CARENE PONTE Trois femmes
CARENE PONTE, 2015 ISBN numérique : 979-10-262-0033-8 Courriel : contact@librinova.com Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
TROIS FEMMES 1er prix du concours "Une femme exceptionnelle", organisé par Librinova et le blog Tout à l'égo. Assise au bord de l eau, sur la plage, elle contemplait la mer. Les vagues, les mouettes, le soleil qui déclinait lentement, les quelques passants qui s attardaient pour une dernière promenade avant de rentrer retrouver leur intérieur douillet. Tout était calme. S il n y avait le bruit régulier des vagues, elle aurait presque pu entendre le silence. Elle savait bien qu il lui fallait commencer par-là, réduire les bruits, calmer les sons. Cela faisait bientôt quinze jours qu elle était ici. Dans ce que l on appelle poliment une maison de repos. Là où vont ceux dont la vie part en lambeaux, sorte d endroit de la dernière chance. Elle venait s asseoir sur la plage tous les jours. Elle s installait et elle contemplait. Elle ne disait rien. Ne faisait rien. Les premiers jours elle ne s autorisa pas à penser à ce qui lui faisait du mal, cela viendrait, mais ce n était pas le moment, c était trop tôt. Elle n était pas encore prête. Elle commençait à ressentir les bienfaits de ce temps passé à rien. Ses muscles s étaient détendus un à un. Elle n avait plus cette crispation permanente à la base de la nuque. L oppression qu elle ressentait au niveau de la poitrine commençait à se dissiper. Elle pouvait compter les jours qui la séparaient de sa dernière crise d angoisse. Elle avait pris la bonne décision en quittant tout et en venant se réfugier ici. C était ça ou se jeter d un pont. Elle y avait pensé, mais un morceau d elle devait tout de même être encore accroché à la vie parce que le jour où tout avait basculé, lorsqu il avait fallu choisir une route, c était celle
d ici qu elle avait empruntée. Laissant derrière elle le pont. C était la première étape, calmer le jeu, se poser, reprendre possession du temps. Mais maintenant, il lui fallait se demander comment elle en était arrivée là. Pour comprendre. Pour s en sortir. Pour pouvoir rentrer chez elle. Quand elle était petite, elle se disait toujours que ce serait mieux quand elle serait grande. Elle avait hâte d avoir une vie à elle. Elle rêvait d une grande maison très claire avec plein de meubles en bois blanc, de liberté. Jusqu à l âge de 3 ans, elle avait vécu à la campagne chez sa grand-mère maternelle. Ses parents s étaient connus relativement jeunes et en attendant qu ils aient de quoi vivre, sa grand-mère avait accepté de les héberger. Il n y avait pas beaucoup d espace mais les quelques souvenirs qu elle en avait lui évoquaient des heures heureuses, des rires, des bonnes odeurs de cuisine, de gâteaux au chocolat. Sa grand-mère aimait cuisiner, elle en avait même fait son métier. Elle aurait tellement aimé qu elle puisse lui apprendre mais hélas elle n en avait pas eu le temps. Un soir où sa grand-mère rentrait du restaurant où elle travaillait, elle avait eu un accident de voiture. Un banal refus de priorité à droite. Un banal accident de voiture qui l avait conduite devant un cercueil. Elle avait 2 ans et demi. Ses parents et elle étaient restés quelque temps dans la maison, puis ils avaient décidé de la vendre et de s acheter un appartement en ville. Elle avait donc du quitter son coin de nature pour un coin de cité HLM. Ses champs de fleurs contre des files de voiture. Le calme contre le bruit. Ses parents s étaient rencontrés alors qu ils avaient 20 ans et elle était née à peine 1 an plus tard. Elle s était toujours demandé si elle avait été
désirée. Bien que sa mère ne lui ait jamais dit le contraire, elle n avait jamais bataillé pour qu elle arrête de se poser la question. Cette petite vie de famille avait sans doute été trop lourde pour eux. Son père était parti 6 mois après leur emménagement. Sa mère lui avait raconté qu il avait rencontré une autre femme sans enfant et qu il ne les aimait plus. A 3 ans et demi elle ne pouvait pas comprendre grand-chose de ces histoires de grandes personnes mais malgré tout pendant des années elle s était persuadée que les enfants n étaient pas compatibles avec les histoires d amour. Pour sa mère, elle symbolisait la raison de la fin de son grand amour. Désirée ou pas, elle était celle qui était venue tout perturber. Inconsciemment peut-être, ou peut-être pas, elle le lui avait fait payer. Et cher. Sa mère n avait toujours vu en elle qu une fille sans talent particulier, sans perspective. Une fille quelconque. Et même pas assez jolie pour compenser et faire un bon mariage. Jamais elle n avait vu d admiration dans ses yeux. Jamais elle ne lui avait dit qu elle était fière. Très tôt elle avait dû apprendre à s occuper d elle. A 25 ans, sa mère avait d autres projets que de s occuper d une gamine à temps plein. Elle était rarement présente. Elle aimait sortir avec des collègues de travail, boire un verre ou manger un bout. Elle aimait danser, elle aimait aller au cinéma. Elle était jolie sa mère. Alors, elle restait seule des soirées entières. «Tu profites de l appartement pour toi toute seule comme ça» lui répétait sa mère, «c est chouette de pouvoir faire ce que tu veux».
Mais à 10 ans elle aurait préféré devoir se coucher à 20 heures, qu on la force à manger ses épinards et avoir une mère présente. Elle avait souffert de cette absence. Tellement. Elle aurait voulu avoir une mère, une vraie. Elle passait parfois la nuit chez sa meilleure amie. Claire elle s appelait. Et chez claire il y avait un père et une mère. Il y avait des «je t aime», des «Je suis si fière de toi», des jeux en famille, des rires. Il y avait aussi bien sûr les punitions et les incompréhensions de l adolescence. Mais quand Claire se plaignait et l enviait parce que sa mère n était jamais sur son dos, elle, aurait donné n importe quoi pour être à sa place, pour courber le sien sous le poids de sa présence. Pour avoir des parents inquiets et attentifs à son éducation. Pour se sentir aimée, même au travers des privations de sortie. Son bac en poche, elle avait postulé pour un poste de caissière et avait été embauchée. Sa mère lui disait souvent qu elle finirait sans doute caissière Quelle ironie du sort. Sauf qu elle avait commencé caissière, et qu elle était aujourd hui responsable du magasin. C était sa revanche sur la médiocrité qu elle avait toujours vue pour elle. Elle devrait s en réjouir mais elle ne pouvait pas. Elle devrait se sentir heureuse, mais elle ne l était pas. Parce que ce combat pour lui prouver qu elle valait mieux que ce qu elle lui disait l avait conduite sur cette plage, en cette fin de journée, à regarder le soleil se coucher. Peut-être que c était elle qui avait raison au fond, peut-être qu elle ne valait pas grand-chose. Elle y avait cru pourtant. Elle était si fière de gagner sa vie, d avoir pu se trouver un appartement, certes minuscule, mais à elle. Avec ses meubles, sa décoration, son trousseau de clés.