridiques et administratifs des États membres ne devraient pas empêcher ou dissuader les particuliers et les entreprises d exercer leurs droits». Le Programme de La Haye du 13 décembre 2004 5 prévoit que «la coopération judiciaire dans les matières tant pénales que civiles pourrait être encore développée en renforçant la confiance mutuelle et en faisant émerger progressivement une culture judiciaire européenne fondée sur la diversité des systèmes juridiques des États membres et sur l unité par le droit européen». Ce programme précise, à titre préliminaire, qu il «est fondé sur les principes généraux que sont la subsidiarité, la proportionnalité et la solidarité et sur le respect des différents systèmes et traditions juridiques des États membres». b) Le lien entre la culture judiciaire européenne comme culture de la compréhension mutuelle et les instruments de l espace judiciaire européens. Il est possible aussi de voir un lien assez net et étroit les mots sont d ailleurs proches, sinon identiques entre la culture de la compréhension mutuelle et la politique ou la culture de la «confiance mutuelle» qui est au cœur des instruments réglementaires ou des décisions cadre dans la construction de l espace judiciaire de l Union européenne. La Commission européenne ou le Conseil européen associent leur politique en faveur de l émergence d une culture judiciaire européenne, en particulier comme culture de la reconnaissance et reconnaissance mutuelle entre systèmes judiciaires, à la politique de la confiance mutuelle, considérée elle-même comme un point majeur dans la construction de l espace judiciaire européen permettant de développer la reconnaissance et l exécution mutuelle des décisions tant en matière pénale qu en 4 Les différences dans les cultures judiciaires nationales qui peuvent paraître les plus marquées (différence dans le mode de motivation et le raisonnement judiciaire par exemple) car elles ont contribué à construire des différences entre les cultures juridiques elles-mêmes se trouvent être celles qui posent le moins de difficultés lorsqu il s agit de coopérer ou de reconnaître les décisions. Peut-être faut-il aussi relativiser des différences qui apparaissent souvent maintenant comme purement formelles. Voir les observations de Mitchel de S.-O.-L'E. LASSER, Judicial deliberations : a comparative analysis of judicial transparency and legitimacy, Oxford University Press, 2004, sur les rapprochements, au-delà des différences formelles, dans les modes de raisonnement des juges en Europe. 5 Conseil de l Union européenne, Bruxelles, 13 décembre 2004, 16054/04-JAI 559. 5

matière civile et commerciale. En ce sens, le programme visant à développer ces différents aspects de la culture judiciaire européenne dans le cadre de l Union européenne est un des éléments de la construction de la «confiance mutuelle», pierre de touche de l espace judiciaire de l Union tant en matière civile et commerciale qu en matière pénale. La «confiance mutuelle» est présentée par les Institutions de l Union européenne comme une conquête, toujours à développer, à renforcer, en référence à une action forte en direction des professionnels pour une meilleure connaissance des systèmes juridiques des Etats membres, au développement de «facilitateurs» dans la connaissance mutuelle des systèmes judiciaires, à une évaluation des systèmes judiciaires en référence aux normes du procès équitable établies par la Cour européenne des droits de l homme, etc. Se dessine un lien fort et direct entre la confiance mutuelle et les différents éléments de l émergence d une culture judiciaire européenne, par référence aux éléments d une culture de la connaissance et de la reconnaissance de l autre. Cependant le sens et la portée de la confiance mutuelle telle que comprise dans certains instruments ou dans la jurisprudence de la Cour de justice peuvent se révéler assez peu compatibles avec la culture de la compréhension et de la reconnaissance mutuelle entre systèmes judiciaires. Au nom de la confiance mutuelle, la Cour de justice peut faire produire aux règles de compétences une portée si rigide qu elle écarte toute possibilité de coopération raisonnable entre juges pour leur permettre de faire face ensemble à des stratégies critiquables des plaideurs (forum shoping). Une certaine verticalité des principes mêmes du droit communautaire, privilégiant l efficience et l effet utile de ses règles, peut justifier ce changement dans la conception même de la confiance mutuelle, loin de l idée de culture de la coopération entre juges. Naturellement, les choses sont à nuancer, selon les domaines de la coopération judiciaire, selon que l on est dans le domaine de la coopération en matière civile et commerciale ou dans le domaine de la coopération en matière pénale et, au sein même du domaine de la coopération en matière civile et commerciale, selon que l on se trouve dans le champ du règlement Bruxelles I (règlement (CE) n 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l exécution des décisions en matière civile et commerciale) ou dans le champ du règlement Bruxelles II bis (règlement (CE) n 2201/203 du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale). c) Le lien entre la culture judiciaire européenne comme culture judiciaire commune et les instruments de l espace judicaire européen. Dès lors que les programmes sur l espace judiciaire européen, comme les textes qui en sont issus, développent le mécanisme de la reconnaissance mutuelle, le principe de confiance mutuelle intervient pour appeler à vérifier le respect du socle des principes qui forment la culture judiciaire commune de telle sorte que la confiance soit «éprouvée» avant de permettre de faire fonctionner la reconnaissance mutuelle. Mais on peut aussi voir fonctionner une conception de la confiance mutuelle comme une confiance présupposée, une confiance «décrétée», jouant de façon automatique. Cette confiance décrétée n est plus conditionnée par le respect de principes communs et elle peut donc être décrochée de la politique destinée à favoriser l approfondissement et la précision des principes procéduraux communs. Cette confiance présupposée est affirmée par la Cour de justice, de manière incantatoire, 6

comme le fondement même du système tant dans le domaine de la coopération judiciaire civile et commerciale que dans celui de la coopération pénale. Par ailleurs, la politique de la confiance mutuelle peut conduire dans certains cas à s écarter d un approfondissement d une culture judiciaire commune pour aller vers un droit procédural propre destiné, au moins dans les relations transnationales, à remplacer les règles procédurales nationales et malmener l idée même de culture et de traditions judiciaires nationales que l idée d une culture judiciaire commune ne conduit pas en principe à écarter. LA METHODOLOGIE ET LE DEROULEMENT DE L ETUDE. L EQUIPE DE RECHERCHE L équipe de recherche a compris en plus des coordonnateurs initialement désignés dans le contrat et ayant rédigé la réponse à l appel à projet (Jean-Louis Bergel, Jean- Yves Chérot, Sylvie Cimamonti et Marie-Françoise Mercadier), Laurent Benoiton, doctorant et chargé d enseignement à l Université de La Réunion, Xavier Philippe et Emmanuel Putman, professeurs à l UPCAM. L équipe des aixois s est réunie durant la première année pour des séminaires réguliers de travail tous les mois. L équipe a travaillé travaillé sous la forme de tables rondes ou de séminaires avec les partenaires privilégiés que sont les magistrats de liaison, des procureurs et avocats généraux engagés dans la coopération judiciaire européenne en matière pénale et notamment des procureurs généraux qui avaient été membres d Eurojust, une juridiction interrégionale spécialisée (celle de Marseille), la CEPEJ, les écoles de formation de magistrats. Plus que des entretiens ouverts, une telle méthode permettait de croiser les réponses et de nourrir et de pouvoir avancer plus vite dans la découverte des bonnes questions et l abandon de problématiques qui se révélaient sans grand intérêt. La première étape de la recherche a été atteinte avec la tenue, à la Faculté de droit et de science politique d Aix-Marseille, à Aix, le 28 septembre 2007, d un séminaire tenu avec des magistrats engagés dans la coopération au sein de l espace judiciaire européen et des représentants au plus haut niveau de certains des réseaux de l espace judiciaire européen : deux magistrats de liaison français, un magistrat chargé de mission pour le réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale, le secrétaire général de la Commission européenne pour l efficacité de la justice (CEPEJ), une représentante du secrétaire général du Réseau Européen de Formation Judiciaire (REJF), un représentant du président de l association des magistrats de l Union européenne. Un certain nombre de magistrats de liaison français à l étranger comme des magistrats de liaison étrangers en France avaient manifesté leur intérêt pour notre invitation, mais n avaient pas pu être présents ce jour-là. Ce séminaire de recherche a constitué un moment essentiel et un tournant dans la construction de la recherche. À la suite de ce séminaire, nous avons pu avoir accès par l intermédiaire du secrétariat général de la CEPEJ, qui assure aussi le secrétariat du Conseil Consultatif de Procureurs Européens (CCPE), au questionnaire élaboré par le bureau du CCPE, «questionnaire sur l amélioration de la coopération internationale dans le domaine pénal» de décembre 2006 et aux réponses des Etats à ce questionnaire. Les réponses permettent de faire le point sur les difficultés comme sur les avancées dans la 7

coopération judiciaire en matière pénale en Europe. Elles indiquent les facteurs qui freinent ou facilitent la coopération judiciaire. Cette enquête a permis ensuite au CCPE de rendre son avis (2007)1 «sur les moyens d améliorer la coopération internationale dans le domaine pénal». Le questionnaire et les réponses, comme l avis (2007)1 du CCPE, étant en relation très étroite avec notre recherche, ils nous ont fourni des données essentielles à nos travaux. Nous remercions ici le secrétariat de la CEPEJ qui en accord avec le bureau du CCPE nous a permis d avoir accès au questionnaire et aux réponses, documents non encore rendus publics et dont nous avons pu citer quelques extraits. Aux termes du rapport intermédiaire remis en mai 2008, il avait été prévu d avancer nos travaux avec quatre autres séminaires de recherche, sur quatre thématiques, en y associant encore les acteurs de l espace judiciaire européen et certains universitaires. - l analyse des règlements et des décisions cadres qui structurent l espace judiciaire au sein de l Union européenne en se demandant qu elle est l économie de ces textes et leur apport aux méthodes de la coopération judiciaire comme au droit processuel européen. - La question de l intégration dans la formation des magistrats, devenue une question d intérêt européen, de la culture de la coopération et de la compréhension mutuelle. - L approfondissement du rôle des magistrats de liaison comme des procureurs au sein d Eurojust et des points de contact des réseaux judiciaires européens autour d illustrations concrètes - Le rôle de l évaluation de la justice en vue non d une pure connaissance comparée des systèmes, mais d une politique attendue de rapprochement des systèmes judiciaires nationaux et les limites de cet exercice et le travail comme les méthodes en ce sens de la CEPEJ. Mais au lieu de tenir quatre sessions de travail, il a été décidé, en espérant tirer profit d un effet de synergie entre les participants à ces quatre séminaires de réunir une conférence sur deux journées portant sur les quatre thématiques. S est ainsi tenu à la Faculté de droit et de science politique d Aix-Marseille, les 16 et 17 janvier 2009, un colloque sur «l émergence d une culture judiciaire européenne» 6. Ont pu être ainsi associés par des communications préparées et destinées à être publiées 7 et par leurs interventions lors des débats (enregistrés) des universitaires spécialistes de l espace judiciaire européen, du droit processuel et du droit international privé communautaire, des procureurs généraux qui avaient été dans un passé récent membres d Eurojust, des magistrats de liaison ou d anciens magistrats de liaison français à l étranger et des magistrats de liaison étrangers en France, un magistrat chargé de mission pour le réseau judiciaire européen en matière civile et commerciale, des magistrats représentants des écoles de formation. le secrétaire général de la CEPEJ, le Président du Groupe de travail sur l évaluation des systèmes judiciaires et des chercheurs travaillant sur les programmes de recherche de la CEPEJ. 6 Voir le programme à l adresse suivante : http://www.labotheoriedudroit.univcezanne.fr/documents/pdf/cultjudeur.pdf 7 Les communications prononcées lors de ce colloque seront publiées dans les Cahiers de méthodologie juridique 2009, à paraître en janvier 2010 aux Presses universitaires d Aix- Marseille. 8

Ces travaux et les contacts entrepris à cette occasion ont été prolongés par un entretien avec un procureur de la juridiction interrégionale spécialisée de Marseille, puis par des échanges de mails avec certains des participants à nos manifestations scientifiques. 9