L entretien biographique : savoir poser les bonnes questions (et savoir écouter les réponses) Introduction 1. Notions de base sur les entretiens biographiques et leur emploi 1.1. L entretien : une méthode utilisée en sciences humaines 1.2. Techniques d entretien 1.3. Types d entretien 2. Préparer ses entretiens 2.1. Démarches en amont 2.2. Finaliser votre projet en construisant votre guide d entretien 3. Pendant et après les entretiens 3.1. L entretien proprement dit 3.2. Choix et précautions 3.3. Conservation-restitution : que faire de l entretien? Conclusion Document édité par le Musée de la ville, Saint-Quentin-en-Yvelines 01.34.52.28.80 / www.museedelaville.agglo-sqy.fr 1
Introduction La méthode de l entretien est peu utilisée par les néophytes qui n hésitent pourtant pas à se lancer dans des recherches généalogiques parfois complexes. Ça ne va pas de soi d interviewer quelqu un de proche. Cette méthode est néanmoins intéressante lorsqu on souhaite faire un travail introspectif sur sa famille, se réapproprier son passé pour l inscrire dans le présent. Cette expérience basée sur l échange instaure un rapport de confiance, un moment de parole privilégié où chacun doit s y retrouver. 1. Notions de base sur les entretiens biographiques et leur emploi 1.1. L entretien : une méthode utilisée en sciences humaines Cet outil qui paraît simple, évident, est au final très complexe car il mobilise un matériel sensible et subjectif. Différentes disciplines en sciences humaines utilisent cette technique : les historiens collectent des faits qu ils vérifient ensuite par un travail de confrontation avec les archives. les ethnologues analysent davantage la forme du discours et s intéressent à la dimension vécue de ce qui est raconté. Un projet autour de la mémoire familiale relève un peu de ses deux logiques : à la fois collecte des faits, mais aussi enregistrement des perceptions, des réactions, des représentations du monde. Nous allons voir les différents types d entretiens et la façon de les préparer. 1.2. Techniques d entretien Entretien directif : pour avoir des réponses à des questions précises. Il laisse peu de place à l émotion et à la spontanéité. On prépare à l avance un questionnaire fermé, qui ne permet aucune digression. Il est utile dans l étude d un thème bien défini (profession, événement historique, etc.). Il peut être utilisé dans le cadre d approches comparatives. Il est cependant 2
difficile d interpréter ces réponses sans une mise en contexte grâce au discours de l interviewé. Il s inscrit généralement dans une étude quantitative, où un grand nombre de personnes est interrogé. Entretien semi-directif : quelques questions clés permettent de structurer l ensemble de l entretien, tout en laissant une place aux souvenirs et extrapolations. Il permet de cadrer l entretien et d éviter les discours fleuves, tout en laissant place aux anecdotes spontanées qui peuvent être pertinentes pour le récit global. Vous découvrirez peut-être des aspects de la vie de vos proches que vous ne connaissiez pas. C est de ce type d entretien dont nous allons surtout parler. 1.3. Types d entretien Il est important de définir l objectif de votre entretien et de l expliciter à votre interlocuteur : entretien biographique, thématique ou commentaire de documents. Biographique : dérouler la vie de l interlocuteur depuis sa naissance, en même temps qu évoquer son contexte familial avant. Cet exercice est le plus adapté en matière de patrimoine familial et de transmission. Cependant, il est difficile de limiter à deux ou trois heures le récit d une vie. Le guide d entretien (voir en 2.2.), est indispensable pour obtenir une histoire cohérente et transmissible. Ces témoignages peuvent être transmis sur plusieurs générations et doivent donc être compréhensibles par des descendants qui n auront pas le même niveau de connaissances sur les situations familiales. Pour cela, il faut essayer de se mettre dans une position d étranger, d observateur. Thématique : permet de cerner précisément le sujet qui sera au centre de l échange. Cela suppose que vous ayez une idée de l intérêt de ce thème : élément historique (guerre, service militaire) ou élément plus sociologique (métier, témoignage sur la région ou le pays d origine). Les vacances, un projet familial comme la construction d une maison, les grands évènements familiaux peuvent constituer des thématiques très riches. Pour construire l entretien, vous avez besoin de connaître un peu le contexte du thème que vous allez traiter. Soit vous en avez entendu parler plusieurs fois et vous partez de ces éléments pour construire le questionnaire, soit vous vous entretenez dans un premier temps de 3
manière informelle pour pouvoir élaborer un plan d intervention. Cette deuxième méthode permet une mise en confiance de l interlocuteur, mais provoque une perte de certains éléments spontanés qui ne seront pas forcément répétés lors de l enregistrement. Commentaire de documents : les supports visuels sont d excellents outils de médiation. Ils peuvent préparer à un entretien plus construit dans un second temps. Ce type d exercice est moins intimidant : on se retrouve dans une situation plus traditionnelle de discussion et d échange. Albums de familles, photos en vracs, films amateur Il faut penser aux collections de cartes postales ou les bibelots qui semblent avoir une importance symbolique. Contrairement à l approche thématique ou biographique, la difficulté de l exercice est liée à l ordonnancement des souvenirs : un souvenir en appelle un autre, sans lien évident pour l intervieweur. Le mieux est de regarder les documents avant pour poser un certain nombre de questions : quand, où, qui est sur l image, qui a pris la photo, contexte. 4
2. Préparer ses entretiens 2.1. Démarches en amont Penser et mûrir son projet de mémoire familiale Quel but poursuit-on et jusqu où souhaite-t-on aller? Est-ce que l entretien fait partie d un dispositif plus large (recherches généalogiques par exemple)? Quel produit final veut-on? Va-t-on interroger une ou plusieurs personnes? Va-ton se concentrer sur une thématique ou sur une période précise? Préparer cet exercice en étant clair avec vous même sur votre projet de mémoire familiale, le mûrir suffisamment avant de le présenter. Pour que la démarche apparaisse clairement à l interlocuteur, il faut qu elle soit très claire pour l intervieweur. En parler autour de vous Savoir prendre le temps pour installer cette démarche dans votre famille, en parler à différents moments avec la personne que vous voulez interviewer. Il faut vraiment associer la personne à cette entreprise, valoriser l importance de la transmission de son témoignage. Il faut lui expliquer pourquoi on vient l interviewer et pourquoi on l a choisie. Evoquer les sujets qui seront abordés pour vérifier qu aucun d entre eux ne la mettra en difficulté ; il ne s agit pas en effet de forcer les périodes troubles ni de vouloir questionner sur les secrets de famille. «Ma vie n a pas d intérêt» La mémoire collective n est qu une addition d histoires, toutes banales et exceptionnelles parce qu uniques. De plus, c est votre histoire et celle de vos descendants, elle est donc à ce titre très «exceptionnelle». Evoquer l intérêt des descendants à l histoire de la famille est un bon moyen de ne pas limiter l échange à l interaction de deux personnes. C est une entreprise qui doit se préparer sur le long terme et qui doit laisser à l autre le temps d y réfléchir. Difficultés Le fait d interviewer quelqu un de proche ne va pas de soi. Liens affectifs, pudeurs, non-dits familiaux et susceptibilités sont des obstacles qu il ne faut pas négliger. L intimité est 5
davantage un handicap qu un atout. Cependant, c est souvent un moment privilégié d échange avec un parent. 2.2. Finaliser votre projet en construisant votre guide d entretien L entretien, en tant que méthode d investigation scientifique, consiste à recueillir un discours de manière «construite». Il ne peut complètement s improviser, au risque de partir dans tous les sens sans pouvoir le maîtriser. Il faut donc préparer en amont un guide d entretien. Il s agit d un système organisé de thèmes. Contrairement au questionnaire fermé, il structure l interrogation mais ne structure pas le discours. Il aide l intervieweur à élaborer les questions - qui répondent au cadre préalablement fixé-, sans trop contraindre le discours de l interviewé. Lister et hiérarchiser les questions : avoir des questions précises. Les écrire les unes après les autres à mesure qu elles viennent à l esprit et en les rangeant par thème. Construire, par exemple, un plan global chronologique avec, dans chaque partie, des entrées thématiques (famille, travail, contexte historique). Eviter les questions mal construites, trop plates, pompeuses ou alambiquées. Les rédiger en direction d un informateur fictif pour mieux appréhender ses réactions et ses réponses. Essayer de poser des questions faciles : pour rompre la glace avant de poser des questions centrales. Ne pas commencer par des questions d opinion qui peuvent mettre dans l embarras l interlocuteur qui ne saura pas quoi répondre. Par exemple, ne pas demander à l informateur de se présenter ou de se définir. Commencer par des questions plus précises, qui demandent des réponses simples. Aborder ensuite les questions centrales : elles appellent un discours de l interviewé concernant les opinions (J aimerai que vous me parliez de Qu est-ce que ça représente pour vous?) ou les expériences (J aimerai que vous me parliez de Comment ça se passe?). La suite des questions doit être logique et l ensemble cohérent : des questions sans suites ou des questions surprenantes non justifiées peuvent dérouter l informateur. La multiplication des thèmes crée des ruptures dans son discours, sans lui laisser le temps de «s installer» dans un thème, de dire tout ce qu il en a à dire. 6
Privilégier la technique de la relance : plutôt que de changer de thème à chaque question. C est-à-dire reformuler ce qui vient d être dit (oui et puis? quoi encore?), qui permet d approfondir, amène à expliciter davantage la pensée, développe un sujet abordé indirectement. Faut-il soumettre ce guide à la personne? Dans l idéal des cas, il ne vaut mieux pas, sauf si nécessité est de la rassurer. Il vaut mieux alors décrire précisément les sujets qui seront abordés, plutôt que de donner une liste de question. La personne aurait sinon tendance à les préparer et ne laisser aucune place à la spontanéité. 7
3. Pendant et après les entretiens 3.1. L entretien proprement dit L entretien est un temps privilégié Pouvoir s isoler, ne pas être interrompu. Choisir un moment propice qui convient à la personne. Un cadre familier de l interviewé, un environnement qui le mettra en confiance. Vous êtes demandeur, donc à sa disposition et à son écoute. Il faut un véritable consentement, une relation de confiance. Vous pouvez passer parfois par un autre membre de la famille, qui sera un meilleur médiateur. Les entretiens à plusieurs, en présence d un autre membre de la famille, sont difficiles car les choses sont contredites. On assiste parfois à de l autocensure. Connaître le guide Dans l idéal, il faudrait le connaître par cœur, bien l assimiler pour mieux l oublier. En effet, si l enquêteur lit ses questions, la personne en face va adopter le même style pour répondre. Le ton à trouver est celui de la conversation entre deux individus. Le bavardage risque néanmoins de déstructurer l entretien. Il faut s approcher du style de la conversation sans aller à une vraie conversation. L enquêteur reste maître du jeu, définit les règles et pose les questions Ne coupez pas la parole à votre interlocuteur, sauf pour le recadrer si la parole dérive trop. Le faire avec tact. Mais à partir du moment où votre interlocuteur sent que vous l écoutez avec intérêt, ça ne pose pas de problème. Si on reste dans le sujet, il faut accepter de se laisser entraîner sur des parcours imprévus. Ca peut être très complémentaire des thèmes que l on voulait aborder. On ne pense pas forcément à tout lors de la conception du guide, les thèmes et les questions que l on a préparés ne sont pas toujours pertinents. Parfois l intérêt de ce qui est dit n apparaît qu a posteriori. Il est difficile de juger ce qui est dit dans le feu de l action : on est occupé à trop de choses à la fois. On est souvent déçu par ce qui est dit sur le moment. Or, ce que l on prenait pour des digressions sans intérêt peuvent se révéler être essentielles lors d une réécoute attentive, à tête reposée. Au contraire, la narration d histoires apparaissant comme exceptionnelles, peut se révéler décevante. 8
Attitude à adopter La proximité avec un membre de la famille peut vous amener à la contredire en fonction de ce que vous savez. Ce n est pas souhaitable. Votre interlocuteur ne déforme pas, il donne forme pour produire du sens, de la vérité. Cela se fait plus ou moins volontairement et consciemment. Deux vérités (la sienne et la votre) peuvent coexister. L entretien biographique repose en effet sur le caractère vécu de l information recueillie. Contrairement à l événement vécu en direct, ce qui est dit pendant l entretien est préalablement assimilé et subjectivé, puis restitué. La mémoire est sélective. On peut parler de reconstruction artificielle. On conseille généralement d adopter l attitude la plus distanciée possible. Or, trop de neutralité empêche l échange de se structurer. La personne interrogée se livrera difficilement à quelqu un de trop réservé. L équilibre est à trouver. Faire partager ses émotions et ses idées sans trop développer, livrer brièvement son opinion, avancer des points limités de désaccord. Un intervieweur gai et souriant obtient plus de résultat. Mieux vaut miser sur l humour et la décontraction plutôt que le «scolaire». La vedette est l informateur Il possède un savoir que l intervieweur n a pas. Il faut rester modeste. Montrer que l on trouve ce qui est dit intéressant, même si ce n est pas forcément le cas au début. Ceci est généralement lié à l incapacité de l intervieweur à avoir su entendre ce qui était intéressant. Trouver la «bonne question» C est la difficulté majeure à chaque instant du déroulement de l entretien. Cette question est à trouver à partir de ce qui vient d être dit (avis, analyse, sentiment, etc.). Pour cela, il faut écouter en profondeur ce qui est dit et réfléchir à la prochaine question pendant que l interviewé parle. Par exemple, il lance une idée intéressante sans la développer. Tout en évitant de l interrompre, le réinterroger sur cette idée. Quand on est à cours de «bonnes» questions, on peut utiliser «la technique de la relance», que nous avons évoqué tout à l heure. C est un bon moyen d approfondir les questions tout en montrant que vous êtes attentifs et intéressé. Ca donne également le temps de trouver des indices qui permettent de formuler une question pertinente. 9
Marquer des pauses Indispensables, elles permettent de relire sa grille. Cela permet de vérifier que l on a rien oublié d important. Cela rappelle également à l interviewé le cadre structuré de l entretien. Il ne faut pas avoir peur des silences et ne pas chercher à les combler trop vite. Les blancs ne doivent être remplis que lorsqu ils provoquent le malaise. Tout est une question d équilibre, de bonne distance à trouver. Il n y a pas de recette miracle, même pour les professionnels, et tant mieux. L entretien conservera son caractère imprévisible, plein de surprises 3.2. Choix et précautions L enregistrement L enregistrement de l entretien constitue un autre motif de négociation. Etre enregistré ou filmé peut effrayer. On peut prendre des notes, mais travail fastidieux qui nuit à la concentration et à la qualité de l écoute. L enregistrement est fondamental dans l intérêt du témoignage. L idéal est l enregistrement vidéo qui, pourtant banalisé dans la vie familiale, apparaît comme une épreuve pour l entretien. Précaution technique Vérifier et maîtriser le matériel. Parvenir à le faire oublier. Ne pas l utiliser lors de l entretien pour la première fois. Pour un magnéto : vérifier qu il possède un voyant de batterie, prendre des cassettes résistantes (1h30-2h), des piles neuves. S assurer que le magnétophone tourne pendant l entretien et que les boutons sautent à la fin de la bande. Pour une caméra et un enregistreur numérique : batterie et disponibilité de la mémoire sont à contrôler. Durée Pas de règle stricte. Environ 60 mn pour un thématique, deux heures pour un biographique. Des choses importantes sont souvent dites à l arrêt du magnéto ou de la caméra. Laisser filmer à la fin de l entretien. 10
3.3. Conservation-restitution : que faire de l entretien? Numéroter et légender immédiatement les enregistrements (nom, date, durée). Témoignages audio : repérer les passages les plus forts et les retranscrire. On peut confectionner un petit livre, avec des photos de famille en illustration. Film : montage, copie. Le produit doit être traité dans la foulée. La restitution dépend du projet global (livre, film, album photo ). C est très personnel et chacun doit trouver son chemin. Conclusion L entretien ne se limite pas à un questionnaire. Il intègre la situation d interaction entre l intervieweur et l interviewé. L entretien ne se fait pas non plus de manière spontanée. Il faut préalablement se fixer un but. L entretien est d abord une rencontre. S entretenir avec quelqu un est une expérience singulière qui comporte toujours un certain nombre d inconnues. Il s agit avant tout d un échange et pas simplement d un prélèvement d information. Au-delà de ce que l interviewé à dire, la relation que l intervieweur a su nouer avec lui est essentielle. Sans lui, le discours n aurait sans doute jamais été transmissible. 11