Recherche universitaire, propriété intellectuelle et marché de la science. Maurice CASSIER CNRS, CERMES



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Recherche universitaire, propriété intellectuelle et marché de la science Maurice CASSIER CNRS, CERMES

1- Droit des brevets et statut de la science La réforme de la loi sur les brevets en 1844 en France exclut les connaissances et les méthodes scientifiques de la brevetabilité : «nullité des brevets si les brevets portent sur des principes, méthodes, systèmes, découvertes et conceptions théoriques ou purement scientifiques, dont on n a pas donné les applications industrielles» (article 30)

2- la science doit-être mise dans le domaine commun La connaissance est non-exclusive : «la pensée n est la propriété de celui qui l a conçue que tant qu elle n est pas produite au dehors une fois émise, une fois jetée dans le domaine commun, on ne peut empêcher personne de la recueillir dans le livre où elle est écrite, dans les cours où on la professe, dans les communications où elle circule»

2- la science doit-être mise dans le domaine commun (2) À la différence d un objet matériel, la connaissance est partageable : «celui qui l acquiert de l enlève pas à celui qui l avait émise avant lui. A l inverse des choses matérielles que la propriété concentre dans la main d un seul, elle demeure entière pour chacun, quoique partagée entre un grand nombre»

2- la science doit-être mise dans le domaine commun (3) Il faut préserver le droit de reproduction des connaissances «en face du droit de création, se trouve le droit de reproduction et d imitation» Il ne faut pas breveter trop en amont «breveter une idée que son auteur n a pu rendre réalisable, ne serait-ce point donner la rémunération avant le service?»

3- tracer la frontière entre la science nonbrevetable et les applications brevetables «les tribunaux seuls pouvant trancher la question de savoir si telle découverte appartient au domaine de la science ou à celui de l industrie» (rapporteur de la loi, 1844) controverse sur le brevet sur la bière de Pasteur en 1873 : «Et c est le laboratoire de la rue d Ulm qui lui sert de brasserie expérimentale. Nous ne comprenons pas ce concubinage de la spéculation et du patriotisme. Les principes ne sont pas brevetables. Il n y a que les applications qui le soient» (la Semaine Politique du 8 avril 1873).

4- Quand l université de Toronto décide de breveter l insuline (1922) «Il fut décidé que les brevets seraient attribués au Conseil de l Université de Toronto avec l unique objectif d empêcher toute autre personne de prendre un brevet similaire qui pourrait restreindre la préparation de l insuline» (Mac Leod, 28/04/1924)

4- Quand l université de Toronto décide de breveter l insuline 1922 (2) Les justifications de la prise de brevets par l université 1) Empêcher l établissement d un monopole commercial sur l insuline 2) Contrôler la qualité du médicament 3) Réguler les prix

4- Quand l université de Toronto décide de breveter l insuline (1922) (3) L université crée un comité de l insuline qui gère l extension internationale des brevets sur l insuline et l organisation du marché Elle instaure un ingénieux dispositif de pool des brevets de perfectionnement pour préparer l insuline

5- Un nouveau mode de production et d appropriation de la science? Renforcer les droits de propriété intellectuelle sur la recherche universitaire pour augmenter le rendement économique de la science (depuis les années 1980) Déplacer les catégories des brevets : l invention est désormais définie par l isolement d un produit naturel ; des brevets sont attribués sur des méthodes de calcul ; sur des logiciels, etc. Construire un marché de la science qui intègre les universités

5- Un nouveau mode de production et d appropriation de la science? (2) Depuis les années 1980, croissance de la propriété intellectuelle détenue par les universités et les institutions scientifiques Multiplication des bureaux ou sociétés de transfert et de valorisation de la recherche Politique d essaimage pour la création de sociétés privées de recherche qui suppose de la PI

6- Négociations entre laboratoires universitaires et industrie : nouvelles tensions entre bien public et bien privé Des gros partenariats qui conduisent une quasiintégration des laboratoires universitaires Les difficultés de la définition et de la gestion des exclusivités dans les laboratoires communs CNRS/industrie La prolifération des droits de propriété sur des outils de recherche (brevets et accords de transfert de matériel) Les nouvelles contraintes de confidentialité dans le cadre de consortiums très intégrés : Génoplante

7- Un encombrement des droits de PI Prendre des droits de Pi pour protéger ses recherches Des échanges scientifiques qui instaurent la dépendance du bénéficiaire vis à vis du donateur prolifération et diminution de la qualité des titres de propriété intellectuelle?

8- La résistance des normes de la science ouverte : le programme génome humain Pour endiguer le flot des brevets et les restrictions sur la disponibilité des séquences génétiques, les chercheurs instaurent des règles de divulgation immédiate (John Sulston et le HGP en 1996) Une claire confrontation entre la création de biens communs et la privatisation des séquences génétiques humaines

9- Résistance et création d un nouveau modèle de propriété intellectuelle : la LGP Face à la nouvelle politique de licence du MIT, R. Stallman définit les principes de la licence publique générale (1984) Utilisation du droit d auteur et de la licence publique générale pour garder les «communs» libres Stallman donne des conseils aux universitaires pour l adoption de la LGP

10- Le transfert de la LGP dans la biologie (2001) Le consortium HAP MAP a transposé la LGP pour gérer les données qu il produit et qu il diffuse 2 règles : l utilisateur des données HAP MAP doit s engager à ne pas restreindre l usage des données qu il reçoit ; il ne doit partager ces données qu avec des utilisateurs qui ont fait le même engagement La licence HAP MAP vise à préserver «une ressource communautaire» sans coût d usage pour les utilisateurs

11- Les chercheurs peuvent instaurer des formes de mutualisation de la propriété intellectuelle Création de systèmes de propriété commune pour éviter la fragmentation de la propriété et faciliter la tâche des utilisateurs : consortiums européens - Eurofan, Listeria, etc, dans les années 1990. Création de pools de brevets pour éviter l éparpillement des connaissances et des droits : universités et organismes publics de recherche en biologie végétale au début des années 2000

12- faire prévaloir des principes de nonexclusivité des droits d usage Controverses sur la licence exclusive de l université de Yale sur la Ddi (2001) Adopter des licences non-exclusives ou des licences publiques pour la diffusion des tests génétiques Proposition de droits d accès rémunérés mais non exclusifs pour des séquences génétiques

13- Recommandations de la Royal Society en 2003 : «Keeping science open» Face aux risques de restriction des échanges scientifiques, la Royal Society fait une série de recommandations pour prévenir l émergence de monopoles sur les connaissances Par exemple, les universités sont invitées à faire valoir le principe de la «grace period» pour conjuguer divulgation immédiate et brevet ; le financement de la recherche à l université ne doit pas être fonction de sa potentialité à générer des brevets, etc.

14- Les institutions scientifiques sontelles susceptibles de réguler la PI? Diversité des politiques de propriété intellectuelle des universités : des plus fermées aux plus ouvertes Créativité des chercheurs pour concevoir des systèmes de gestion de la PI voire de nouveaux principes de PI : LGP Le mouvement de privatisation n est pas unilatéral : création de nouveaux communs dans les domaines du génome et du logiciel Étudier et mobiliser l histoire des relations entre universités et PI pour mieux concevoir et maîtriser les dispositifs d appropriation