TALKING POINTS Nouveau monde, nouveaux enjeux, nouvelle pensée Les paradoxes du streaming 28 septembre 2015, Paris
Talking Points Sommaire Nouveau monde, le fait de la semaine: Introduction en bourse de Deezer Le streaming sauveur de l industrie musicale? Nouveaux enjeux, la question de la semaine: Le streaming, «disrupteur» du secteur de la télévision? Le numérique a bouleversé les chaines de valeur des industries culturelles. Il a souvent détruit la rentabilité des acteurs en place (presse, musique) pour concentrer la valeur au sein des géants de l Internet, Apple, Google et Facebook en premier lieu. Le streaming crée les conditions de nouveaux bouleversements. Il contribue à remettre en selle les Majors de l industrie musicale. Il commence à exercer une forte pression sur un secteur audiovisuel jusqu alors épargné. Ce paradoxe apparent démontre que les déplacements de valeur attribués à Internet répondent d abord à la qualité des stratégies industrielles déployées par les acteurs, qu ils soient traditionnels ou «barbares» Philippe Tibi 2
Le streaming, sauveur de l industrie musicale? Actualité Deezer est un des leaders européens du secteur du streaming musical (1). La société a annoncé son intention de s introduire à la bourse de Paris avant la fin de l année, pour une capitalisation estimée à environ un milliard d euros. L actualité du secteur est abondante depuis un an. Son dernier tour de table valorise Spotify à 8,5 Mds $. Des artistes menés par Jay Z et Madonna ont relancé Tidal, tandis que Apple a lancé en juillet dernier son service de musique en ligne, avec de grandes ambitions. Illustrations publiées dans le FT Illustration Conclusion Quasi inexistants il y a seulement trois ans, les revenus du streaming domineront bientôt les ventes de l industrie musicale dans le monde. En hausse de 23% d une année à l autre aux Etats-Unis, ils viennent d ailleurs de dépasser ceux du téléchargement, qui baissent de 4%. La musique écoutée sur Internet domine aujourd hui le marché. Son apparition a d abord plongé les Majors dans une crise existentielle. Elles ont cependant appris de leurs échecs et ont favorisé le développement rapide du streaming. Actionnaires de Spotify, elles inversent dorénavant les rapports de force et prélèvent 73% des ventes de Apple sans avoir cédé des droits nouveaux aux artistes. La concurrence des autres géants de l Internet (Amazon, Google via Youtube) fera croître à leur profit un marché très rémunérateur et débarrassé du fardeau de la distribution physique. Un client du streaming dépense en effet 120$ par an, soit le double des revenus moyens de la consommation musicale classique. (1) Streaming musical: audition via Internet, sans stockage sur le smartphone ou l ordinateur 3
Le streaming, sauveur de l industrie musicale? La musique, cas d école de l économie «disruptive» La concurrence des diffuseurs de streaming profite aux Majors L autonomie stratégique limitée des «pure plays» Le marché américain des CD est de 257 millions d albums contre 785 millions en 2000. Trois grandes firmes (Universal, Warner et Sony) dominent aujourd hui ce marché, contre six à l époque. La numérisation a bouleversé la chaîne de valeur, légitimé la gratuité, massivement réduit la rentabilité des acteurs et donc incité à la consolidation du secteur. Les Majors ont dissipé leur énergie dans un combat judiciaire décevant contre le piratage. Elles n ont pas procédé à un examen en profondeur des faiblesses de leur positionnement stratégique: offre inflexible, prix élevé, aveuglement devant les nouveaux usages (mobilité, playlists) et dépendance vis-à-vis d un petit nombre de grandes chaînes de distribution peu motivées par la musique. Les accords sur le téléchargement avec itunes furent un combat de retardement qui contribua surtout au renforcement de l écosystème d Apple et à la vente de centaines de millions d ipods et d iphones. Le streaming, la généralisation des smartphones et l activisme des géants de l Internet (le GAFA) changent la donne. Spotify ou Deezer créent un marché nouveau grâce à des services de découverte musicale. Le GAFA s intéresse au secteur, mais pas forcément à la musique. Apple veut préserver le précieux pricing power de l iphone grâce à une constante amélioration de l expérience client. Le lancement d Apple music participe de cette stratégie. Google acquiert grâce à la musique des données personnelles qui seront monétisées par la publicité. Amazon renforce son empreinte commerciale. Les Majors sont les grandes bénéficiaires de la concurrence entre diffuseurs. Leurs revenus en bénéficient: Apple Music paie 73% de royalties aux Majors, contre 70% pour itunes. Elles ont ajusté leurs coûts et ne portent plus le fardeau d une distribution coûteuse et inerte. Elles contrôlent le partage de la valeur, d autant plus que les artistes n ont pas su réévaluer leur position stratégique. Leurs revenus sont encore dérisoires. Les Majors ont enfin acquis une grande influence sur les pure plays puisqu elles sont des actionnaires significatifs (plus de 15% ensemble) de Spotify, le leader du secteur. L activisme du GAFA dans le streaming a un effet ambigu pour Spotify ou Deezer. D un côté, il contribue à la légitimation du produit auprès du grand public. De l autre, le streaming peut aussi devenir un produit structurellement non rentable, un loss leader dont le GAFA s accommode car il renforce ses activités stars: l iphone, le Big data, la publicité, la distribution. Les pure plays ont été capables de faire payer le prix de leur service au consommateur final, un résultat remarquable dans l économie de l Internet. Leur rentabilité future sera cependant déterminée par des facteurs qu ils ne maîtrisent pas totalement: la pacification des relations avec les artistes et l intérêt bien compris des géants de l Internet et des Majors de la musique. 4
Le streaming, un ennemi de la télévision? L actualité Les chaines de télévisions françaises amorcent une rentrée compliquée. TF1 est affecté par de très sensibles pertes d audience. La présidente de France Télévisions déclare que ses recettes publicitaires seront décevantes. Canal + est l objet d une restructuration spectaculaire. En élargissant la perspective, les grandes firmes d entertainment ont été récemment attaquées à Wall Street, alors que l inattendue remise en cause de grands budgets médias mondiaux rend compte de la perplexité des annonceurs face à l efficacité de leurs investissements publicitaires. L illustration La télévision «classique» inquiète les marchés financiers. La baisse du secteur des médias est alimentée par les changements structurels: puissance des plates-formes Internet dans la capture de la publicité et nouveaux modes de consommation dominés par le streaming, technologie dont Netflix est l icône industrielle. Conclusion En surface, le marché de la télévision semble statique: la publicité continue de croître à un rythme modeste et le chiffre d affaires de Netflix ne représente qu une fraction des revenus du secteur. Les grands annonceurs sont cependant inquiets. Aux Etats-Unis, le nombre d abonnés à la télévision par câble décroit, tandis que le streaming séduit un nombre croissant de consommateurs grâce à une tarification attractive et une offre de plus en plus abondante et diversifiée. Un basculement du marché publicitaire est possible car le déplacement d une minorité de téléspectateurs suffit à modifier les grands équilibres du secteur. L essor du streaming peut toutefois être perturbé par des menaces nouvelles sur l économie de l Internet: les dispositifs de blocage de la publicité, l incertitude causés par les faux «hits» sur 5 Internet (lecture par des robots) ou des prélèvements comme la cloud tax instituée à Chicago.
La télévision a jusqu ici résisté L exemple de la musique pouvait laisser craindre une baisse brutale du marché publicitaire des grands médias. Elle a eu lieu, mais n a concerné que la presse écrite, mal préparée à l instantanéité d Internet. Leurs rédactions n étaient pas adaptées aux exigences du temps réel, tandis que leur diffusion tardive était de surcroit handicapée par une très coûteuse logistique de diffusion. La télévision était intrinsèquement bien armée pour répondre à ces deux défis. Elle a aussi bénéficié des droits conférés par l histoire et une masse critique de consommateurs, spécialement au regard des programmes les plus fédérateurs: le cinéma et le sport. La publicité payée à la télévision était égale aux revenus de la presse il y a 7 ans. Elle en constitue plus du double aujourd hui. Les annonceurs ont ainsi maintenu leur confiance dans le système de la télévision «linéaire» ou séquentielle, un dispositif dans lequel le téléspectateur paie pour bénéficier d une programmation cohérente ou accepte de «voir» de la publicité en contrepartie d un service gratuit. L économie du «triangle magique» (annonceurs, public, télevision) semblait préservée. Les grands networks américains, à la fois producteurs de contenu et opérateurs de télévision ont d abord vu une opportunité dans le développement d Internet et de la video on demand. Sécurisés par la structure oligopolistique du secteur des cablo-opérateurs et les rentes qu elle leur procuraient, ils ont vu dans les progrès d Internet une simple opportunité de croissance marginale des ventes de programmes «premium» à de nouveaux acteurs comme Netflix et Hulu (dont Fox et Disney sont d ailleurs actionnaires). Les chiffres «bruts» semblent d ailleurs leur donner raison. Après plus de 5 ans d activité dans la proposition de programmes «à la carte», Netflix ne suscite que 4% de la consommation vidéo aux Etats-Unis, selon UBS. 6
Les craquements du modèle Fig 1 Le marché présente des caractéristiques uniques aux Etats-Unis. Des producteurs de contenus sont aussi opérateurs de télévision. Les câblo-opérateurs forment un oligopole solide qui maintient des prix élevés. Un abonnement «triple play» peut ainsi coûter 100$ par mois en contrepartie d un service médiocre, ce qui offre une fenêtre d opportunité aux alternatives comme le streaming video. La situation américaine doit donc être considérée avec prudence. Un triple constat s impose: La télévision payante y perd des abonnés depuis trois ans, à un rythme certes très mesuré (fig 1). L attitude des téléspectateurs évolue en revanche assez rapidement. Selon Ericsson, Le nombre de personnes visionnant du streaming chaque jour égalera cette année le nombre de ceux qui regardent la télévision traditionnelle. Le nombre d heures passées devant un écran de télévision sera égal pour ces deux catégories en 2020. (fig 2 ci-dessous). Selon UBS, les ménages ayant un accès à la Video on demand réduisent d un tiers leur consommation de télévision traditionnelle. Cette tendance illustre la force des comportements générationnels, puisque la télévision traditionnelle n est un media exclusif que pour la moitié des 18-24 ans (une proportion qui s effondre chez les moins de 18 ans selon Pwc) tandis qu il s impose à plus de 80% des plus de 55 ans (fig 3). Fig 3 Fig 2 7
Un marché proche de la disruption? Les grands acteurs de l Internet n ont ni l intention ni les moyens de se substituer à la télévision. Ils sont en revanche crédibles pour attaquer le gâteau publicitaire d une télévision affaiblie par le streaming video. Les nouveaux modes de consommation privilégient le libre choix et les goûts individuels du téléspectateur. Ils s opposent au modèle classique de consommation «séquentielle» ou linéaire, traduite en une grille décidée et organisée par les networks. La défense des télévisions aurait pu être organisée autour d une exclusivité sur les contenus de qualité. Mais Netflix, fer de lance de la contestation du modèle, bénéficie de contrats à long terme et a commencé de produire ses propres films et séries premium avant de s intéresser à la fabrication de talk shows. Les marchés accordent du crédit à cette menace. C est pourquoi ils ont réagi très négativement lorsque Disney a communiqué sur des «pertes minimes d abonnements» à sa chaîne sportive ESPN. Le sport est en effet l exemple type du programme dont la valeur est intrinsèquement liée à une diffusion en direct. Il est la chasse gardée de la télévision traditionnelle. Le marché est aussi alarmé par la remise en jeu de grands budgets médias globaux, pour un volume inhabituel de 40 Mds $ cette année, Au-delà de questions posées par l opacité des contrats d achat d espace, les annonceurs manifestent leur perplexité devant l efficacité et la rentabilité des différents supports publicitaires. La télévision a peu innové pour tirer parti des attentes relatives à un ciblage précis des offres des annonceurs, notamment vis-à-vis des utilisateurs de smartphones. Elle semble s être contenté de son statut envié de mass media, tandis que les géants du numérique amélioraient continument leur efficacité dans ce domaine. Elle est donc menacée par un aggiornamento des mesures de pertinence des investissements publicitaires. Le pire n est cependant pas certain. La publicité sur Internet doit en effet affronter deux menaces inédites: d abord, le succès des apps bloqueuses de publicité. Leur généralisation créerait un voile d incertitude sur le secteur. Ensuite, la révélation du fait qu une proportion notable des lectures de publicités facturées par Google proviennent de robots. La taxation d Internet au profit des acteurs en place demeure enfin une tentation permanente. En France, mais aussi aux Etats-Unis où Chicago vient d instituer une cloud tax. 8