CABINET Forum Med Suisse N o 35 29 août 2001 875 Aperçu de la fréquence, de la signification, de la clinique et du traitement de Tinea pedis (teigne) L. M. Böhlen a, M. M. van Rooijen b, L. R. Braathen a a Dermatologische Universitäts- Klinik und -Poliklinik, Inselspital, Bern b FMH Dermatologie und Venerologie, Weinfelden Correspondance: Dr L. M. Böhlen Dermatologische Poliklinik Inselspital CH-3010 Bern Introduction Les mycoses de la peau sont fréquentes chez l homme. Nous disposons actuellement d études épidémiologiques en provenance des Etats- Unis, du Canada et d Europe. La prévalence de l onychomycose confirmée par culture s élève dans la population normale, selon les régions, à 2,1% à 6,9%, celle de la Tinea pedis confirmée par culture à 2,9% à 8,1% [1, 2]. Dans une étude européenne de grande envergure, la prévalence dans un ensemble de patients nonsélectionnés, examinés par des dermatologues pour d autres problèmes, s est même élévée à 23% pour les onychomycoses et 22% pour Tinea pedis [3]. Ces affections se rencontrent de manière de plus en plus fréquente plus l âge du patient est avancé, et en particulier chez les hommes. La fréquence augmente encore spécialement dans les situations à risque, comme par exemple chez les clochards (prévalence de Tinea pedis 38%) [4]. La teigne est une maladie souvent peu manifeste du point de vue clinique, et il ne lui est Tableau 1. Agents pathogènes de la Tinea pedis. Type de Tinea Tinea interdigitale Tinea hyperkératotique Tinea vésicobulleuse Agent pathogène (par ordre décroissant de fréquence) (var. interdigitale) Epidermophyton floccosum (Candida spezies) généralement accordé aucune attention, ni par le patient ni par le médecin dans la plupart des cas. Sans doute à tort, dans la mesure où la Tinea pedis interdigitale revêt sans doute une grande importance dans le genèse de l érysipèle de la jambe [5]. Pathogenèse et facteurs de risque Les agents pathogènes sont le plus souvent des dermatophytes, spécialisés dans la digestion de la kératine. Les dermatophytes sont répartis en trois groupes, selon leur habitat de prédilection: dermatophytes géophiles, zoophiles et anthropophiles. Ce sont surtout les souches anthropophiles qui sont responsables de Tinea pedis (tabl. 1). Jusque dans les années 70, le était l agent pathogène le plus fréquent en Europe et en Amérique du Nord; il a été progressivement remplacé au cours des deux dernières décennies par. Ces dermatophytes anthropophiles sont répandus dans le monde entier, ils sont capables de survivre de longs mois sous la forme de spores même dans des conditions inhospitalières de sécheresse, comme par exemple dans la poussière [6]. Ils ne font pas partie de la flore cutanée normale, mais peuvent coloniser la peau humaine, on trouve en conséquence dans les espaces interdigitaux cliniquement inchangés des dermatophytes dans 11% des cas [7]. L infection commence généralement dans les espaces interdigitaux, elle apparaît le plus souvent chez des populations qui portent des chaussures. Les transformations du milieu engendrées par l occlusion (chaleur et humidité accrues) jouent sans doute un rôle clé dans la genèse de l infection [6]. La macération permet vraisemblablement l invasion par les dermatophytes. L infection peut, à partir de là, s étendre per continuitatem, des infections peuvent par ailleurs apparaître par autoinoculation ou surinfections bactériennes avec compliquantes sur
CABINET Forum Med Suisse N o 35 29 août 2001 876 Figure 1. Tinea pedis interdigitale. d autres parties du corps. Des espaces interdigitaux sains avec fonction de barrière normale (c est-à-dire sans invasion préalable ou altération par des dermatophytes) semblent résistants aux attaques bactériennes [7]. Certaines professions (par exemple militaires, mineurs, ouvriers du bâtiment, etc.) et certaines activités de loisirs (sport) présentent par conséquent des risques accrus. Aussi le concept d «Athlete s-foot» (pied d athlète) est-il utilisé en anglais également à titre de synonyme de Tinea pedis. Les hommes sont plus souvent affectés que les femmes. Une partie de la différence entre les sexes peut provenir d une exposition différente dans la vie professionnelle et dans les loisirs ou avoir aussi un rapport avec le choix des chaussures (chaussures ouvertes par exemple) [8]. Mais cette théorie n apporte pas toujours une explication suffisante: on a pu constater par exemple un taux d affection inférieur chez les filles que chez les garçons exposés avec la même régularité à des situations à risque (séance de natation en piscine) [9]. Un autre facteur de risque est constitué par l utilisation de bains publics ou de douches publiques, comme par exemple lors de séances en sauna ou en piscine, ou au cours de la vie en institutions avec douches communes (hôpital, home, etc.) [6]. Les conditions d hygiène jouent très certainement un rôle important également [4]. Diverses maladies avec troubles des mécanismes de défense propres à l organisme de l hôte peuvent par ailleurs conduire à une augmentation du risque d infection, telles que par exemple le diabète sucré et l infection HIV. Mais des troubles de l architecture cutanée avec troubles associés de la fonction de barrière de la peau, comme on peut le constater par exemple dans la dermatite atopique, dans les troubles périphériques de l irrigation ou dans le psoriasis, augmentent le risque d affection par une dermatophytose. Enfin, des positions anormales du pied et des prédispositions familiales peuvent constituer des conditions favorables. Figure 2. Tinea pedis hyperkératotique (type mocassin). Classification et clinique La Tinea pedis peut être classée en trois catégories cliniques: Tinea interdigitale; Tinea hyperkératotique (de type dit du mocassin); Forme vésicobulleuse inflammatoire de la Tinea. Tinea interdigitale Le tableau clinique typique de la Tinea pedis interdigitale est l espace interdigital désquammant, sec et quelques fois fissuré (fig. 1). Ces lésions peuvent parfois provoquer des démangeaisons, mais elles ne sont le plus souvent pas remarquées, parce qu elles se déroulent de manière asymptomatique. Elles sont souvent surinfectées par des bactéries telles que Staphylococcus aureus, Pseudomonas aeruginosa, Proteus spezies, Micrococcus spezies et également par des champignons à spores. Dans de tels cas, une thérapie purement antimycosique suffit. Les lésions peuvent devenir par là plus enflammées et provoquer plus de symptômes tels que des douleurs. La macération augmente typiquement, sans doute à cause de liaisons à teneur en souffre produites par certaines des
CABINET Forum Med Suisse N o 35 29 août 2001 877 Figure 3. Tinea pedis vésicobulleuse. formation de vésicules (fig. 3). Les zones de prédilection sont la tranche latérale du pied et la voûte plantaire. La forte réaction inflammatoire correspond à la réaction immunitaire avec médiation par les cellules T, semblable à une dermatite de contact allergique. Des épisodes récidivants ont été décrits [7]. Diagnostic Les agents pathogènes peuvent être trouvés dans le matériau des squammes prélevés sur les zones affectées, soit directement (préparation à l hydroxyde de potassium) soit par culture. Les résultats de la préparation des squames est disponible en quelques minutes. Les cultures par contre ne peuvent souvent être appréciées qu après 2 à 3 semaines. Diagnostic différentiel bactéries citées ci-dessus. De telles liaisons ont cependant une action antimycosique, de telle sorte que les dermatophytes ne peuvent plus être décelés que dans une proportion d environ 30% dans ces lésions [7]. Tinea pedis hyperkératotique (type mocassin) Cette infection est caractérisée par la désquammation hyperkératotique sèche et diffuse de la plante des pieds avec extension au dos des pieds et déroulement chronique typique (fig. 2). peut être décelé particulièrement souvent. Les patients à tendance atopique sont affectés de préférence. L infection peut s étendre de manière localisée et conduire ainsi à une onychomycose ou une Tinea corporis; mais elle peut aussi, typiquement par le fait de se gratter, être transférée sur les mains et y provoquer une Tinea manuum ou une onychomycose. Le syndrome appelé «two-feetone-hand-syndrome» (syndrome deux pieds/ une main) est bien connu. Des infections par dermatophytes avec et déroulement chronique, affectant non seulement les pieds, les ongles et les mains mais pouvant aussi s étendre à tout le corps, ont été décrites récemment à plusieurs reprises [2]. Tinea pedis vésicobulleuse Il s agit d une infection aiguë due surtout au, caractérisé par une forte réaction inflammatoire associée avec Nous ne décrirons ce diagnostic qu à l aide de quelques mots clés: Type interdigital: érythrasme, infections bactériennes (resp. surinfections), Candida Intertrigo. Type mocassin: Psoriasis vulgaris, dermatite eczématoïde, Keratoma sulcatum, hyperkératoses d autres étiologies. Type vésicobulleux: impétigo bulleux, dermatite de contact allergique, eczéma dyshidrotique, dermatoses bulleuses. Thérapie Thérapie topique Dans le cas de la Tinea interdigitale non compliquée, une thérapie antimycosique topique est généralement suffisamment efficace. Des substances de la classe des azolés (tous les antimycosiques avec terminaison en «-azole») ainsi que des allylamines (terbinafine) se sont principalement imposés aujourd hui. Les azolés présentent sans doute une meilleure efficacité contre certains champignons à spores que la terbinafine, l efficacité des différents antimycosiques topiques est par ailleurs à peu près comparable. Les deux groupes ont en outre une action antibactérienne [10]. Toutes ces substances existent souvent sous des formes galéniques différentes. En présence de lésions de macération et d intertrigo suintantes, nous donnons la préférence à des préparations telles que crèmes pâteuses ou poudres. Les poudres ne doivent être utilisées que pour des infections très superficielles. Les crèmes pénètrent un peu mieux dans la couche cornée et sont pour cette raison utilisées avec avantage dans le cas de dermatophytoses
CABINET Forum Med Suisse N o 35 29 août 2001 878 Quintessence sèches. En comparaison, la terbinafine pénètre particulièrement bien dans les zones des follicules grâce à sa lipophilie élevée, et sa présence peut même être décelée jusqu à une semaine après l interruption de la thérapie dans le stratum corneum [10]. Une formulation liposomale d éconazole (Pevaryl Lipogel) applicable topiquement existe depuis peu, qui permet une meilleure pénétration que la forme traditionnelle d éconazole et sans doute que les autres azolés utilisés topiquement [2]. La durée moyenne de traitement est de deux semaines avec Terbinafine Crème (une fois par jour) et de quatre semaines avec des médicaments à base d un imidazolé (selon les médicaments une à deux fois par jour), mais d autres durées de thérapie peuvent être nécessaires également, selon l étendue de l infection. Le succès de la thérapie est évalué cliniquement. Des effets secondaires d une thérapie antimycosique topique sont plutôt rares, souvent légers et passagers. L effet secondaire le plus fréquent est la dermatite de contact irritative, plus rarement le dermatite de contact allergique à l égard de la substance active ou de divers composants du produit de base. En cas de dermatite de contact allergique, le changement de classe de substance s impose, dans la mesure où des sensibilisations croisées sont connues aussi bien pour les azolés que pour les allylamines [11]. Des colorants peuvent par ailleurs être utilisés comme antimycosiques (solution de Castellani, violet de gentiane, permanganate de potassium et chlorure d aluminium). Ils ont un large spectre d action, qui comprend souvent bactéries, champignons et virus. D autre part, des dermatitides allergiques n apparaissent pour ainsi dire jamais, des réactions irritatives sont possibles. Ces colorants ne sont cependant pas très efficaces dans leur action [10]. Nous les utilisons jusqu à présent à titre de thérapie adjuvante ou aussi comme substance seule en prophylaxie. Les mycoses du pied sont une affection fréquente et peuvent parfois favoriser des infections secondaires sévères (p.ex. érysipèle). L examen clinique est de détermination facile, un examen microbiologique doit cependant être entrepris pour la confirmation du diagnostic, en particulier si une thérapie systémique est prévue, si un traitement probatoire n apporte pas les résultats escomptés ou en cas d apparition d effets secondaires. Une thérapie locale suffit dans la plupart des cas. Les mesures de prophylaxie sont mal étudiées. Elles n ont en partie de sens que dans des situations cliniques particulières. Thérapie systémique de la Tinea pedis En présence de Tinea pedis fortement hyperkératotique (en particulier du type mocassin), dans laquelle les antimycosiques topiques ne pénètrent pas suffisamment, ou en cas de Tinea pedis étendue, il faut avoir recours à une thérapie antimycosique systémique. La thérapie systémique à base de griséofulvine, riche en effets secondaires et d efficacité moyenne seulement, a été entre-temps abandonnée (en Suisse); le médicament a même été retiré du marché dans ce pays. La substance active terbinafine (Lamisil ), parfaitement efficace in-vitro, agit aussi très bien in-vivo, avec cependant une activité moins bonne contre certains champignons à spores (tels que Candida spezies), qui ne jouent d ailleurs qu un rôle subalterne dans l affection Tinea pedis. Une thérapie d une durée de deux semaines avec terbinafine à la dose de 250 mg par jour (taux de guérison microbiologique d environ 80%) s est révélée efficace [12]. Une autre substance d efficacité satisfaisante, administrée topiquement, est l itraconazole (Sporanox ). Les meilleurs résultats en présence de Tinea pedis peuvent être obtenus avec ce médicament après une thérapie d une semaine à un dosage de 400 mg par jour. Les résultats sont alors aussi bons que ceux obtenus avec terbinafine (taux de guérison microbiologique d environ 80%), même si terbinafine présente éventuellement de meilleurs résultats à longue échéance [12]. Fluconazol (Diflucan ) est moins bien documenté pour l indication de Tinea pedis, on ne dispose pas en particulier dans ce cas d études contrôlées placebo. La dose de 150 mg une fois par semaine pendant 2 à 4 semaines s avérera éventuellement avantageuse, parce que moins porteuse d effets secondaires et d interactions. Le profil d effets secondaires des trois médicaments est avantageux. Les effets secondaires les plus fréquents sont de nature gastrointestinale, une hépatite d origine médicamenteuse peut survenir dans des cas très rares. Des interactions avec d autres médicaments sont possibles et doivent être prises en compte. Des troubles du sens du goût peuvent en outre apparaître avec terbinafine, qui sont cependant réversibles dans la plupart des cas après interruption de la thérapie avec ce médicament. Les coûts sont à peu de chose près comparables, la terbinafine engendrant des coûts légèrement inférieurs à ceux de l itraconazole. Mesures de prophylaxie La littérature sur ce thème est plutôt rare [13]. Nous adoptons un comportement restrictif en fonction de l état insatisfaisant des connaissances actuelles. Une optimisation de l hygiène
CABINET Forum Med Suisse N o 35 29 août 2001 879 corporelle, une désinfection des vêtements contaminés (chaussures) ou des ustensiles de soins (limes à ongles, ciseaux à ongles) ainsi que l habillement adéquat des pieds dans les zones humides sont, le cas échéant, des mesures certainement judicieuses. Des traitements prophylactiques de long terme à base d antimycosiques topiques (p.ex. aussi des colorants) sont réservés à des cas exceptionnels tels que les infections bactériennes récidivantes, par exemple érysipèle en cas de Tinea pedis. Références 1 Perea S, Ramos MJ, Garau M, Gonzalez A, Noriega AR, del Palacio A. Prevalence and risk factors of tinea unguium and tinea pedis in the general population of Spain. J Clin Microbiol 2000;38:3226-30. 2 Korting HC, Schaller M. Neue Entwicklungen in der medizinischen Mykologie. Hautarzt 2001;52:91-7. 3 Roseeuw D. Achilles foot screening project: preliminary results of patients screened by dermatologists. J Eur Acad Dermatol Venerol 1999; 12(Suppl 1):S6-9. 4 Stratigos AJ, Stern R, Gonzalez E, Johnson RA, O Connell J, Dover JS. Prevalence of skin disease in a cohort of shelter-based homeless men. J Am Acad Dermatol 1999;41: 197-202. 5 Dupuy A, Benchikhai H, Roujeau JC, Bernard P, Vaillant L, Chosidow O, et al. Risk factors for erysipelas of the leg (cellulitis): case controlled study. Br Med J 1999; 318:1591-4. 6 Aly R. Ecology and epidemiology of dermatophyte infections. J Am Acad Dermatol 1994;31:S21-5. 7 Leyden JL. Tinea pedis pathophysiology and treatment. J Am Acad Dermatol 1994;31:S31-3. 8 Rippon JW. The changing epidemiology and emerging patterns of dematophyte species. Curr Top Med Mycol 1985;1:208-34. 9 Gentles JC, Evans EGV. Foot infection in swimming baths. Br Med J 1973;3:260-2. 10 Gupta AK, Einarson TR, Summerbell RC, Shear NH. An Overview of topical antifungal therapy in dermatomycoses. A North American perspective. Drugs1998;55:645 74. 11 Smith EB. The treatment of dermatophytosis: safety considerations. J Am Acad Dermatol 2000;43:S113-9. 12 Rand S. Overview: The treatment of dermatophytosis. J Am Acad Dermatol 2000;43:S105-12. 13 Böhlen LM, Hunziker Th. Präventive Massnahmen bei Dermatomykosen. Dermatologica Helvetica 2001; in press.