Sylvain Gouin AU-DELÀ DU HANDICAP
Avant-propos Scanner le code QR avant de continuer Il est difficile de ne pas développer une certaine philosophie de vie lorsqu on partage son quotidien avec une personne handicapée et, tout particulièrement, lorsque cette personne est notre enfant. Nous souhaitons tous que nos enfants puissent nous dépasser, pour ne pas dire qu ils soient meilleurs que nous-mêmes, que ce soit sur le plan professionnel ou humain, dans le domaine des relations, des sports, de la vie sociale, etc. Évidemment, lorsque notre enfant est handicapé, toutes ces ambitions doivent laisser la place à la dure réalité. C est cette dure réalité que j appelle faire des deuils. Deuil en voyant que ton enfant n a quasiment aucun talent dans les sports à cause de son handicap, ce qui t amène à renoncer à pratiquer des activités sportives que tu aurais aimé faire avec lui. Deuil, parce qu il sera très difficile d échanger avec lui dans la vie de tous les jours, car sa capacité de raisonnement est trop limitée pour entretenir une conversation éclairée. Deuil sur le plan professionnel qu il puisse faire un travail qui le fera se sentir utile dans la société. Deuil en voyant que les relations avec les autres seront difficiles, car il devra subir du rejet. Deuil qu il peut simplement t aider dans ton train-train quotidien, n ayant pas les habiletés pour le faire. Deuil d avoir un jour le bonheur de prendre tes petits-enfants dans tes bras, car ton enfant ne pourra être parent à son tour. Deuil sur le plan scolaire, parce que ton enfant ne saura ni lire, ni écrire, ni compter. Deuil en sachant que ton enfant sera toujours à tes côtés, faute d avoir l autonomie pour vivre seul. Deuil de constater qu il sera laissé dans un coin, car les gens autour de lui ne voudront pas s y intéresser. 9
AU-DELÀ DU HANDICAP C est le fait de ne pas vouloir vivre tous ces deuils qui m a poussé à donner mon 110 % pour le développement de mon enfant, et cela, depuis sa tendre enfance. En tant que parent, je me faisais un devoir quotidien d aider mon fils dans son cheminement vers l autonomie. Bien sûr, les efforts surhumains que sa mère et moi avons pu faire pour amener notre enfant à être le plus normal possible avaient pour but de le rendre plus autonome. Mais il ne faut pas se cacher la réalité : de tous ces efforts dépendait aussi notre propre indépendance envers notre enfant. Ce que je veux dire, c est que notre volonté de l aider à progresser était aussi motivée par le désir que notre enfant ne soit pas dépendant de nous pour le reste de ses jours, et que, du coup, nous puissions avoir nous aussi notre liberté. L idée de ce livre, au départ, était de pouvoir mettre par écrit mes états d âme et mes réflexions au sujet de cette formidable expérience de vie, en espérant qu un jour, peut-être, mon fils pourrait le lire et savoir ce qui a été fait pour lui (même si, pour le moment, son niveau de lecture n est pas à la hauteur). Je raconte donc les événements comme ils se sont passés. Puis, l histoire se prolonge, et la fiction prend le relais. Pourquoi embarquer dans la fiction? Un jour, alors que je me promenais sur une plage dans un autre pays avec mon fils et ma mère, j ai dit à celle-ci : «Tiens, j ai trouvé comment amener Jessy à être encore plus autonome. Comment? a-t-elle demandé. Simple, je vais le laisser ici tout seul, comme ça il n aura pas le choix de faire fonctionner ses neurones pour pouvoir survivre. Ne dit-on pas que c est lorsqu on est au pied du mur qu on donne le meilleur de soi-même?» Il va sans dire que ma mère n a pas approuvé mon idée, même si c était juste une idée en l air. Bien sûr, c était raide de penser à laisser mon enfant handicapé âgé de 19 ans tout seul, mais, qui sait, peut-être que des anges auraient été là pour le guider Je sais très bien que je n aurais pas pu aller jusque-là, mais, si j imaginais le scénario, à quoi cela ressemblerait? (STOP) 10
1. 15 janvier 1996 : une simple échographie Tu es prête, ma chérie? Oui, oui, j arrive. Le rendez-vous est à neuf heures, et il est déjà huit heures quinze. Avec la circulation, si ça continue, on risque d arriver en retard. Oui, oui, je me dépêche. Anne sort de la chambre et se présente devant moi. Ses trentequatre semaines de grossesse ne se remarquent pas beaucoup. Il semble que notre enfant ne gagnera pas le concours du plus gros bébé. À dire vrai, nous savons depuis le début que sa grossesse ne sera pas normale. Et pour cause! Elle n a qu un seul rein, et celuici se trouve, non pas à l arrière de son abdomen, mais à l avant, ce qui réduit l espace disponible pour son utérus. D après ce que les médecins lui disaient, porter un enfant risquait d écraser son rein et de mettre sa vie en péril. Elle s était donc résignée : le rôle de mère ne ferait probablement pas partie de sa vie. Jusqu à ce qu un nouveau médecin la rassure : elle pourrait enfanter, mais sa grossesse devrait se dérouler sous étroite surveillance. De plus, pour moi, être père était fondamental. Cela a sûrement joué dans sa décision de changer ses plans. Elle m aimait beaucoup et, pour elle, cela valait vraiment la peine de prendre le risque d avoir un enfant. Bon, te voilà enfin prête! On se calme! Tu sais, ce rendez-vous pour l échographie m inquiète beaucoup. Mais qu est-ce qui t inquiète? Qu ils trouvent une anomalie lors de l examen. 11
AU-DELÀ DU HANDICAP Quel genre d anomalie peuvent-ils bien trouver? Comme tu le sais, je suis enceinte depuis trente-quatre semaines, mais c est comme si ça faisait à peine vingt semaines, tellement mon ventre n a pas grossi. Tu devrais t en réjouir! Ça va t aider à retrouver plus rapidement ton ventre d avant. Facile à dire pour toi. Il reste que ça m inquiète quand même Justement, allons vite à ce rendez-vous pour te rassurer. Une fois à l hôpital, nous passons par l accueil pour signaler notre arrivée, puis nous nous dirigeons vers la salle d attente. Car, même si nous avons un rendez-vous, il ne faut pas penser que nous allons passer à l heure prévue. Nous sommes dans un hôpital, et les longues attentes y sont monnaie courante. Qu à cela ne tienne! Cela fait partie des contraintes du monde hospitalier, aussi bien s y faire. Nous trouvons des chaises libres. Avant même de nous y asseoir, nous savions que le confort ne serait pas au rendez-vous. Rappelons-nous que nous ne sommes pas dans un hôtel cinq étoiles J aperçois quelques magazines sur une petite table et j en saisis un, histoire de tuer le temps. Tiens, tiens, savais-tu, ma chérie, que la Deuxième Guerre mondiale est terminée? Elle me regarde d un air incrédule. Que veux-tu dire? Eh bien, les magazines sont tellement vieux, qu on pourrait sûrement en trouver un qui date des années quarante. Tiens, regarde! Arrête de faire ton petit comique, je suis déjà assez stressée comme ça. 12
AU-DELÀ DU HANDICAP Justement, ma chérie, il faut te détendre. Tiens, en voici un autre. Regarde, on y parle d un nouveau type de moyen de transport, il s agit du modèle T de Ford. Il n en faut pas plus pour que ma conjointe ébauche un sourire. J avais beau consulter les magazines les uns après les autres, aucun n était récent! C est enfin notre tour! Une voix dans un haut-parleur se fait entendre : «Madame Anne Aubert, salle A-120. Madame Anne Aubert, salle A-120.» Merde, dis-je, je ne saurai jamais qui a gagné la guerre. Viens, petit comique, on nous attend Un grand jeune homme, lunettes rondes, cheveux en broussailles et vêtu d un sarrau blanc nous reçoit dans la salle d examen. Est-ce votre première échographie, Madame Aubert? Ce n est pas pour elle que nous sommes venus, mais pour moi, Monsieur le technicien. Il me regarde avec de grands yeux interrogateurs. Ne l écoutez pas, dit ma conjointe, il fait son petit comique depuis ce matin. C est sa façon à lui d évacuer son stress. Pourquoi dis-tu que je suis stressé? (Tout en simulant une crise d épilepsie). Le technicien me regarde d un drôle d air puis reprend où il en était : Comme je disais avant que votre conjoint commence à se déstresser, est-ce votre première visite, Madame Aubert? Non, c est la troisième. Bien, alors vous avez une bonne idée de la façon dont ça fonctionne, n est-ce pas? 13