Nature et conditions de l apprentissage en formation d adultes. Etienne BOURGEOIS



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I N T R O D U C T I O N Nature et conditions de l apprentissage en formation d adultes Etienne BOURGEOIS

8 L adulte en formation. Regards pluriels Le présent ouvrage a pour objectif de croiser différents regards sur la complexité du fonctionnement de l adulte en situation de formation. Il est le fruit du travail réalisé par onze chercheurs en éducation des adultes dans le cadre du symposium «Formation d adultes» du Réseau international de recherche en Education et Formation (REF), sous la direction de Etienne Bourgeois. Ces chercheurs, issus d horizons théoriques et disciplinaires très diversifiés, étaient invités à développer leur point de vue sur les processus d apprentissage et de formation dans un contexte de formation d adultes. Trois questions fondamentales leur avaient été initialement adressées. 1. La nature du processus d apprentissage dans ce contexte : qu estce qu apprendre? Qu est-ce que se former? Peut-on, à la lumière d un modèle général de l apprentissage, repérer une spécificité éventuelle de l apprentissage adulte? 2. Les mécanismes de l apprentissage : comment l adulte apprend-il en situation de formation? Quels sont dans ce contexte particulier les facteurs et les conditions susceptibles d affecter le processus d apprentissage, que ceux-ci soient liés à la situation de formation et son contexte ou encore à l apprenant lui-même et sa trajectoire? 3. Les effets de l apprentissage : qu advient-il des apprentissages réalisés par l adulte dans la situation de formation? Quels effets ceux-ci peuvent-ils produire chez l apprenant en dehors du champ de la formation? Comment s opèrent les mécanismes de transfert d apprentissage d une situation à l autre? Les contributions initiales furent présentées, confrontées et discutées lors de la rencontre du symposium qui s est tenue à Louvain-la-Neuve (Université catholique de Louvain, Belgique) en septembre 1994. Par la suite, les auteurs ont été invités à retravailler leur contribution en fonction des discussions qui se sont tenues dans ce cadre. Ces contributions remaniées constituent les différents chapitres de l ouvrage. UNE PLURALITÉ DE REGARDS SUR L APPRENTISSAGE ADULTE Le défi que nous avons tenté de relever dans cette démarche est de faire interagir des chercheurs d horizons très divers autour de la problématique. Diversité internationale tout d abord, puisqu on y trouve des chercheurs belges, français, suisses et chiliens. Diversité disciplinaire ensuite, puisque l on trouve parmi eux des psychologues, psychopédagogues, sociologues, un philosophe et une linguiste. Diversité des centres d intérêts scientifiques également. Tous les chercheurs impliqués ne sont pas a priori des spécialistes de l apprentissage adulte. Si certains ont cen-

Nature et conditions de l apprentissage en formation d adultes 9 tré leurs travaux spécifiquement sur cette question précise (comme P.-M. Mesnier, par exemple), d autres ont développé leurs travaux principalement dans le champ de la formation d adultes sans nécessairement se centrer spécifiquement sur la question de l apprentissage (par exemple, P. Dominicé ou Ch. Josso). D autres, par contre, ont beaucoup travaillé sur la problématique de l apprentissage, mais pas nécessairement dans le contexte particulier de la formation d adultes (par exemple, B.M. Barth et M. Frenay). Diversité enfin des champs d expérience des auteurs. Si tous les chercheurs impliqués dans ce travail ont une expérience de formateur ou d enseignant expérience dont on peut d ailleurs repérer plus ou moins clairement l impact dans chacune des contributions ils n ont pas nécessairement développé cette expérience dans les mêmes champs. Certains travaillent en formation d adultes avec des publics très différents : enseignants en fonction, personnels de la santé, travailleurs sociaux, adultes faiblement scolarisés, etc. D autres ont principalement développé une expérience d enseignant avec un public de jeunes étudiants universitaires ou encore avec de jeunes enfants ou adolescents. Cette démarche visant délibérément à favoriser la pluralité des approches de la problématique comporte un enjeu épistémologique voire politique crucial à nos yeux : celui de sortir la recherche en éducation des adultes du ghetto dans lequel elle s est, ou a été, longtemps confinée. Plus fondamentalement encore, l enjeu est de lever les cloisons qui caractérisent trop souvent le champ des sciences de l éducation : cloisonnement enfant-adulte, enseignement-formation, approches qualitativesquantitatives, psychologie-sociologie, niveaux d analyse micro-macro, visées prescriptive-descriptive, etc., pour ne citer que ceux-là. Les trois premières contributions celles de Britt-Mari Barth, Mariane Frenay et Pierre-Marie Mesnier nous proposent des modèles théoriques permettant d appréhender l acte d apprendre dans son essence : qu est-ce qu apprendre? Les suivantes abordent plus spécifiquement la question des conditions du processus d apprentissage, en particulier dans un contexte de formation d adultes. La quatrième contribution (Consuelo Undurraga) fournit un cadre conceptuel et théorique général permettant d articuler la diversité de ces conditions. Les trois suivantes celles de Christine Josso (chapitre 5), Pierre Dominicé (chapitre 6) et Guy de Villers (chapitre 7) explorent un ensemble de facteurs et processus spécifiques qui renvoient principalement à l apprenant et à sa trajectoire. La contribution de Bernadette Charlier (chapitre 8) se tourne davantage du côté du formateur lui-même, et en particulier de ses propres conceptions de l apprentissage. Les deux dernières contributions celles de Pablo Venegas (chapitre 9) et Olga Galatanu (chapitre 10) explorent plus spécifiquement des facteurs qui caractérisent la situation de formation elle-même : les modalités d interac-

10 L adulte en formation. Regards pluriels tions sociales au sein du groupe en formation et plus particulièrement le rôle de l argumentation dans ces interactions. QU EST-CE QU APPRENDRE? Les trois premières contributions (Britt-Mari Barth, Mariane Frenay et Pierre-Marie Mesnier) proposent une modélisation théorique de l acte d apprendre. Ces trois approches peuvent être qualifiées de «constructivistes», à plusieurs égards. Tout d abord, l apprentissage est avant tout appréhendé comme un processus de construction de sens. La réponse du sujet en situation d apprentissage est comprise comme résultant non pas simplement de l action de l environnement sur le sujet les stimuli auxquels le sujet est confronté dans la situation mais bien du sens que le sujet a pu progressivement donner à cette situation. Comme le dit plus loin Britt-Mari Barth, «Ce n est donc pas l information exposée qui nous informe d abord, mais le sens que nous pouvons donner à cette information dans une situation donnée». Dans cette perspective, il n y a donc pas d apprentissage qui ne s inscrive dans ce processus de (re)construction de sens qui s opère dans des situations concrètes. Ce processus s inscrit lui-même dans les interactions que le sujet développe avec son environnement dans une situation donnée. Le sens que je donne à ce que me disent le formateur et les autres acteurs de la situation (mes pairs ou les auteurs dont je lis les écrits), à ce que j observe et/ou à ce que j expérimente moi-même dans la situation s élabore progressivement au travers des interactions entre, d une part, ces éléments d information auxquels je suis objectivement confronté et, d autre part, les dispositions internes que je mobilise dans la situation pour sélectionner et traiter cette information, et finalement lui donner sens. Ces dispositions en jeu, élaborées au fil de mon histoire personnelle et sociale, sont d ordre très divers : les connaissances préalables les structures d accueil comme les appelle Mariane Frenay et les outils intellectuels dont je dispose, les valeurs, normes et intentions dont je suis porteur, mes dispositions affectives, etc. Il s agit bien d interactions car, d une part, le traitement de l information est profondément orienté par les dispositions que je mobilise dans la situation et, d autre part, l activation et l utilisation de ces dispositions dans la situation sont elles-mêmes largement conditionnées par les informations auxquelles je suis confronté et le contexte dans lequel cette confrontation s opère. Les modèles de l apprentissage proposés ci-après peuvent être également qualifiés de constructivistes en ce sens qu ils soulignent le caractère essentiellement dynamique et plastique des savoirs sur lesquels s opère l apprentissage. Le savoir est en perpétuelle (re)construction. Apprendre, dans cette perspective, c est transformer du

Nature et conditions de l apprentissage en formation d adultes 11 savoir actuel en savoir nouveau. Le savoir mobilisé à un moment donné par le sujet apprenant a lui-même une longue histoire, faite de transformations successives, et est perpétuellement en état de se transformer au fil des nouvelles interactions entre le sujet et son environnement. L apprentissage est ainsi un acte essentiellement créateur, générateur d inédit. C est ce que souligne Pierre-Marie Mesnier lorsqu il apparente l acte d apprendre aux démarches du chercheur et de l entrepreneur. Cette approche est aux antipodes d une conception qui appréhenderait l apprentissage comme un processus de vases communicants, où des savoirs constitués et statiques pourraient ainsi se transvaser entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas (encore), se stocker ou se «déstocker», se transférer tel quel d une situation à l autre. Enfin, une autre caractéristique commune aux trois modèles proposés ainsi d ailleurs qu aux autres contributions proposées plus loin est leur ancrage empirique. Chacun de ces modèles est le fruit de nombreux travaux de recherche réalisés par les auteurs dans des contextes de formation d adultes mais également dans d autres contextes (enseignement scolaire, enseignement universitaire), travaux présentés par ailleurs dans plusieurs publications dont la plupart ont considérablement marqué la recherche et la réflexion actuelles sur la problématique qui nous occupe. Ils sont en outre manifestement le fruit de la longue expérience d enseignant et de formateur acquise par les auteurs. Cela apparaît tout à fait explicitement dans la contribution de Britt-Mari Barth qui a pris soin, dans les premières pages, de retracer son propre itinéraire de réflexion et de pratique qui a conduit au modèle proposé. D autre part, les trois contributions s attachent également à explorer les implications de leurs propositions théoriques pour les pratiques de formation. A tour de rôle, les auteurs nous présenteront des dispositifs pédagogiques, qu ils ont d ailleurs eux-mêmes expérimentés et qui s appuient sur leurs propositions théoriques. Au delà de ces quelques points communs principaux évoqués cidessus, les trois modélisations du processus d apprentissage proposées ciaprès se distinguent malgré tout par des accents, des nuances et des questions spécifiques qu ils soulignent. Des trois, Britt-Mari Barth est sans nul doute celle qui insiste le plus sur l apprentissage comme processus de construction de sens dont elle explore minutieusement toutes les facettes. Comme Pierre-Marie Mesnier, elle insiste sur le rôle central des interactions sociales dans l apprentissage. Plus fondamentalement encore, elle souligne, en référence à Bruner et Vygotsky, la dimension culturelle de l apprentissage. Apprendre, c est à la fois entrer comme sujet dans une culture, nouer un lien social, mais c est aussi participer à sa transformation.

12 L adulte en formation. Regards pluriels Après avoir retracé l itinéraire intellectuel qui l a conduite au modèle qu elle nous présente, Britt-Mari Barth s attache à développer les grandes lignes de ce modèle, en le contextualisant pour les situations de formation d adultes. Elle propose ensuite un dispositif pédagogique s appuyant sur les propositions théoriques qui précèdent. En guise de conclusion elle fait état de la discussion que nous avons eue dans le cadre du symposium à propos de sa contribution et nous propose ses réponses à un certain nombre de commentaires qui lui avaient alors été adressés. La contribution de Mariane Frenay prolonge bien celle de Britt- Mari Barth. La question centrale posée dans ce chapitre est celle du transfert, des liens théoriques que ce processus entretient avec l apprentissage et des implications qu on peut en tirer pour la pratique pédagogique : qu advient-il des connaissances initialement apprises dans un contexte donné? Par quel mécanisme et à quelles conditions ces connaissances peuvent-elles être utilisées dans d autres contextes que celui dans lequel elles ont été initialement acquises? Avec quels effets? Et quelles implications pédagogiques? L auteur montre bien que le processus de transfert c est-à-dire, ce processus par lequel le sujet mobilise des connaissances antérieurement acquises pour traiter des situations nouvelles est étroitement lié, d une part, à la manière dont ces connaissances ont été acquises dans la situation initiale d apprentissage et, d autre part, aux caractéristiques de la situation nouvelle et à la manière dont celle-ci est comprise par le sujet. En cela, la position de Mariane Frenay sur cette question est fondamentalement très proche de celle proposée par Britt-Mari Barth. Elle s est cependant attachée à pousser plus loin encore l identification et l analyse des différents facteurs qui entrent en jeu dans ce phénomène. En ce qui concerne les conditions de transfert liées à la situation initiale d apprentissage, l auteur montre que les connaissances auront d autant plus de chance d être transférées qu elles ont été acquises dans «des situations contextualisées, dans lesquelles les données à traiter sont complexes et variées et pour lesquelles un tiers (enseignant ou pairs) joue le rôle de médiateur, permettant ainsi à l apprenant de construire des connaissances dont il sait les fonctions et les conditions d applicabilité». Concernant les conditions liées à la situation nouvelle (la «situation de transfert»), l auteur souligne le rôle des facteurs qui entrent en jeu dans la manière dont le sujet se représente la situation nouvelle, et ainsi que de ceux qui conditionnent l «assimilabilité» des informations auxquelles le sujet est confronté dans cette situation nouvelle. En guise de conclusion, l auteur souligne la nécessité d œuvrer à la construction d une théorie générale de l apprentissage, susceptible d éclairer la question fondamentale

Nature et conditions de l apprentissage en formation d adultes 13 de savoir «comment une structure cognitive peut générer une structure cognitive plus complexe qu elle-même.» Pierre-Marie Mesnier, quant à lui, nous propose une approche particulièrement originale du processus d apprentissage. Sur la base de la recherche qu il a menée avec B. Aumont, il s attache à explorer deux composantes qu il considère comme essentielles de l acte d apprendre : d une part, la composante entreprendre, entendue comme «la faculté de concevoir et mener à bien un projet», et d autre part, la composante chercher, prise «dans le sens complexe d une investigation, d un questionnement et d une construction cognitive». On retrouve dans cette approche de nombreux points communs avec les deux précédentes, en particulier l accent sur le caractère essentiellement permanent et créateur de l acte d apprendre et sur la conception de l apprentissage comme acte de construction et de transformation de connaissances dans lequel les interactions sociales et les conflits sociocognitifs jouent un rôle essentiel. Au-delà de ces points communs, l approche de Pierre-Marie Mesnier met en avant d autres aspects tout aussi essentiels de l acte d apprendre. Il souligne par exemple le rôle crucial de l action, comme moteur de l apprentissage. Mais l originalité de la contribution réside sans doute avant tout dans l exploration qui nous est proposée du rapport du sujet apprenant à l apprentissage et à son objet. L auteur souligne à cet égard l importance des soubassements affectifs des démarches cognitives à l œuvre dans l apprentissage. L engagement du sujet dans l acte d apprendre s inscrit dans «le mouvement qui va du désir profond, inconscient, à l expression d aspirations socialement identifiables et acceptables», du désir au projet. Il souligne également l importance non seulement du «plaisir» d apprendre, mais également du plaisir lié à la reconnaissance du résultat de l apprentissage, un plaisir trop souvent négligé à l école. Il montre aussi que le rapport du sujet à l apprentissage s articule autour de trois dimensions en interaction la dimension théorique, la dimension pratique et la dimension sociale trois dimensions qui constituent le sujet apprenant comme «homme d expérience». Cette exploration des rapports du sujet à l apprentissage trouvera plus loin un écho dans d autres contributions (cf. chapitres 5, 6 et 7). LES CONDITIONS D APPRENTISSAGE L apport de Consuelo Undurraga nous introduit à une nouvelle question qui prolonge la précédente et qui constituera le fil conducteur des chapitres qui suivent, à savoir, la question des facteurs d apprentissage. Les contributions qui suivent se proposent, chacune à leur manière,

14 L adulte en formation. Regards pluriels d explorer un certain nombre de facteurs susceptibles de conditionner l apprentissage dans un contexte de formation d adultes et de comprendre comment, dans ce contexte particulier, ces facteurs interagissent avec le processus d apprentissage, que ce soit comme facteurs facilitateurs ou comme obstacles. Le chapitre de Consuelo Undurraga constitue une bonne introduction à cette question en ce qu elle nous propose une typologie des facteurs a priori susceptibles de jouer un rôle dans l apprentissage en situation de formation d adultes. Elle y distingue les facteurs liés à l individu apprenant lui-même facteurs individuels et facteurs liés à l environnement socioculturel de l apprenant et les facteurs qui se rapportent aux caractéristiques de la situation de formation. Les chapitres qui suivront sont centrés plus spécifiquement sur l un ou l autre de ces types de facteurs. Du côté du sujet apprenant Les contributions de Christine Josso, Pierre Dominicé et Guy de Villers se centrent plus spécifiquement sur le rapport du sujet apprenant à l apprentissage dans ses différentes dimensions. On y traite tour à tour la question du poids des représentations du sujet et de ses acquis d expérience, de ses attitudes face à l apprentissage, du sens que prennent l apprentissage et la formation pour lui en tant que personne, travailleur et citoyen (Ch. Josso). Il y est également question de l importance de l investissement personnel du sujet dans l apprentissage, des liens sociaux et relationnels qui se nouent au travers de l expérience d apprentissage, ainsi que des enjeux existentiels que revêtent les apprentissages à des moments-charnières de la trajectoire de la personne (P. Dominicé). On y traite enfin de la question des ressources psychiques en jeu dans la démarche d engagement de l adulte en formation et des conditions de leur mobilisation (G. de Villers). On peut pointer ici plusieurs traits communs constituant le fil conducteur entre ces trois contributions. Tout d abord, un accent commun sur la nécessaire intégration entre la dimension cognitive et la dimension affective qui traversent les processus d apprentissage et de formation. Ce point est développé explicitement par P. Dominicé mais l idée traverse chacune des contributions, qui soulignent, tour à tour, le caractère interactif de ces deux dimensions. Autre point commun : l idée d inscription de l apprentissage dans une histoire de vie. Cela signifie tout d abord que l apprentissage met en jeu ce que l on sait, et surtout ce que l on est, comme résultat de son histoire de vie, ou plus précisément, de l expérience par le sujet de son histoire de vie. Cela signifie aussi que la manière d appréhender l acte

Nature et conditions de l apprentissage en formation d adultes 15 d apprendre à un moment donné, ce qui s y produit et ce qui en résulte, sont largement fonction du sens et des enjeux que revêt cet acte dans l histoire de vie du sujet. Cela signifie enfin que l acte d apprendre peut en retour transformer le sens attribué par le sujet à sa propre histoire. Un troisième point commun réside dans l articulation théorique entre divers niveaux d analyse dans l approche qui nous est proposée du sujet dans son rapport à l apprentissage et la formation. Avec des accents certes différents, les trois contributions traitent de ce rapport tout à la fois dans ses dimension intrapsychique, relationnelle, mais également culturelle, économique et sociale. Autre fil conducteur : le postulat épistémologique résolument phénoménologique qui traversent ces trois contributions. Le rapport du sujet à l apprentissage est chaque fois abordé essentiellement sous l angle du sens que ce rapport prend pour le sujet. Dans cette perspective, ce qui apparaît comme déterminant dans l acte d apprentissage, c est moins les caractéristiques objectives du sujet et de son histoire de vie que le sens que ces caractéristiques, cette histoire et cet acte prennent pour le sujet. Enfin, ces trois contributions partagent le même ancrage empirique. Les trois auteurs ont une longue expérience de recherche et de formation dans le domaine des histoires de vie, un domaine au développement duquel d ailleurs ils ont chacun significativement contribué depuis des années, et les réflexions qu ils nous proposent s appuient largement sur ces travaux. Au delà de leurs points communs, ces trois approches comportent également des spécificités. Christine Josso nous livre une série de réflexions concernant la question du rapport du sujet à l apprentissage, des réflexions issues de sa propre expérience de recherche et de formation. Après avoir brièvement balisé cette expérience, elle se penche tout d abord sur la place des acquis expérientiels de l adulte dans le processus d apprentissage et des implications que l on peut en tirer, notamment en ce qui concerne les pratiques d évaluation à l entrée de la formation. Elle examine ensuite le rôle des représentations des apprenants comme source de «désapprentissages», le poids de ce qu elle appelle «les postures d apprenant», c est-à-dire, les attitudes du sujet face à l apprentissage, et enfin l importance de l inscription de l apprentissage dans un projet de formation. Elle traite ensuite des enjeux que revêt la formation pour le sujet, à la fois comme personne et, surtout, comme acteur social et citoyen. Elle conclut en nous proposant un découpage du processus d apprentissage en trois moments fondamentaux : l initiation, l intégration et la subordination.

16 L adulte en formation. Regards pluriels Avec Pierre Dominicé, on entre au cœur de la question de l inscription de l apprentissage dans l histoire de vie du sujet. S attachant tout d abord à expliquer la spécificité de l approche biographique à la fois comme pratique de formation et de recherche, il montre notamment que cette approche fait bien apparaître aux yeux du formé ou du chercheur selon les cas toute l importance des apprentissages existentiels, informels et non certifiés, dans la vie d un individu. L auteur nous présente ensuite une série d observations relatives au processus d apprentissage qui se dégagent de l abondant matériau biographique qu il a recueilli et traité ces dernières années. L analyse de ce matériau met en évidence trois caractéristiques fondamentales du processus d apprentissage : l importance de l investissement personnel comme condition d apprentissage, des liens sociaux et interpersonnels qui se nouent au travers des expériences d apprentissage, et des enjeux existentiels que revêt l apprentissage pour le sujet, à la fois comme personne et comme acteur social. Pierre Dominicé conclut en soulignant deux exigences qui, selon lui, devraient présider à l approche de la problématique de l apprentissage adulte. La première touche à la nécessité d une approche qui intègre résolument la dimension cognitive et la dimension affective qui traversent nécessairement l acte d apprendre. La seconde concerne la nécessité d approcher l adulte dans sa globalité, et notamment dans la pluralité de ses rôles sociaux. Il montre par ailleurs en quoi la méthodologie de l histoire de vie se prête bien à ces deux exigences. Qu est-ce qui peut pousser un adulte à payer le prix d un engagement dans un processus de formation? «Pourquoi se risque-t-il à franchir le pas de la transformation de ses conceptions et/ou de ses manières de faire», c est-à-dire de l apprentissage? A «préférer l insécurité et l inconnu d un nouveau savoir à la souffrance sécrétée par l expérience d une vie en impasse?» Telle est l interrogation centrale posée par G. de Villers. Son hypothèse centrale est que le sujet passe à l acte d apprendre et de se former parce qu il dispose et consent à mobiliser les ressources qu il qualifie, en référence à P. Bourdieu, de capital symbolique nécessaires à cette prise de risque. L originalité de la contribution réside dans la réinterprétation psychanalytique qui nous est proposée de cette notion de capital symbolique et dans l examen des implications pratiques qui découlent de cette analyse. Cette interprétation s articule autour du concept freudien d identification. Ce détour théorique conduit l auteur à poser comme hypothèse que l engagement du sujet dans l apprentissage ne pourra se réaliser que si les conditions suivantes se trouvent effectivement conjuguées : une situation de crise existentielle constituant une situation de nécessité vitale pour le formé; un lien de «transfert pédagogique» qui s établit entre le formé et le formateur et qui s étaye sur cette nécessité vitale; la «désexualisation» de cette relation transférentielle «d amour», qui exige

Nature et conditions de l apprentissage en formation d adultes 17 de la part des partenaires de la relation «un travail de deuil de la consommation du lien amoureux au profit d une symbolisation de ce désir par sa mise au travail dans une quête de savoir» (...) ; une relation «désexualisée» qui permet ainsi à cet «amour» de se transformer chez le formé en identification au désir du formateur; ce qui requiert que le formateur «présentifie son investissement dans la quête du savoir qu il veut transmettre» et manifeste «son engagement dans une relation telle que s opère la reconnaissance des potentialités de l apprenant». Ce chapitre constitue un lien intéressant entre ceux qui précèdent et les suivants en ce sens qu il introduit progressivement sur la scène de l apprentissage l acteur «formateur», sa relation au sujet apprenant, et le rôle qu il joue dans le rapport personnel de ce dernier à l apprentissage. Du côté du formateur C est essentiellement de ce nouvel acteur qu il sera question dans la contribution de Bernadette Charlier. Le formateur ou l enseignant est lui-même un être qui apprend et son propre rapport à l apprentissage est susceptible d affecter l apprentissage chez les formés avec lesquels il interagit. Il est donc utile de s interroger à un moment donné sur l enseignant en tant qu apprenant. C est ce que Bernadette Charlier s est attachée à faire ici, à partir des travaux de recherche qu elle a réalisés dans le cadre d une thèse de doctorat. Sur la base d un modèle théorique qu elle discute, l auteur s attaque tout d abord à la question du rôle des conceptions de l apprentissage de l enseignant dans ses propres pratiques d enseignement. Elle nous présente ensuite les résultats d une recherche qu elle a récemment menée et qui visait deux objectifs principaux : la description et l analyse des types de conception de l apprentissage véhiculés par les enseignants, et l analyse des conditions accompagnant la construction et la transformation de ces conceptions dans le temps. Elle s interroge tout particulièrement sur les conditions liées aux situations de formation continue que rencontre dans sa trajectoire l enseignant. Cette recherche a été menée à partir d études de cas dont l auteur présente brièvement la méthodologie. Les résultats des deux études de cas présentées dans ce chapitre («Marie-Claire» et «Pierre») étayent notamment l hypothèse d une interaction étroite entre la conception de l apprentissage portée par l enseignant, le but poursuivi par lui en situation de formation et sa représentation de l efficacité de la formation pour atteindre ce but. Ils montrent aussi l importance d autres variables qui interviennent dans le processus de transformation des conceptions de l apprentissage chez l enseignant : l alternance formation-pratique, les conceptions de l apprentissage des formateurs d enseignants et l image de soi de l enseignant. L auteur con-

18 L adulte en formation. Regards pluriels clut ce chapitre en évoquant les perspectives qu ouvrent ses observations, à la fois pour la recherche dans le domaine et la formation des enseignants. Du côté du groupe en formation Les chapitres précédents s étaient penchés tour à tour sur deux acteurs importants sur la scène de l apprentissage : le sujet apprenant et le formateur. Les deux dernières contributions de l ouvrage se centrent plus spécifiquement sur un troisième acteur : les pairs, ou plus précisément, le groupe en formation et les interactions sociales qui s y développent. Pablo Venegas s est surtout penché sur les situations de conflits socio-cognitifs en formation d adultes, des situations où des individus en interaction sont amenés à exprimer et confronter des points de vue divergents sur un objet donné. L auteur nous présente quelques résultats d une recherche qu il a menée à ce propos au Chili avec un groupe d adultes en formation dans le domaine de la santé communautaire. La question centrale traitée dans cette recherche était de savoir à quelles conditions une situation de conflit socio-cognitif vécue au sein du groupe en formation peut ou non produire des changements observables dans les représentations des sujets en formation à propos d un objet d apprentissage donné. Parmi les conditions examinées dans cette recherche, l auteur nous parle ici plus spécifiquement du rôle de l argumentation. Il montre en substance qu au plus la situation de conflit socio-cognitif s accompagne d une argumentation verbale intense, au plus il a de chance de conduire à un changement de représentations chez les partenaires de l interaction. La contribution d Olga Galatanu prolonge bien celle de Pablo Venegas. Elle se penche elle aussi sur la question de l argumentation dans les interactions sociales caractérisant les situations d apprentissage et de formation, quoique sous un angle très différent. Elle s interroge en effet sur les effets de l apprentissage de l argumentation dans un contexte de formation d adultes. Elle nous présente à ce propos les résultats d une recherche qu elle a réalisée auprès d un groupe d adultes participant à une formation à l argumentation. Cette recherche fait apparaître qu une plus grande maîtrise des pratiques argumentatives acquises dans la formation a des effets positifs (1) sur les représentations que les apprenants ont d eux-mêmes, (2) sur leur manière d entrer en relation avec autrui et (3) sur l acceptation et la présentation de soi. Cette approche nous semble d une grande pertinence pour la problématique qui nous occupe dans cet ouvrage dans la mesure où les effets de formation observés concernent des variables susceptibles, à nos yeux, de conditionner fortement le fonctionnement de l apprenant dans l interaction sociale et, surtout, sa capacité de tirer le meilleur parti de ces interactions pour l apprentissage.