Atelier de la DGCCRF du 7 octobre 2014. Le droit français de la consommation confronté au droit européen des pratiques commerciales déloyales



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Transcription:

Atelier de la DGCCRF du 7 octobre 2014 Le droit français de la consommation confronté au droit européen des pratiques commerciales déloyales Louis Vogel Professeur à l Université Panthéon Assas (Paris II) Avocat au Barreau de Paris Dans de nombreux domaines, le droit français recourt fréquemment à des interdictions per se là où le droit européen préfère poser un principe général d incompatibilité ouvrant sur une appréciation au cas par cas qui pourra, le cas échéant, déboucher sur une interdiction. Tel est le cas du droit français des pratiques restrictives de concurrence. Fondé sur des interdictions per se ou des nullités de droit, il s oppose directement au droit français ou européen de la concurrence au sens strict, qui pose un principe d interdiction mais en l assortissant d une possibilité d exemption, par catégorie ou individuelle 1. Face à cette situation, le législateur évite le conflit en attribuant la mise en œuvre du droit de la concurrence aux autorités de concurrence et celle du droit des pratiques restrictives aux autorités judiciaires, la DGCCRF disposant toutefois dans les deux cas du pouvoir d enquête. En outre, s agissant du conflit entre droit européen de la concurrence et droit français des pratiques restrictives, le règlement n 1/2003 dispose, en son article 3 2, «[qu il] n empêche pas les Etats membres d adopter et de mettre en œuvre sur leur territoire des lois nationales plus strictes qui interdisent ou sanctionnent un comportement unilatéral». Mais le conflit n est pas toujours évitable. Les rapports entre droit français de la consommation et droit européen des pratiques commerciales déloyales en fournissent la plus parfaite illustration. Dans ce domaine, le conflit trouve son origine dans la directive n 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis à vis des consommateurs dans le marché intérieur, adoptée le 11 mai 2005, qui devait faire l objet d une transposition dans le droit interne des Etats membres avant le 12 juin 2007 2. Comme la plupart des autres Etats membres de l Union, la France s était dotée d une réglementation spécifique propre aux différentes pratiques commerciales, qui comportait de nombreuses interdictions per se. C est précisément pour mettre fin aux disparités entre législations nationales qui constituaient autant d entraves à la libre circulation dans le marché intérieur que la directive a été adoptée. 1 En droit de la concurrence, il existe aussi quelques interdictions per se, mais elles n obéissent pas à la même logique : au lieu d être posées a priori, elles résultent de l expérience et ne constituent en définitive que des cas d application, aux Etats-Unis de la règle de raison, en Europe du principe prohibition / exemption qui met en forme la règle de raison. 2 Une directive n est pas directement applicable mais doit faire l objet de mesures de transposition internes, les Etats n étant liés que quant à l objectif à atteindre mais demeurant libres du choix des moyens et de la forme permettant d atteindre cet objectif dans les délais prescrits. 1

Le champ d application de la directive n 2005/29/CE est très large puisqu elle vise toutes les pratiques commerciales déloyales des entreprises vis à vis des consommateurs avant, pendant et après une transaction commerciale portant sur un produit. L harmonisation s est réalisée autour d un critère d infraction unique : la déloyauté. Une pratique ne doit être interdite que si elle est déloyale ; en revanche, elle doit être autorisée lorsqu elle est loyale. Une pratique commerciale est déloyale au sens de l article 5 de la directive : a) si elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle, et b) si elle altère ou est susceptible d altérer de manière substantielle le comportement économique, par rapport au produit, du consommateur moyen qu elle touche ou auquel elle s adresse. La déloyauté se manifeste soit par des actions trompeuses (au sens des articles 6 et 7 de la directive), soit par des pratiques commerciales agressives (au sens des articles 8 et 9 de la directive). Une annexe énumère 31 pratiques réputées déloyales («déloyales en toutes circonstances») et donc interdites per se : - les pratiques réputées trompeuses interdites per se peuvent être classées en trois catégories principales : trompeuses par rapport aux qualités prétendus du professionnel comme par exemple, le fait pour un professionnel se prétendre signataire d un code de conduite alors qu il ne l est pas ou encore d afficher un certificat, un label de qualités sans avoir obtenu l autorisation nécessaire ; trompeuses par rapport aux conditions de l offre de vente, comme par exemple, le fait de proposer l achat de produits à un prix indiqué et ensuite de refuser aux consommateurs l article ayant fait l objet de la publicité, trompeuses par rapport aux qualités du produit ou au contenu du service proposé, comme par exemple, le fait de créer faussement l impression que le service après vente en rapport avec un produit est disponible dans un Etat membre autre que celui dans lequel le produit est vendu ; - les pratiques réputées agressives interdites per se visent, par exemple, le fait de donner au consommateur l impression qu il ne pourra quitter les lieux avant qu un contrat n ait été conclu. Cette liste «noire» inclut donc un ensemble de pratiques commerciales considérées comme déloyales sans qu il soit nécessaire de recourir à une évaluation au cas par cas : dès lors qu il peut être prouvé que le professionnel s est effectivement livré à la pratique, les autorités nationales sont dispensées d examiner son incidence sur le comportement économique du consommateur moyen 3. 3 Orientations pour la mise en œuvre et l application de la directive 2005/29/CE sur les pratiques commerciales déloyales (SEC(2009) 1666), 3 décembre 2009, page 58. 2

A l inverse du droit européen fondé sur un critère général d incompatibilité comportant accessoirement une liste de comportements précis prohibés, le droit interne reposait essentiellement sur une interdiction per se et une réglementation précise des différentes pratiques. A cette première source de conflit structurelle s en ajoute conjoncturellement une seconde. Alors que le législateur européen a conçu sa directive comme d harmonisation totale, c est à dire ne permettant pas d accorder des protections allant au delà de celles octroyées, la France n a procédé qu à une transposition minimale laissant subsister d importantes particularités. Depuis l adoption de la directive, la situation a évolué et, pour être clair, je crois qu il faut distinguer aujourd hui les conflits passés de ceux, potentiels, qui restent à venir. I. Les conflits passés Comme il est de règle, la jurisprudence a immédiatement interprété les dispositions du droit interne à la lumière du texte européen (A), ce qui a conduit le législateur à modifier le droit interne pour transposer plus fidèlement la directive (B). A. L interprétation du droit interne à la lumière de la directive 1. Jurisprudence européenne Comme d autres, le législateur français a procédé au départ à une transposition minimale. Il a ainsi maintenu les interdictions per se prévues par les textes telles que la prohibition des ventes liées, des ventes avec primes et des loteries commerciales, de même que les restrictions aux pratiques de réductions de prix (qui ont même fait l objet d une redéfinition par un arrêté du 31 décembre 2008). Pourtant, la directive prévoyait une harmonisation totale, consistant à définir un niveau «plafond» de réglementation standard pour tous les Etats membres, ceux ci ne pouvant adopter des règles différentes, même plus protectrices des consommateurs. La Cour de justice a déclaré dans un arrêt de principe du 23 avril 2009, dans lequel elle a condamné le droit belge des ventes liées, qu une législation nationale ne pouvait interdire par principe une pratique qui ne figurait pas dans la liste des 31 pratiques interdites énumérées par la directive. Cette solution a été confirmée à plusieurs reprises : dans un arrêt du 14 janvier 2010, rendu à propos de la réglementation allemande des concours ou jeux promotionnels, puis dans une décision du 9 novembre 2010, rendu à propos de la réglementation autrichienne des ventes avec prime. Ces arrêts instituent un système de décision à plusieurs étages allant, au rebours de l ordre du texte, du plus particulier au plus général. 3

D abord, l autorité de contrôle vérifie si la pratique en cause fait partie de la liste des pratiques commerciales déloyales «en toutes circonstances». Si tel n est pas le cas, elle doit apprécier le comportement en cause au titre 1) des pratiques trompeuses ou agressives, 2) susceptibles d altérer la décision commerciale du consommateur moyen. Si la pratique est qualifiée de trompeuse ou agressive, il n y a pas lieu de vérifier si elle est en outre contraire aux exigences de la diligence professionnelle au sens de l article 5, paragraphe 2, sous a) 4. Enfin, si la pratique n est ni trompeuse ni agressive, il convient de l apprécier au regard de la définition générale des pratiques commerciales déloyales donnée à l article 5 qui vise les comportements contraires aux exigences de la diligence professionnelle et altérant ou susceptible d altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur moyen qu elles touchent ou auquel elles s adressent. A la suite de ces décisions européennes, quelle a été la réaction des juridictions nationales? 2. Jurisprudence nationale Les juridictions nationales ont rapidement pris la mesure de l objectif d harmonisation totale imparti à la directive et ont considéré que l appréciation des pratiques commerciales qui leur étaient soumises devait se faire «à la lumière de la directive n 2005/29/CE du 11 mai 2005» (conformément au principe d applicabilité directe, si le particulier ne peut se fonder sur une directive non transposée pour revendiquer un droit à l encontre d un autre particulier, la juridiction nationale est en revanche tenue, lorsqu elle applique son droit national, de l interpréter à la lumière du texte et de la finalité de la directive 5 ). Ainsi, à propos de la réglementation nationale qui interdit, sauf certaines exceptions et sans tenir compte des circonstances spécifiques du cas d espèce, toute offre conjointe faite par un vendeur à un consommateur, la Cour de cassation a considéré dans un arrêt du 13 juillet 2010 6 que : - les dispositions de droit interne n étaient pas nulles mais que les juges avaient le devoir de les interpréter à la lumière de la directive ; - la directive n 2005/29/CE du 11 mai 2005 devait être interprétée en ce sens qu elle s opposait à une réglementation nationale telle que l article L. 122 1 du Code de la consommation qui interdit toute offre conjointe faite par un vendeur à un consommateur ; 4 CJUE 19 sept. 2013, aff. C-435/11, CHS Tour Service GmbH. 5 CJCE 13 nov. 1990, aff. C-106-89, Marleasing c. La Comercial Internacional de Alimentacion. 6 Cass. com. 13 juillet 2010, n 09-15304 et 09-66970, à propos de l offre commerciale de France Télécom qui subordonnait l accès à la chaîne Orange-Sports, détentrice exclusive des droits de diffusion des matches de football de Ligue 1, à la souscription d un abonnement Interne auprès d Orange. 4

- les juridictions qui appliquaient la réglementation interne dans le respect des critères énoncés par la directive ne conféraient pas à la directive un effet direct. Les principes dégagés par la Cour de cassation ont par la suite été appliqués à la vente d ordinateurs équipés de logiciels pré installés, la Cour considérant que le fait de vendre des produits prêts à l emploi n était pas déloyal en soi, mais le deviendrait si les juges du fond constataient l impossibilité pour le consommateur, après information sur les conditions d utilisation des logiciels, de se procurer un ordinateur «nu» identique auprès de la société du fabricant 7. De même, à la suite de la décision de la Cour de justice condamnant l interdiction per se des ventes avec primes prévue par la législation autrichienne 8, il ne faisait guère de doute que la législation française interdisant per se les ventes avec primes serait également jugée incompatible avec la directive. Compte tenu de ces décisions mais également de la lettre de mise en demeure du 25 juin 2009 que la Commission européenne a adressée à la France, l informant que, selon elle, la France avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de la directive, le législateur a fini par admettre l incompatibilité de la réglementation française sur les pratiques commerciales déloyales et a engagé, bien qu à contrecœur 9, une réforme de son droit. 7 Cass. 1ère civ. 15 nov. 2010, n 09-11.161 ; voir également Voir également Cass. 1ère civ. 5 février 2014, n 12-25748 (Lenovo) ; Cass. 1ère civ 12 juillet 2012, n 11-18807 et sur renvoi CA Paris 5 juin 2014, la Cour d appel constatant l absence de caractère trompeur ou agressif de la pratique puis sa conformité à la diligence professionnelle et l absence d élément permettant de contrôler que les pratiques avaient pu altérer d une manière quelconque le comportement économique du consommateur ; Voir également Cass. 1ère civ., 22 janv. 2014, n 12-20982 : la cour censurant le jugement du juge de proximité de Paris 2e pour avoir refusé de caractériser l existence d une omission trompeuse au motif que le demandeur à l action était membre actif d une association ayant pour but de lutter contre les ventes liées de logiciels et gérant d une société dont l activité est directement liée aux systèmes et produits informatiques, matériel, logiciel et réseau, en sorte qu il n était pas un consommateur moyen au sens de l article 7 de la Directive, et ce alors que l existence d une omission trompeuse au sens de l article 7 de la Directive doit être appréciée au regard d un consommateur moyen, détachée de toute considération personnelle et doit permettre à des consommateurs profanes comme plus expérimentés de pouvoir invoquer à leur profit le droit de la consommation. 8 CJUE 9 nov. 2010, aff. C-540/08, Mediaprint Zeitungs. 9 Rép. Min., 4 mai 2010, Ministre de l Economie, de l Industrie et de l Emploi à la question n 63029 de Lionel Tardy du 10 nov. 2009 aux termes de laquelle la Ministre de l époque reconnaissait l incompatibilité de la réglementation française sur les ventes avec primes et les ventes liées avec la directive mais tout en faisant valoir que «la France ne se satisfait pas de la situation actuelle, qui se traduit par une diminution du degré de protection des intérêts des consommateurs et une insécurité juridique pour les opérateurs. La Commission européenne doit présenter en 2011 un bilan d application de la directive n 2005/29/CE sur les pratiques commerciales déloyales. La France entend demander à cette occasion, et en relation si possible avec d autres Etats membres, une révision de cette directive, afin de pouvoir maintenir un encadrement juridique des pratiques précitées et plus généralement des pratiques promotionnelles, approprié à la protection des intérêts économiques des consommateurs». 5

B. La réaction du législateur français 1. Une réforme en demi teinte : la loi du 17 mai 2011 La loi du 17 mai 2011 a opéré une première réforme du droit français des pratiques commerciales déloyales. Une méthode simple aurait consisté à supprimer les interdictions per se de notre droit. Au lieu de cela, et sans doute pour ménager les susceptibilités de ceux qui considéraient que la directive entraînait un recul de la protection des consommateurs, le législateur a introduit à l article L. 120 1 du Code de la consommation, à côté des interdictions per se existantes, le critère de la déloyauté. La solution était non seulement critiquable dans son principe, mais aussi dans sa forme. Ainsi, concernant les loteries commerciales conditionnées à une obligation d achat, le législateur, tout en ajoutant la condition de déloyauté, a laissé inchangé le reste de l alinéa 1 er qui posait une interdiction de principe des loteries promotionnelles dont la participation était conditionnée à une contrepartie financière. La méthode conduisait à rendre le texte illisible : au lieu de modifier une règle manifestement contraire à la directive, on se contentait d ajouter un paragraphe qui était à la fois en contradiction avec le paragraphe précédent (interdiction per se) et superfétatoire puisqu il ne faisait que rappeler le principe général déjà énoncé à l article L. 120 1. En outre, une question importante demeurait en suspens : celle de la sanction. Les textes prévoyaient une sanction pénale en cas d infraction à l interdiction per se 10 mais également lorsque la pratique commerciale déloyale était considérée comme trompeuse (au sens de l article L. 121 1 du Code de la consommation) 11 ou agressive (au sens de l article L. 122 11 du même code) 12. Se posait donc la question de l articulation des règles pénalement sanctionnées et de leur cumul éventuel. Cet imbroglio juridique a conduit à une nouvelle intervention du législateur avec la loi Hamon du 17 mars 2014. 2. La clarification opérée par la loi Hamon 13 La loi Hamon procède à une clarification. Elle supprime l exception relative aux menus objets et échantillons de faible valeur dont le maintien créait une confusion sur l étendue de la licéité des ventes avec primes. Sont donc 10 L article R. 121-13 du Code de la consommation sanctionnait ainsi pénalement les ventes liées et les ventes avec primes ; l article L. 121-41 du Code de la consommation sanctionnait pénalement les loteries publicitaires payantes. 11 Les pratiques commerciales trompeuses sont sanctionnées pénalement au titre de l article L. 121-6 du Code de la consommation. 12 Les pratiques commerciales agressives sont sanctionnées pénalement au titre de l article L. 122-12 du Code de la consommation. 13 Loi n 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation. 6

désormais interdites, conformément au droit européen, les seules ventes avec primes qui revêtent un caractère déloyal au sens de l article L. 120 1 du Code de la consommation. Concernant les loteries publicitaires, la loi les distingue désormais clairement des autres loteries et énonce que l interdiction des loteries pour lesquelles un sacrifice financier est exigé ne vaut pas pour les loteries publicitaires. Parallèlement le nouvel article L. 121 36 1 du Code de la consommation confirme la licéité des loteries publicitaires avec obligation d achat sous réserve de l absence de déloyauté. La loi Hamon éclaircit également, au moins partiellement, le régime des sanctions : la sanction pénale prévue en cas de ventes avec primes prohibée par l article L. 121 35 est supprimée ; en revanche, la sanction pénale, en cas de vente liée interdite par l article L. 122 1, étrangement, demeure 14. De même, une sanction administrative 15 est substituée à l ancienne sanction pénale de la pratique de loteries commerciales prohibées par les articles L. 121 36 à L. 121 38 du Code de la consommation. Si la loi Hamon éclaircit un certain nombre de points obscurs, elle ne lève pas pour autant toutes les interrogations et certaines causes de conflit demeurent. II. Les conflits à venir Compte tenu de la probabilité de leur survenance, trois conflits potentiels méritent d être mentionnés, dus au maintien dans notre législation d interdictions per se dont la compatibilité avec la directive pourrait être contestée (A), à la transposition imparfaite de la directive en droit interne (B) et enfin, à une différence de conception des règles françaises et européennes dans le domaine du droit de la consommation (C). A. Le maintien de certaines interdictions per se en droit français Si certaines interdictions per se, condamnées explicitement par la jurisprudence, ont été supprimées de notre droit interne (ventes liées, ventes avec primes, loteries promotionnelles impliquant une participation financière du participant), le législateur en a en revanche laissé subsister d autres dont la compatibilité avec la directive risque d être contestée. Tel est le cas de l interdiction de la revente à perte prévue à l article L. 442 2 du Code de commerce (1 ) ou encore de l arrêté du 31 décembre 2008 relatif à la publicité des réductions de prix (2 ). 14 Le très récent décret n 2004-1109 du 30 septembre 2014 portant application des dispositions de la loi n 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, renforçant les moyens de contrôle de l autorité administrative chargée de la protection des consommateurs et adaptant le régime des sanctions procède à l abrogation de l alinéa 1 er de l article R. 121-13 sanctionnant pénalement les ventes avec primes prohibées par l article L. 121-35 en revanche n abroge pas les sanctions pénales des ventes liées prohibées par l article L. 122-1 du Code de la consommation. 15 Sanction administrative prévue à l article L. 121-41 du Code de la consommation. 7

1. L interdiction de la revente à perte Le droit français prohibe la revente à perte per se. Cette interdiction est ancienne puisqu elle a été introduite par la loi du 2 juillet 1963. Elle pose la question des rapports entre droit de la concurrence et droit de la consommation. Si l on considère que la revente à perte peut donner aux consommateurs une fausse idée de la concurrence et des prix, la question de sa qualification de pratique commerciale déloyale au sens de la directive se pose, puisque, selon la jurisprudence, cette dernière est applicable aux hypothèses où la protection des consommateurs constitue au moins l un des objectifs visés par la mesure nationale 16. En revanche, si l on estime que l interdiction de la revente à perte a pour seul objectif de garantir une concurrence loyale sur le marché, la pratique ne relève pas du champ d application de la directive. Dans un arrêt de principe, la Cour de justice a déclaré contraire au droit de l Union la législation belge qui instaure une interdiction générale d offrir à la vente ou de vendre des biens à perte 17 lorsque cette interdiction vise à protéger les consommateurs. La solution n est transposable en droit français qu à la condition de considérer que celui ci poursuit au moins partiellement un objectif de protection du consommateur. Tel serait le cas si l on considérait que la loi du 2 juillet 1963, qui a institué le délit, et ses développements ultérieurs, posent le postulat que la revente à perte a pour effet d offrir une image déformée de la concurrence aux consommateurs. Le dispositif législatif actuel serait alors contraire à la directive même s il avait pour vocation principale de garantir l équilibre et la loyauté des relations commerciales. La question reste aujourd hui en suspens aussi bien en jurisprudence qu en législation. 2. L arrêté du 31 décembre 2008 sur les annonces de réduction de prix L arrêté du 31 décembre 2008 fixe, en droit français, des règles très précises de validité d une publicité de réduction de prix, notamment quant au prix de référence à retenir. Cette réglementation est elle contraire à la directive sur les pratiques commerciales déloyales? La question se pose avec d autant plus d acuité que la Cour de justice a été appelée à apprécier dans une décision du 10 juillet 2014 18, dans le cadre d une action en manquement, le maintien par la Belgique d une réglementation sur les annonces de réduction de prix prévoyant qu un produit ne peut être considéré comme soldé que si son prix est inférieur au prix de référence défini par la réglementation. Dans sa décision, le juge européen a considéré : - que la réglementation sur les annonces de réduction de prix n entrait pas dans la catégorie des pratiques déloyales «en toutes circonstances» ; 16 Cf. Document de travail de la Commission, point 1.7 : 17 CJUE 7 mars 2013, Euronics Belgium CVBA, aff. C-343/12. 18 CJUE 10 juillet 2014, C-421/12. 8

- et que le caractère déloyal de l annonce de réduction de prix devait être apprécié au cas par cas à la lumière des critères énoncés aux articles 5 à 9 de la directive. Il est donc probable, compte tenu de l objectif d harmonisation des législations nationales, que la réglementation française soit elle aussi un jour remise en cause. B. Les conflits liés à une transposition imparfaite de la directive Je me bornerai à donner deux exemples. L article 6 de la directive définit deux éléments constitutifs d une pratique commerciale trompeuse. La pratique : - doit être mensongère ou induire en erreur le consommateur moyen, - et l amener ou être susceptible de l amener à prendre une décision commerciale qu il n aurait pas prise autrement. Le critère de l affectation de la décision commerciale figure tant à l article 7 (omission trompeuse) que 8 (pratiques commerciales agressives) de la directive. Or ce critère n a pas été repris lors de la transposition du texte en droit interne (art. L. 121 1 et L. 122 11 du Code de la consommation). La compatibilité du texte français avec la directive pourrait donc être contestée. La loi Hamon a clarifié le régime des loteries promotionnelles en prévoyant la licéité des loteries publicitaires avec obligation d achat sous réserve de l absence de caractère déloyal. Mais ce faisant, elle a défini un cadre très strict pour les frais de participation à la loterie promotionnelle. La licéité des frais de participation est subordonnée, aux termes de l article L. 121 36 1 du Code de la consommation, à la triple condition : qu ils ne soient pas surtaxés, qu ils soient remboursés sur simple demande, et que cette possibilité soit préalablement portée à la connaissance des consommateurs. Un encadrement aussi strict est il véritablement compatible avec la directive qui ne le prévoit pas? C. L opposition des conceptions La directive et le droit interne résultant de la transposition s opposent parfois dans leur conception, le droit européen optant généralement en droit de la consommation pour des règles objectives alors que le droit français préfère, comme dans d autres domaines, leur conférer un caractère plus subjectif. Le caractère pénal du droit des pratiques commerciales trompeuses en droit interne, qui requiert une intention frauduleuse pour que le délit soit constitué 19 se trouve ainsi en contradiction avec le droit européen, qui dispense de la nécessité de tout élément intentionnel. La Cour de justice, dans son arrêt du 19 septembre 2013 20 rendu à la suite d une question préjudicielle, affirme que dès lors que les critères de l article 6 sur la publicité trompeuse 19 L article L. 121 3 du code pénal dispose : «Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre». 20 CJUE 19 sept. 2013, C-435/11, LawLex201300001333JBJ. 9

sont réunis, il n est pas nécessaire de vérifier si la condition de contrariété de la pratique avec les exigences de la diligence professionnelle (condition posée à l article 5) est satisfaite. Cette solution, logique si l on tient compte de l articulation de la directive, peut s avérer sévère en pratique. Dans le cas d espèce, l auteur de la pratique qualifiée de trompeuse avait pris toutes les précautions pour éviter une pratique trompeuse en faisant souscrire une clause d exclusivité à ses partenaires, mais la publicité était devenue trompeuse du fait que lesdits partenaires avaient violé la clause d exclusivité à laquelle ils étaient soumis. La solution suscite une double interrogation : - la Cour de justice s étant prononcée de manière générale sur la définition des pratiques trompeuses, sa position est elle susceptible de faire évoluer la qualification pénale en rendant le délit en droit français purement matériel? - le maintien de la qualification d infraction pénale constitue t il toujours une transposition adéquate de la directive, alors même que celle ci semblait laisser aux Etats le soin de prévoir les sanctions adéquates applicables? La directive a été transposée en droit interne dans sa majeure partie. Mais de nombreuses questions demeurent : pourquoi maintenir des réglementations particulières (ventes avec primes, ventes liées, loteries publicitaires) alors que leur existence laisse penser, à tort, à l existence d un régime spécifique et nuit à la lisibilité du régime unifié de ces pratiques commerciales déloyales? On peut s interroger sur la pérennité des interdictions per se concernant l interdiction de la revente à perte ou la réglementation sur les annonces de réduction de prix, et aussi sur la viabilité du maintien de sanctions pénales en l absence d élément intentionnel. Finalement, indépendamment des arguties juridiques, la seule question qui mérite d être posée est la suivante : la directive a t elle amélioré la protection du consommateur? La réponse n est pas simple. Certains répondront que non, le droit issu de la directive étant moins facile à mettre en œuvre et n apportant pas la même sécurité juridique que le droit antérieur. D autres estimeront qu elle apporte une sécurité juridique suffisante et qu en tout cas, elle contribue au renforcement du marché intérieur. Ces réponses divergentes reflètent une opposition entre les approches juridiques : droit continental d un côté (qui pose généralement des conditions a priori), droit de common law de l autre (qui est en principe fondé sur des appréciations au cas par cas plus souples). Peut être ces divergences renvoient elles aussi à une autre question : celle de la nature de l instrument juridique utilisé. Les difficultés constatées lors de la transposition de la directive ne militent elles pas en faveur de l adoption d outils d intégration plus efficaces tels que le règlement? 10