Les avantages comparatifs de la finance informelle



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Transcription:

Les avantages comparatifs de la finance informelle BIM n - 14 juin 2005 Isabelle GUERIN Le BIM d'aujourd'hui est une contribution d'isabelle Guérin. Lutter contre le coût exorbitant des crédits informels et le pouvoir excessif et monopolistique des prêteurs de l informel, souvent qualifies «d usuriers» : tel est l un des objectifs explicites de la microfinance depuis son origine. Mohammed Yunus, lorsqu il décrit l origine de la Grameen Bank au Bangladesh, évoque explicitement la volonté de rompre le cercle vicieux de l endettement usurier, et de nombreuses IMF ont repris le même cheval de bataille. On sait aujourd hui que la microfinance a beaucoup de mal à se substituer aux pratiques financières informelles (voir par exemple le numéro spécial de la Revue Tiers Monde sur la microfinance, décembre 2002). C est tout d abord une question de quantité : les besoins sont tels que l offre de microfinance s avère bien souvent largement insuffisante. C est aussi une question de qualité des services rendus : la finance informelle présente divers avantages qui font très largement défaut à la microfinance. Basé sur des enquêtes menées dans le Sud de l Inde, ce BIM propose de lister les risques de la finance informelle ainsi que ses avantages comparatifs, en insistant sur une pratique très répandue en milieu rural : le principe de l avance consentie par les employeurs ou les recruteurs de main d œuvre. La prépondérance de la finance informelle en Inde En dépit d un fort développement récent, le taux de pénétration de la microfinance en Inde reste encore limité. Un rapport récent de la Banque mondiale, basé sur diverses enquêtes nationales, indique que 15 % des ménages ruraux indiens ont accès à une institution financière formelle, que le crédit informel représenterait 52 à 62 % du total des dettes des ménages et la microfinance 3 % (World Bank 2004: 84). Quelles sont les sources de crédit informel? On ne dispose pas de données chiffrées précises, mais des enquêtes qualitatives montrent qu en milieu rural, les sources principales d endettement informel sont les suivantes : > L endettement auprès de la famille et du voisinage ; les taux d intérêts sont limités voire nuls, mais les montants sont généralement faibles de même que la durée ; > Le crédit consommation octroyé par le boutiquier local, remboursable au plus tard à la fin du mois ; officiellement sans intérêt mais il est fréquent de surfacturer les biens de 10 à 20 % ; 1

> Le prêt sur gage (à partir de bijoux, mais aussi de biens d équipement (par exemple télévision ou bicyclette) : le montant du prêt représente 40 à 60 % de la valeur du bien gagé, et le taux d intérêt appliqué varie de 3 à 5 % par mois ; > Le crédit des prêteurs privés («moneylender»), avec ici des pratiques très variables, tant en termes de montant, de coût (10 à 25 % par mois mais parfois par semaine ou même par jour) que de sanctions en cas de non-remboursement, nous y revenons plus bas ; > Les crédits-liés des fournisseurs : en agriculture comme dans certains secteurs de production/transformation comme le tissage, il est très fréquent de s approvisionner à crédit en matières premières ou en intrants, et le fournisseur est aussi celui qui rachète la production, à un coût évidemment plus moindre que celui du marché ; > Et enfin les «avances» d employeurs ou de recruteurs de main-d œuvre : ce phénomène est extrêmement répandu pour ne pas dire systématique tout employeur digne de ce nom doit être en mesure de proposer des avances à son personnel. Les risques des prêts informels : surendettement, décapitalisation et servitude > Le risque de surendettement se définit tout simplement comme l incapacité à rembourser sa dette. Deux facteurs principaux sont en cause : Le coût du crédit : le taux d intérêt (ou son équivalent, puisque le terme n est pas nécessairement employé) et le fait qu il s agisse d un système d intérêt cumulé ou non ; les risques de surendettement sont bien évidemment plus prononcés lorsqu il y a intérêt cumulé ; L obligation de rembourser le capital en une fois : bon nombre de prêteurs de l informel exigent cette condition ; lorsque les sommes sont conséquentes (1 000 RS peut suffire, soit moins de 20 euros), il n est pas rare que les familles attendent plusieurs mois voire plusieurs années avant de rembourser le capital ; le coût du prêt représente alors 4, 5 voire 10 fois le montant du capital prêté initialement ; > Le risque de décapitalisation, en particulier l or et la terre, les deux principaux types de biens dont disposent les familles. Même lorsque le prêt n est pas officiellement gagé, certains prêteurs usent de leur pouvoir pour venir se servir chez les familles ; > Le risque de servitude, celle-ci étant définie comme l obligation de gager sa force de travail en échange d une avance, avec obligation de travailler pour le créancier jusqu à extinction de la dette. C est bien sûr en cas d avance de l employeur ou du recruteur de main-d œuvre que le risque de servitude est le plus prononcé. Le principe de l avance est systématique lorsque les travailleurs sont migrants. Dans la plupart des villages de l Inde du Sud, cette migration saisonnière concerne au moins 30 % de la population et cette proportion atteint parfois 80 à 90 %, notamment dans les zones sèches. L avance de l employeur est alors le seul moyen de survivre pendant la saison creuse. Surendettement, décapitalisation et servitude sont bien évidemment étroitement liés à la pauvreté, et l ensemble de ces éléments se renforce mutuellement. Deux études menées en 2002 et 2003 en Inde montrent que trois facteurs expliquent plus des trois quarts des processus d appauvrissement : problèmes de santé et dépenses de santé, dépenses sociales et crédit usurier», ce dernier facteur étant bien évidemment étroitement lié aux deux précédents et il se transforme souvent en relation de servitude (Krishna 2004 ; Krishna et al. 2003). D autres 2

sources confirment très largement le poids des dépenses de santé. Par exemple un rapport récent de la Banque mondiale, basé sur plusieurs statistiques nationales, donne des résultats alarmants : 40 % des personnes hospitalisées s endettent ou vendent une partie de leurs biens pour payer les frais d hôpital et un quart des personnes hospitalisées tombent dans la pauvreté suite à l hospitalisation (Peters et al. 2002 : 143). Décapitalisation et servitude sont souvent la conséquence du surendettement : incapables de rembourser une somme par le biais de leurs revenus, les familles proposent au créancier des biens ou leur force de travail. Inversement, on observe que bon nombre de familles ont délibérément recours à la servitude pour éviter de se sur endetter ou de décapitaliser. Elles préfèrent gager leur force de travail plutôt que d avoir recours à des formes de prêts usuraires ou susceptibles de leur faire perdre leur terre. Des groupes de discussion menés dans différents villages donnent la même conclusion : humilité, honte et déshonneur sont bien plus difficiles à supporter que la perte de biens ou l obligation de travailler. D ailleurs lorsque l on interroge les personnes sur les facteurs de statut social, la réponse est également unanime : être capable d honorer ses dettes. Comment évaluer le degré de surendettement d une famille? «Bons» prêteurs versus «mauvais» prêteurs Il est d usage d évaluer le surendettement à partir de la charge de remboursement, celle-ci représentant le rapport entre le montant du remboursement annuel et le revenu global annuel du ménage. Dans bon nombre de pays en Occident, un ménage est considéré comme vulnérable au surendettement lorsque ses échéances de remboursement dépassent le tiers de ses revenus. Outre ce premier critère, il est déterminant de tenir compte : > Du montant du patrimoine du ménage (biens durables, biens immobiliers, financiers) y compris des créances informelles, dont le montant peut être considérable, même chez les plus pauvres ; > Du degré d irrégularité des revenus ; la plupart des familles ont des revenus irréguliers, et c est précisément cette irrégularité qui est à l origine d une forte demande de crédit puis des éventuelles difficultés de remboursement ; > De la capacité à mobiliser des sommes conséquentes et donc à épargner ; compte tenu des difficultés à épargner, le recours à des systèmes «d épargne forcée» est essentiel, nous y revenons plus loin ; > De la nature des relations entre les débiteurs et leurs créanciers, qui elle-même conditionne largement le degré de pression voire de violence susceptible d être exercé sur le débiteur en cas de non-remboursement. On observe ici des situations très variables, et les populations, lorsqu elles décrivent leurs sources d emprunts, insistent bien sur la différence entre les «bons» prêteurs et les «mauvais». Les «bons» sont ceux qui font preuve de discrétion et de souplesse (rééchelonnement en cas de difficulté à rembourser) et qui savent attendre (même si cela implique des coûts considérables pour les emprunteurs). Il semblerait que ce type de prêteur soit davantage inséré dans le tissu social local, ce qui leur permet d offrir des services adaptés au degré de solvabilité et aux capacités de remboursement de leurs clients ; ce qui leur permet également de trouver des solutions appropriées en cas de difficulté de remboursement. Les «mauvais» prêteurs au contraire, sont 3

parfois plus généreux et prêtent plus facilement, mais en contrepartie ils ont recours d emblée au harcèlement moral et à la pression sociale en cas de non-remboursement : se rendre au domicile de la personne en alertant le voisinage, aller se plaindre à la famille, prévenir le conseil de caste ; lorsque ces premières mesures ne donnent pas les résultats escomptés, faire preuve de violence verbale, mais aussi physique voire sexuelle. Ils connaissent beaucoup moins bien leur clientèle et leur méthode de recouvrement repose, non pas sur une évaluation fine des risques, mais principalement sur la violence. Remarquons que certaines organisations de microfinance sont perçues par les populations comme des «mauvais» prêteurs car incapables de s adapter aux difficultés de remboursement, et exerçant une forte pression sociale en cas de non-remboursement. Pourquoi la «préférence» pour le système de l avance? Le système d avance existe dans quasiment tous les secteurs d activité (y compris les emplois publics). L octroi d une avance n implique pas nécessairement une situation de servitude, tout dépend des conditions de travail qui en résultent : horaires de travail, liberté de mouvement, violence éventuelle et enfin montant des rémunérations. Ce dernier point est extrêmement difficile à évaluer puisqu il y a rarement une comptabilité précise : la plupart du temps l avance est remboursée sans intérêt, mais s accompagne de divers coûts annexes (diminution du salaire, qui oblige parfois à réemprunter et provoque l émergence de cycles d endettement difficiles à enrayer ; surfacturation de services annexes dont les employeurs ont le monopole (accès à l eau, matières premières ou sous-facturation lorsque le prêteur est fournisseur). Comment expliquer que les personnes soient elles-mêmes demandeuses de ce type de pratique, avec tous les risques apparents que cela comporte? Une question de survie C est de toute évidence un motif prioritaire : bon nombre de travailleurs n ont tout simplement pas le choix. Plusieurs études (Guérin et al. 2004) montrent que l avance est utilisée en majorité pour des dépenses quotidiennes (alimentation, santé) pendant la saison creuse alors que les sources de revenu sont très limitées. Certains employeurs offrent un système extrêmement pratique : ils disposent d un réseau d assistants disséminés dans les villages, chargés de répondre immédiatement aux besoins urgents de leur main-d œuvre et parfois même d anticiper les besoins (untel envisage de marier sa fille, l assistant proposera d en financer une partie). Au final, l avance est souvent la somme d une multitude de toutes petites sommes distribuées au quotidien. L existence de rapports sociaux de subordination Dans sa forme la plus abjecte, la servitude pour dette suppose l intériorisation d une relation de domination et «ne peut se former que dans des zones où les droits communautaires et les liens hiérarchiques de subordination, produits d une évolution historique, sont encore assez forts pour la rendre acceptable, voire désirable» (Servet 2004). Un besoin de «protection» : servitude versus garantie d emploi Les travailleurs le disent eux-mêmes : le système de l avance permet une confiance mutuelle : > Confiance de l employeur, ainsi assuré que le travailleur lui sera fidèle ; le principe de l avance est d ailleurs particulièrement répandu dans les secteurs où la production repose 4

sur un processus continu et cyclique, exigeant de fait une main d œuvre «disciplinée» pendant une période limitée) ; > Confiance du travailleur qui est assuré d avoir un emploi pendant la durée de remboursement de la dette. Gager sa force de travail n est pas considéré comme risqué ; c est même au contraire une protection : avoir de l emploi pendant la saison et la recherche de sécurité l emporte sur les risques de dépendance. Un système d épargne «forcée» Il est relativement fréquent qu au cours de la relation de travail employeur/employé, l employeur soit d abord créditeur (en procurant une avance) puis débiteur (la déduction sur salaire correspondant au remboursement de l avance se poursuit même lorsque l avance est remboursée, et le solde sera remis à l employé à la fin de relation de travail. On trouve ici plusieurs cas de figures : > soit l employé lui-même demande à l employeur de garder cette partie du salaire : c est pour lui un moyen d épargner ; l employeur joue un rôle de «garde monnaie» ; > soit c est une contrainte imposée par l employeur, avec des risques que l employé ne perçoive pas l intégralité de son dû (soit c est une perte, soit il est obligé de revenir à la saison prochaine) ; > même lorsque le système est imposé, certains employés (à condition qu ils reçoivent effectivement leur dû) préfèrent ce système dans la mesure où cela les oblige à ne pas dépenser : ils considèrent ce système comme un système d épargne. Certains travaux ont bien montré que même les plus pauvres étaient capables d épargner (voir par exemple les travaux de Rutherford). Une recherche récente menée en Inde confirme très largement la capacité des pauvres à épargner. Non seulement ils sont nombreux à épargner 74 % des pauvres épargnent (contre 83 % chez les non pauvres) mais plus encore leur propension à épargner n est pas négligeable : les pauvres épargnent 9,95 % de leur revenu en milieu rural et 15,54 % en milieu urbain, contre 20,33 % et 23,34 % pour les non pauvres (Pradhan et al. 2003 : 38). Les pratiques d épargne sont diverses : épargne liquide conservée à domicile ou chez une personne de confiance (personne de la famille, mais aussi voisin réputé pour son honnêteté ou encore boutiquier) ; achat de biens tels que petit bétail, vaisselle (la vaisselle représente souvent l une des plus grosses possessions de la famille), ou encore bijoux. Indépendamment de leur valeur souvent limitée, toutes ces pratiques comportent un certain nombre de limites : l absence de sécurité (incendie, inondation, vol) mais aussi les tentations» à la dépense (les personnes ont tendance à dépenser la moindre roupie qu elles ont entre les mains) et les sollicitations incessantes de l entourage. L ensemble de ces facteurs explique le fait que les personnes soient en permanence à la recherche de systèmes «d épargne forcée», les obligeant à épargner. Le succès des tontines (chit funds) en Inde du Sud s explique en très large partie de cette manière : l obligation de cotiser régulièrement (généralement le rythme est hebdomadaire ou mensuel) est une contrainte largement appréciée par les participants, y compris par ceux qui passent en dernier et qui pourraient s estimer lésés. L attrait pour le principe de l avance peut aussi se comprendre de cette manière, sauf que dans ce cas là, il ne s agit pas d une incitation à épargner mais à travailler. 5

Bibliographie > Guérin I. (Dir.) Servet J.-M. Bhukhut A. Marius-Gnanou K. Venkatasubramanian (2004) Endettement, Vulnérabilité à la servitude pour dette et microfinance, Pondichéry: Institut français de Pondichéry/Bureau International du Travail (Social Finance Unit), octobre, 100 p. > Krishna A. (2004) Escaping poverty and becoming poor: who gains, who loses, and why?, World Development, Vol. 32, n 1, pp. 121-136. > Krishna A., Kapila M., Porwal M. and Singh V. (2003), Falling into Poverty in a High- Growth State: Escaping Poverty and Becoming Poor in Gujarat Villages, Economic and Political Weekly, Vol. 49, pp. 5171-5179. > Peters D. H., Abdo S., Yazbeck Sharma R. R., Ramana G.N.V., Pritchett L. H. and Wagstaff A. (2002), Better Health Systems for India s Poor: Findings, Analysis, and Options, New Delhi: The World Bank, 347 p. > Pradhan B. K., Saluja M. R., Roy P. K. and Shetty S. L. (2003), Household savings and investment behaviour in India, New-Delhi: Economic and Political Weekly Research Foundation / National council of applied economic research, 238 p. > Servet J.-M. (2004) Debt bondage as a form of voluntary slavery. Hypothesis for a definition of so-called debt bondage in India in Guérin & Servet (eds) Pondy papers of social sciences: 'Microfinance: from daily survival to social change, n 30, pp. 98-118. 6