Les relations commerciales entre les pays méditerranéens Giorgia Giovannetti Directrice du volet «Développement» du Programme de gouvernance mondiale Centre d études Robert Schuman Institut universitaire européen Professeur d économie internationale Université de Florence Au cours de ces dernières années, les pays méditerranéens ont connu des transformations politiques importantes et profondes. Ces réformes ont démarré (lentement) entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, lorsque plusieurs pays de la rive sud de la Méditerranée 1 ont entrepris trois virages politiques majeurs liés les uns aux autres : a) aller vers une plus grande intégration dans l économie mondiale, principalement en réduisant les barrières commerciales et en réformant les marchés de change ; b) passer d une économie dominée par le pétrole à une production et à des exportations plus diversifiées ; c) se détourner du secteur public pour se diriger vers une économie de marché, impliquant notamment une privatisation des entreprises. Ce programme inachevé, le mécontentement à l égard des régimes politiques en place, lié à la dynamique des populations, la situation dramatique du marché du travail et le bouleversement de la demande mondiale après la crise financière de 2008-2009, ont conduit à la naissance du printemps arabe, accompagné d importants enjeux par rapport aux modèles de mondialisation. La région, bien qu ayant accéléré le rythme de ses réformes et de son intégration commerciale, a été à la traîne tout au long des années 2000. En effet, elle n a pas pleinement participé aux nouveaux réseaux de production mondiale qui se sont développés et n a pas beaucoup bénéficié des opportunités offertes par l essor de marchés émergents. La croissance et l intégration auraient aussi pu être favorisées par la cohésion régionale amorcée dès 1957 par la création du Conseil de l unité économique arabe 2. Cependant, celui-ci est loin d avoir atteint ses ambitieux objectifs, malgré la signature de l accord portant création de la Zone panarabe de libreéchange (PAFTA, 1998) et de l accord d Agadir (signé par l Égypte, la Jordanie, le Maroc et la Tunisie). C est dans ce contexte que nous analyserons brièvement les relations commerciales entre les pays méditerranéens. D une part, nous tâcherons de mesurer jusqu à quel point ceux-ci sont parvenus à diversifier leur économie, passant des secteurs reposant sur les ressources naturelles, à l industrie manufacturière et/ou aux services. Nous tenterons également de déterminer si leur potentiel de croissance peut être renforcé et de quelle façon. D autre part, nous verrons si le commerce au sein de cette zone présente une composition sectorielle spéci- 1 Les pays de cette zone peuvent être regroupés de différentes manières. Dans le présent article, sauf indication contraire, nous faisons référence aux pays du Moyen-Orient et d Afrique du Nord (région MENA), à savoir l, Djibouti, l Égypte, l Iran, l Irak, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, la Syrie, les territoires palestiniens, la Tunisie et le Yémen. Le partenariat euro-méditerranéen comprend l, l Égypte, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, la Syrie, les territoires palestiniens occupés, la Tunisie et la Turquie. Le Maghreb englobe l, la Libye, le Maroc et la Tunisie ; le Machreq englobe la Jordanie, le Liban, la Syrie et les territoires palestiniens. Les pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) sont Bahreïn, le Koweït, Oman, le Qatar, l Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. 2 En 1964, l Égypte, l Irak, la Jordanie et la Syrie ont essayé de former un Marché commun arabe. En 1989, l, la Libye, la Mauritanie, le Maroc et la Tunisie ont créé l Union du Maghreb arabe. Bilan Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2013 257
Bilan Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2013 258 fique. Ces questions obligent à se pencher sur le rôle des politiques macroéconomiques et de l abondance des ressources naturelles dans les modèles de diversification économique de la région. Afin de pouvoir dresser ce bilan, il est aussi crucial d évaluer l impact du taux de change réel sur la compétitivité (Sekkat, 2012). Commerce et spécialisation Le tableau 8 rend compte de l ouverture commerciale des pays du Moyen-Orient et d Afrique du Nord (MENA), exprimée à l aide d une mesure standard (part du volume total des importations et des exportations dans le PIB). On constate que le degré d ouverture de cette région est supérieur à la moyenne mondiale, mais nettement inférieur à celui de l Asie de l Est. TABLEAU 8 Degré d ouverture commerciale, 2010 Échanges Exportations Importations % PIB Asie de l Est et Pacifique 74,1 46,4 27,7 Europe et Asie centrale 50,2 32,0 18,2 Amérique latine et 35,2 21,0 14,2 Caraïbes Moyen-Orient et Afrique 49,7 29,1 20,6 du Nord Asie du Sud 26,5 15,7 10,8 Afrique subsaharienne 52,2 31,0 21,2 Monde 41,5 24,1 17,4 Sources : Indicateurs du développement dans le monde (WDI). Le degré d ouverture commerciale varie considérablement d un pays à l autre (tableau 9). Tous, cependant, à l exception de l, ont accru leur ouverture au cours de la dernière décennie. TABLEAU 9 Degré d ouverture commerciale pour différents pays et années Le graphique 16 illustre l évolution des exportations de la région MENA au cours des dix dernières années. Le volume total des exportations a plus que doublé, passant de moins de 100 milliards à plus de 200 milliards de dollars, avec un pic au début de la crise financière, laquelle a provoqué une chute de presque 20 %. Par ailleurs, depuis la crise, l UE des 27 a peu à peu perdu de son importance en tant que destinataire des exportations. En effet, les exportations vers l UE des 27 représentaient plus de 43 % du total en 2003, contre 30 % seulement en 2011. En revanche, les marchés asiatique et de la région MENA font preuve d un plus grand dynamisme, ce qui pourrait stimuler la croissance. Le volume des exportations au sein des pays de la MENA est ainsi passé de 7 milliards de dollars en 2005 à près de 17 milliards en 2011, soit un bond de 143 % en six ans. Le graphique 17 montre les exportations de plusieurs pays de la région MENA, d une part vers l UE, et d autre part vers d autres pays de la région MENA. Les écarts sont significatifs. En 2011, la Jordanie et le Liban ont exporté davantage au sein de la région MENA que vers l UE. Pour l Égypte également, les pays de la région sont un marché clé, puisque celui-ci représente plus de 10 % de ses exportations totales. Pour la Tunisie, en revanche, l UE demeure le principal marché de destination. Entre 2000 et 2011, tous les pays ont enregistré une baisse de leurs exportations vers l UE ; à l inverse, celles-ci se sont intensifiées au sein de la région, et ce pour la plupart des pays. Dans le cas de l Égypte, cette tendance est particulièrement significative, contrairement à la Tunisie, pour qui l UE reste la première destination. La Jordanie n a pas réduit sa part d exportations vers l UE, mais a considérablement accru celles destinées à d autres pays de la région MENA. Pays 1960 1970 1980 1990 2000 2005 2010 106,19 51,23 64,68 48,38 62,53 71,92 52,33 Égypte, Rép. arabe d 39,61 32,94 73,38 52,76 39,02 62,95 47,48 Israël 23,04 78,60 103,12 80,08 74,78 85,84 71,79 Jordanie 124,05 154,65 110,29 146,91 116,82 Liban 117,92 50,12 63,99 72,39 Libye 70,80 51,12 94,73 Maroc 46,27 39,22 44,13 58,31 61,33 70,23 75,92 syrienne, Rép. arabe 49,16 39,36 54,76 56,29 63,97 82,01 71,08 Tunisie 46,74 85,84 94,16 82,46 90,25 104,98 Cisjordanie et Gaza 87,16 82,24
GRAPHIQUE 16 300 000 Exportations de la région MENA dans le monde, vers l UE et au sein de la région Bilan 250 000 Millions de dollars américains 200 000 150 000 100 000 50 000 0 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 Monde EU27 MENA Sources : WDI, 24 avril 2013. GRAPHIQUE 17 63 % Part des échanges avec l UE et intra-mena par rapport aux exportations totales 80 % 76 % 51 % 47 % 32 % Égypte 22 % 23 % 2 % 6 % 12 % 5 % Iran Jordanie 46 % 30 % Malgré cette récente augmentation, les échanges intra-mena demeurent minoritaires (5,9 % des exportations ; 5,1 % des importations). Les exportations à destination de l UE 3 sont presque dix fois plus importantes que les flux commerciaux intra-me- NA, ce qui révèle une asymétrie notable. En effet, si la MENA représente un marché naturel pour l UE, en raison de leur proximité géographique et culturelle, cette région ne reçoit que 6 % des exportations hors EU Liban Total MENA 3 % 1 % 17 % 3 Le volume des importations, non spécifié pour des raisons d espace, est huit fois supérieur. Tunisie Yémen 2011 2000 Égypte 1 % Iran 29 % 19 % Jordanie MENA 1 16 % Liban 3 % Total MENA 9 % 6 % 2 % UE. Inversement, malgré la baisse récente évoquée précédemment, l UE représente 26 % des exportations des pays du Machreq et plus de 57 % de celles du Maghreb (Mati, 2013). Au sein de l UE, l Italie, la France et l Espagne sont leurs principaux partenaires commerciaux. Au plan sous-régional, les échanges intra-maghreb et intra-machreq présentent des modèles divergents. Les exportations au sein du Maghreb (2,5 % des ex- Tunisie Yémen Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2013 259
Bilan GRAPHIQUE 18 Répartition sectorielle des exportations de sept pays de la région MENA dans le monde (2011) 100 % 80 % 60 % 40 % 20 % 0 % Égypte, Rép. arabe d' Iran, Rép. islamique d' Jordanie Liban Tunisie Yémen Agriculture Carburants Minerais et métaux Produits manufacturés Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2013 260 portations totales du Maghreb) sont négligeables, excepté pour la Tunisie. Les exportations au sein du Machreq, elles, sont plus conséquentes, représentant 10,4 % du volume total. Cependant, les résultats de plusieurs modèles gravimétriques (voir Diop et al., 2013 pour enquête) indiquent que les échanges intra-mena sont bien au-dessous de leur potentiel. Les structures des échanges sont en grande partie façonnées par les différences qui existent d un pays à l autre. La plupart sont caractérisés par une faible diversification de leur production intérieure et de leurs exportations, et quelques-uns seulement sont riches en ressources. En et en Libye, riches en pétrole, le secteur minier a pris encore plus d ampleur en termes relatifs, ce qui laisse penser que la diversification économique dans des secteurs autres que le pétrole n a pas été opérée. En 2010, le secteur minier représentait plus de 35 % du PIB (contre 2 en 1990), environ 85 % des exportations de marchandises, et entre 65 et 95 % des revenus de l État. Les exportations se sont peu diversifiées ; elles concernent des produits transformés ou primaires existant déjà (principalement du pétrole brut ou raffiné) et des marchés de destination traditionnels situés en Asie, dans l UE et au sein de la région. L exportation de nouveaux produits a lieu exclusivement dans le secteur industriel et dans les pays pauvres en ressources (Égypte, Jordanie, Liban, Maroc, Tunisie). Les produits primaires et transformés, ainsi que les biens de consommation sont au cœur de l augmentation des exportations, confinée aux marchés européens. La diversification dans des secteurs de fabrication plus spécialisée pourrait élargir les possibilités de stimuler l exportation de nouveaux produits («marge extensive»), par opposition au fait d exporter les mêmes produits de façon plus intense («marge intensive»). Les échanges de produits manufacturés sont plus intenses entre pays similaires, tandis que le commerce basé sur les ressources naturelles a plus tendance à se développer avec les pays occidentaux, dans un cadre d échange «Nord-Sud» Le graphique 18 montre qu en 2011, les exportations sont encore hétérogènes et présentent une certaine dichotomie : la Tunisie, la Jordanie, le Liban et l Égyp te concentrent leurs exportations sur les biens manufacturés, tandis que l, l Iran et le Yémen privilégient les carburants. Les autres activités sem blent marginales, bien que l agriculture occupe encore une place importante en Égypte. Une étude plus approfondie
GRAPHIQUE 19 100 % Échanges intra-mena par secteur Bilan 80 % 60 % 40 % 20 % 0 % Égypte, Rép. arabe d' Iran, Rép. islamique d' Jordanie Liban Tunisie Yémen Agriculture Carburants Minerais et métaux Produits manufacturés GRAPHIQUE 20 Indice de diversification des exportations pour différents pays et années 1 0,8 0,6 0,4 0,2 0 Égypte Iran Irak Jordanie Liban Libye Maroc Syrie Tunisie Yémen 2000 2005 2010 révèle que les biens de consommation et les produits primaires représentent actuellement 64 % des exportations totales (Asie 41 %, Amérique latine 57 %) ; les biens d équipement, eux, ne représentent que 6 %. Ces structures freinent le potentiel commercial de la MENA et, de fait, ces pays commercent moins avec le reste du monde que ce à quoi l on pourrait s attendre. Les relations commerciales au sein de la région présentent un schéma différent. En comparant les graphiques 18 et 19, l on s aperçoit que les échanges de produits manufacturés sont plus intenses entre pays similaires, tandis que le commerce basé sur les ressources naturelles a plus tendance à se développer avec les pays occidentaux, dans un cadre d échange «Nord-Sud». Dans six cas sur sept, les carburants représentent une part marginale des échanges internes. Dans cinq pays, l industrie manufacturière est à l origine de la majorité des exportations, alors qu au Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2013 261
Bilan Annuaire IEMed. de la Méditerranée 2013 262 Yémen les exportations intra-mena concernent principalement l agriculture. L semble une exception, puisque c est le seul pays à exporter des carburants au sein de la région. Le graphique 20 semble indiquer que les exportations des pays de la MENA sont encore très concentrées 4, relativement dépendantes d un nombre limité de produits, et que peu de progrès ont été réalisés au cours de la dernière décennie. Bien sûr, il existe d importantes différences parmi ces pays ; ainsi, le modèle d exportation de l Égypte et de la Tunisie se rapproche progressivement de celui des autres pays du monde. Conclusions Le développement des pays méditerranéens est caractérisé par l incertitude et la volatilité, en raison de la faible diversification de leur production et de leurs exportations, mais aussi en partie à cause de l évolution des prix des marchandises. Une plus grande diversification pourrait engendrer des économies d échelle et offrir des opportunités pour récolter les bénéfices de l intégration à l économie mondiale, stimulant ainsi une croissance à long terme. Les échanges intra-régionaux peuvent également permettre de renforcer la diversification et la croissance, d autant plus que la demande provenant de l UE a diminué de façon considérable ; ces pays pourraient améliorer leur intégration avec les marchés émergents ou au sein de la région. Venables (2011) soutient que la proximité entre des pays riches en ressources et d autres plus pauvres dans ce domaine pourrait donner lieu à une répartition équitable des richesses parmi ces pays à travers une intégration régionale. Toujours selon ce dernier, les pays riches en ressources seraient plus susceptibles d opérer une réorientation des échanges puisque ces pays s approvisionnent à présent chez leurs partenaires pauvres en ressources et moins performants. La région MENA, cependant, est encore loin d avoir atteint ses ambitieux objectifs. Malgré les accords commerciaux, l intégration régionale est encore faible, peut-être en raison des encombrantes procédures de dédouanement qui prennent plus de temps que dans d autres régions ; dans ce domaine, la Cisjordanie et Gaza, le Liban et l obtiennent les pires résultats. Par ailleurs, les coûts du transport, particulièrement élevés dans les territoires précédemment mentionnés, freinent ce processus d intégration. Enfin, malgré d importantes réformes des tarifs douaniers 5, ceux-ci demeurent élevés (environ 10 % en 2011). Les pays de la région MENA doivent changer de stratégie, adopter une politique davantage centrée sur les exportations et la diversification. Les exportations sont trop concentrées sur les produits primaires et les biens manufacturés nécessitant une forte main-d œuvre, des secteurs comportant peu de technologies ou de transferts de connaissances. Contrairement à 1995, lorsque le processus de Barcelone fut lancé, la région MENA pourrait connaître un avenir plus radieux via une intégration régionale plutôt qu une intégration avec l UE. Références Diop, N., Marotta, D. et De Melo, J. (éd.) Natural Resource Abundance, Growth, and Diversification in the Middle East and North Africa. The Effects of Natural Resources and the Role of Policies, Washington, Banque mondiale, 2013. Mati, A. «Picture This: Trade, Growth and Jobs», Finance & Development, mars, FMI, 2013. Sekkat, K. «Manufactured Exports and FDI in Southern Mediterranean Countries: Evolution, determinants and prospects», MEDPRO Technical Report, nº 14, avril, 2012. Venables, A. «Economic Integration in Remote Resource-Rich Regions?» in Barro, R. et Lee, J. W. (éd.) Costs and Benefits of Economic Integration in Asia, New York : Oxford University Press, 2011. 4 L indice de diversification repose sur la formule suivante : DXj = (sum hij hi ) / 2 où hij est la part du produit i dans les exportations totales du pays j et où hi est la part de ce produit dans les exportations totales dans le monde. Cet indice permet de déterminer si la structure par produit des exportations d un pays donné diverge de la structure par produit des exportations totales dans le monde. Sa valeur varie de 0 à 1 ; plus l indice est proche de 1, plus l écart est grand par rapport à la moyenne mondiale. 5 La plupart des pays ont baissé leurs tarifs douaniers au cours des vingt dernières années, souvent par le biais d accords commerciaux avec l Union européenne et les États-Unis.