C. Malone Administrateur invité ENAP Québec



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1 Le système économique international est-il réformable? Notes pour une intervention à la conférence organisée par la Chambre de commerce de Tripoli et le Centre universitaire franco-libanais Tripoli, novembre 2010 C. Malone Administrateur invité ENAP Québec

2 Le système économique international est-il réformable? Début octobre 2010, les médias du monde entier diffusèrent l image du Directeur général du Fonds Monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, en conversation avec le gouverneur de la Banque centrale de Chine, Zhou Xiaochuan, au début des instances conjointes du FMI et de la Banque mondiale, avec la mention : échec des échanges à Washington pour mettre fin à la guerre des devises. Un mois plus tôt, réunis en sommet à l ONU à New York, les dirigeants de la planète ne purent que constater que l objectif qu ils s étaient fixés au début du millénaire, soit d éradiquer plusieurs des manifestations de la pauvreté globale, ne serait pas atteint. Toutes les réunions récentes des instances de l Organisation mondiale du Commerce ne font que confirmer ce que tous les observateurs savent depuis des années : la ronde de Doha est dans un coma profond et le protectionnisme rode à l échelle de la planète. Seul motif d espoir apparemment, dans les corridors discrets à Bâle de la Banque des Règlements internationaux (BRI) les grands banquiers des pays qui comptent dans l univers progressent lentement sur la voie d une meilleure régulation du système bancaire mondial, par la voie notamment d un accroissement de leurs réserves obligatoires. Ce tableau peu reluisant se présente alors que la planète est toujours en proie à plusieurs manifestations de la crise la plus grave qu elle ait connue depuis celle des années trente. Les déséquilibres internes et externes en termes de croissance et de revenus s accroissent. Les déficits publics explosent dans nombre de pays. On a recours aux mêmes armes de défense économique que celles qui ouvrirent la voie au deuxième grand conflit mondial. Les accords de Bretton Woods de 1944, que vinrent compléter les Accords de Marrakech de 1995 (dans la mise en oeuvre desquels la BRI s insérera sans bruit à partir des années soixante-dix) étaient censés mettre l humanité à l abri d une faillite du système économique global. Ces accords, naquirent essentiellement de réflexions et d échanges entre économistes américains et britanniques (Keynes et Harry White)) avant et pendant la dernière guerre. Ils doivent leur existence aussi à une volonté de fer chez

3 quelques grands décideurs, comme Roosevelt, de ne plus voir se reproduire les situations vécues au cours des années trente. On parvint, enfin, à les conclure, parce que les Américains et, dans une bien moindre mesure, les Britanniques avaient la capacité d imposer leurs solutions à une communauté internationale exsangue. La conjugaison de ces facteurs fit en sorte qu un ensemble cohérent de structures avec des mandats précis fut mis en place progressivement, à partir de 1945. Les quatre piliers du système et leurs dysfonctionnements Ce système s appuyait sur trois pôles : la gestion du système monétaire international, confiée au Fonds monétaire international (FMI) ; la gestion du relèvement de l Europe dévastée par la guerre dans des conditions totalement différentes de celles qui avaient été prévues à Versailles (le vaincu payera), confiée à la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), devenue la Banque mondiale; la gestion du système commercial international, confiée à une Organisation internationale du Commerce. Mort-née à La Havane en 1947, on la remplacera de manière plus ou moins convaincante par l Accord général des tarifs et du commerce, le GATT, accord intergouvernemental ne pouvant prétendre au statut de traité, qui put être mis en œuvre sans passer sous les fourches caudines du Sénat américain. L Organisation mondiale du commerce (OMC) que nous connaissons aujourd hui, ne fera renaître le troisième pôle de Bretton Woods qu un demisiècle plus tard. Le système, le FMI surtout, avait moins de dents que Keynes, notamment, ne l aurait souhaité. Sa proposition d adopter une nouvelle devise de réserve internationale, le Bancor, ne sera jamais acceptée par les Américains, qui entendaient bien voir le dollar remplir ce rôle. Mais il avait le mérite de la cohérence et d une logique basée sur les leçons multiples apprises pendant la grande crise. Le problème majeur, c est que le système n a jamais fonctionné tel que ses pères l avaient conçu. Du fait de la non convertibilité quasi-absolue de toutes les devises en 1945, y compris la Livre Sterling, le système de régulation de

4 celles-ci, prévu dans Bretton Woods, basé sur la convertibilité du dollar à 35$ l once d or, ne put voir le jour que pendant un période chaotique allant de 1958 (avec le retour à la convertibilité des principales devises européennes) à 1971. Le «Nixon Shock» mit alors fin au taux de convertibilité établi par Roosevelt et toutes les monnaies se mirent à flotter les unes par rapport aux autres, le FMI n ayant plus pour vocation que de fonctionner comme simple centre d études. La Banque mondiale n a pas financé la reconstruction de l Europe, les Américains préférant finalement assumer cette tâche par le biais plurilatéral du Plan Marshall. On peut affirmer que la BIRD n a vraiment commencé à fonctionner, c'est-à-dire à prêter de l argent à des Etats pour le financement de projets de développement, qu à partir des années cinquante, lorsque les tous premiers prêts seront accordés au Kenya (encore colonie) et à plusieurs États latino-américains. Les plus grands emprunteurs de la Banque seront d ailleurs les Japonais et les Chinois, très loin du Rhin! Le GATT, dénué de tout pouvoir exécutoire (ses décisions étaient prises par consensus) connut des débuts très modestes au cours des années cinquante, avant de fournir, aux pays de l OCDE principalement, une enceinte productive (la notion clef étant celle du principe de la nation la plus favorisée la NPF) qui permit, à travers le démantèlement des barrières douanières, à la mondialisation contemporaine des échanges commerciaux de prendre son envol. La Banque des Réglements internationaux (BRI), pour sa part, avait été créée au cours des années vingt pour gérer le mécanisme du remboursement des dettes allemandes issues du Traité de Versailles, financé largement par des emprunts aux Etats-Unis. En 1945, la Banque était dans une situation de disgrâce quasi-totale, du fait de son rôle dans les échanges entre l Allemagne nazie et le reste du monde pendant la guerre. Mais ce cénacle des banquiers centraux trouva rapidement des raisons d exister comme lieu de concertation entre grands décideurs bancaires, à l abri des oreilles indiscrètes, au fur et à mesure que l économie mondiale se transforma sous l effet de sa

5 financiarisation. L objet principal des échanges internationaux au jour le jour deviendrait, en effet, le dollar (et quelques autres devises) au début du XXIe siècle. À la recherche de vocations Des quatre piliers du système, la BRI est certainement celui qui a su le mieux coller aux besoins des acteurs et aux exigences de gestion des diverses crises vécues à partir du premier choc pétrolier de 1973. On peut situer le point de départ de ce processus, pour des fins anecdotiques, à la volonté du Président Kennedy de réduire la fuite des fonds des grandes entreprises américaines vers l Europe, en imposant une taxe sur les sorties de capitaux. La Banque pour l Europe du Nord (banque soviétique bien connue, russe aujourd hui) chercha à éviter que ses avoirs en dollars à New York soient saisis, en ouvrant des comptes en dollars à Londres, les premières eurodevises non domiciliées aux États-Unis. Les années soixante-dix furent extrêmement mouvementées sur le plan financier. Outre la dénonciation de la convertibilité du dollar, on assista à deux chocs pétroliers brutaux. Malgré l importance de ces perturbations, les grandes puissances économiques préférèrent ne pas confier aux organes formels du système le règlement des problèmes, si ce n est sous l angle de la gestion de la situation des pays en voie de développement. Le FMI se vit essentiellement confier le rôle de gérer la crise des pétrodollars et ensuite ses conséquences, par le biais notamment des fameux plans d ajustement structurels à volets multiples. A l abri de majorités indisciplinées et de discours tiers-mondistes, des mécanismes comme le G5, devenu ensuite le G7, puis le G8, permettaient aux principaux protagonistes de trouver entre eux des solutions imposables au reste du monde, au besoin : les Accords du Plaza de 1985 constituent un prototype de ce genre de mesure. La Banque mondiale, pour sa part, tout en poursuivant son activité de prêteur à des pays solvables, s est trouvée une nouvelle vocation à travers l Association internationale pour le développement (AID), financée par des contributions volontaires des pays riches, en vue de soutenir le

6 développement socio-économique des pays les moins avancés. (PMA). Progressivement cependant, la Banque a perdu son autonomie par rapport au Fonds monétaire international, en devenant l agent d exécution des plans d ajustement, imposés comme condition d attribution d interventions financières du Fonds dans les pays en développement. On sait que ces plans, conçus selon les préceptes et la logique de l économie libérale la plus classique, allaient avoir pendant longtemps (jusque l arrivée de M. Wolfensohn à la tête de la Banque) un effet destructeur sur les appareils gouvernementaux des récipiendaires, diminuant leur capacité d agir notamment dans les domaines de politiques sociale et éducative. Un peu comme le feront dans les années 1990 et 2000 les banques américaines avec leurs clients, le FMI et la Banque ont poussé, dans un premier temps, (recyclage des pétrodollars) au recours au crédit ; dans un second temps, ils ont imposé de sévères cures d austérité, qui n ont pas manqué, dans nombre de cas, d aggraver la situation des «malades». Au fil des années cependant (surtout à partir de 2000), la croissance de plusieurs pays émergents, le Brésil et l Argentine en sont des exemples, leur donna les moyens de s affranchir des fourches caudines des institutions financières internationales. L accumulation rapide et importante de leurs réserves en devises leur permit de rembourser par anticipation leur dettes et de ne plus traiter avec «G Street» (siège de la Banque à Washington). Des sources alternatives de financement, beaucoup moins tatillonnes quand aux conditionnalités politico-économiques, comme les fonds souverains des pays pétroliers ou surtout la Chine, en Afrique, donnèrent même à des États sans surface financière importante, comme le Gabon, les moyens de contourner le système mis en place par le G8 au cours des décennies précédentes. Vers 2004-2005, on en était à se poser la question de fond à savoir quelle était l utilité résiduelle des Institutions financières internationales (IFI), qui : - n avaient jamais rempli leur mandat initial ; - avaient fonctionné comme le bras séculier des pays développés vis-àvis du Sud ; - qui se cherchaient désormais des raisons d exister ;

7 - cela dans un contexte où l assez forte diminution d activités de financement en direction des pays émergents, pour diverses raisons (la Chine est désormais trop développée pour accéder aux fonds de la Banque mondiale, par exemple), privait les IFI des revenus dont elles avaient besoin pour fonctionner. Les nouvelles activités de la Banque en matière d aide et de financement des investissements privés, vis une succursale spécialisée, ou l arbitrage commercial international, étaient loin de combler par ailleurs ses besoins en financement et ses réserves se mirent à tarir. «Mutatis mutandis», le FMI commençait à traverser une crise de même nature, en plus d avoir perdu sa vocation première, soit la régulation du système. Une gouvernance déficiente La situation des IFI paraissait d autant plus préoccupante que leur mode de gouvernance devenait tout à fait anachronique. A Bretton Woods, la domination de l économie américaine sur le reste du monde était une évidence telle que les États participant à la conférence n avaient d autre choix que d attribuer à Washington une majorité des votes aux Conseils d administration du Fonds et de la Banque. Cette situation dominante, confère encore aujourd hui à Washington un droit de véto dans les instances des deux organisations (grâce à une minorité de blocage), alors que les Américains ne disposent plus que d environ 17% des droits de vote. Le reste des parts du capital fut distribué en fonction d une évaluation de la richesse supposée des États en 1938, ce qui donna à la Belgique, par exemple, 3% des droits de vote. Les instances dirigeantes des IFI correspondaient aux rapports de forces dans un paysage international où une cinquantaine d États existaient à côté de vastes empires coloniaux de puissances européennes comme la Grande- Bretagne ou la France. La décolonisation, l irruption des pétromonarchies, la diminution progressive du poids des continents nord et sud-américains conduisirent à des réaménagements mineurs de la composition des instances dirigeantes. Mais les rapports de force au sein de celles-ci ne reflètent qu imparfaitement les réalités économiques du nouveau siècle, au moment

8 même où des blocages similaires font que le Conseil de Sécurité des Nations Unies, doté de la même structure qu en 1945, ne reflète pas non plus les réalités politiques contemporaines. Pendant longtemps, les principaux intervenants, l administration et le Congrès américain au premier chef, ont estimé qu il n était pas vraiment nécessaire de «secouer le cocotier» au sein des IFI, car le règlement des problèmes économiques de fond devait se traiter dans des enceintes où se retrouvaient d abord les pays développés. Le G8 est la quintessence de cette approche, qui permit pendant trente ans à un groupe restreint d États de se donner l impression de régir l économie mondiale, les IFI ayant tout au plus des fonctions d exécutants, en promouvant une mondialisation rapide des échanges de biens, de services, de capitaux et, dans une bien moindre mesure, de personnes. Cet accroissement des échanges, largement facilité par la réussite des cycles successifs de négociations au GATT et ensuite à l OMC, la libéralisation des mouvements de capitaux (concertée à l origine à l OCDE) et les flux énormes d investissements étrangers, un développement technologique stupéfiant fut le moteur d une croissance réelle et spectaculaire dans certains cas, à la base même de la mondialisation. Il fut cependant aussi à l origine de l apparition de nouvelles inégalités internes et externes aux États. À partir de la dynamique conférée à sa naissance à l OMC par les accords de Marrakech, le nouveau cycle de négociations lancé à Doha en 2002 devait permettre un élargissement et un approfondissement très significatif du champ couvert par la régulation commerciale mondiale. Mais force est de constater que ce nouveau cycle se heurta assez rapidement à de sérieux écueils qui font que le bloquent à toutes fins pratiques à l heure actuelle, quoique que Pascal Lamy veuille bien nous faire croire. Du club fermé qu était le GATT où Américains et Européens échangeaient concessions et avantages selon une logique libérale policée, on en est arrivé avec l OMC à une assemblée mondiale où les divergences de perception et d intérêts sont considérables et réelles. De plus, de nombreux États

9 participants ont éprouvé de sérieuses difficultés en termes de capacité d analyse et de négociations dans le cadre d assises où des dizaines de tables différentes traitent en même temps de sujets très, très complexes et pointus pour lesquels la plupart des pays ne possèdent que très peu d expertise. Pour accroître encore les difficultés de l OMC, il faut bien constater l irruption d une nouvelle réalité à l échelle globale : la volonté politique et l intérêt des grandes multinationales envers le cycle actuel de négociations sont d autant plus mesurés que la financiarisation de leur activité économique diminuait l importance de la plupart des domaines traités à Genève. Même entre Américains et Européens, les acteurs les plus enthousiastes des origines, le cœur n y était plus. Dès 2004-2005, le protectionnisme permanent qui anime le Congrès américain devint de plus en plus virulent, au fur et à mesure que les effets des déséquilibres économiques externes de l économie américaine faisaient sentir leurs effets. Seule la BRI, largement à l abri des débats Nord-Sud, où se retrouvait le club des banquiers centraux, désormais quelque peu élargi à des convives comme l Arabie Saoudite, poursuivait, mais au ralenti, son activité de régulation bancaire. Les paramètres qui encadraient leurs échanges paraîtront cependant bien timides bientôt, eu égard au séisme qui allait frapper la communauté bancaire mondiale à partir de 2008/2009. Tout au plus, dans leurs rapports à la diffusion confidentielle et au langage feutré, les dirigeants de la BRI soulignèrent-ils régulièrement la gravité des déséquilibres économiques du moment. On constate donc qu au moment où se déclenche la plus grande crise économique que le monde ait connue depuis de nombreuses décennies, les structures et le fonctionnement que la communauté internationale s était donnés pour éviter le renouvellement des erreurs des années trente étaient pour le moins décrépis. L apparition sur le devant de la scène du G20, résultant d un élargissement du cadre du G8 à des pays émergents disposant d un poids économique significatif, témoignait certes d une prise de conscience de la nécessité de repenser des structures et des approches de plus en plus inadéquates. Mais il faut bien constater que les états de service

10 du G20 jusqu ici, au-delà du fait que son existence témoigne de la reconnaissance partagée par tous qu il faut changer la gouvernance du système économique mondial (comme celui de l ONU, par ailleurs) n inspire pas beaucoup confiance, surtout si l on devait se fier à la rencontre de Toronto, beaucoup plus marquée par l arrestation de deux mille manifestants que par des décisions économiques et politiques concrètes. La crise Or, la crise a frappé et nous en sommes, pour reprendre l expression d un éditorialiste du «Monde» à l heure de tous les dangers. La crise du système peut être attribuée à de multiples facteurs, les mauvais résultats des IFI ne figurant que parmi bien d autres. Mais on peut en résumer les causes de manière succincte : - la déréglementation du système bancaire américain à partir de la présidence Reagan ; - le déficit colossal du commerce extérieur américain et la présence d immenses quantités de dollars partout dans le monde chez les créanciers des USA (les 2/3 des dollars en circulation se trouvent à l extérieur des États-Unis) ; - la frénésie de consommation des Américains et la liquidation de leur épargne ; - le mode de développement adopté par la Chine, fondé sur l exportation et la valeur sous-évaluée du Renminbi ; - les politiques économiques du régime Bush ; - le mode de fonctionnement du système hypothécaire américain ; - le court-termisme des fonds spéculatifs et le préjugé général chez les principaux décideurs économiques à l effet que la finance avait remplacée le commerce des biens et services le dollar étant désormais le produit le plus échangé ; - la cupidité absolue de nombreux acteurs et l ampleur des fraudes et malversations en tous genres que rien de venait équilibrer, ni la loi, encore moins la morale ;

11 - le tout sur fond de globalisation des échanges, de disparition des barrières, d apparition de nouveaux acteurs et de transfert graduel du cœur économique de l univers de l Atlantique vers le Pacifique. Cette liste, qui est loin d être exhaustive, permet tout de même de se rendre compte de la gravité des problèmes qui ont précipité le monde développé dans la crise que l on traverse actuellement. La marginalité des IFI et de l OMC dans ce tableau saute aux yeux. On constate cependant que les exigences de stabilisation du système ont réintroduit le FMI parmi les acteurs importants. Le cas de la Turquie est intéressant à cet égard, mais celui de la Grèce est encore plus connu. Alors que le FMI n est pratiquement plus intervenu dans les pays développés depuis la fin des années soixante, le sauvetage in extremis de la Grèce a été largement confié au FMI, s appuyant sur des fonds européens, bien entendu. Le FMI tire d ailleurs sa force de la faiblesse des Européens, une constante de la réalité politico-économique des dernières années. Les États membres ont consenti au FMI des avances de fonds (qu ils ont accepté d ailleurs de transformer en achat de capital) beaucoup plus importantes que par le passé en reconnaissance de la probabilité d éclatement d autres crises du type grec (en Irlande, suivie par le Portugal et l Espagne). Le Fonds fait preuve désormais d une certaine témérité à l égard des principaux pays du Nord, les États-Unis notamment, en osant critiquer plusieurs aspects de leurs politiques, tout en se gardant de revenir aux préceptes éculés du libéralisme d antan, le passage à la tête du Fonds de Dominique Strauss Kahn étant peut-être pour quelque chose dans cette approche plus sophistiquée de la réalité politique et économique. La BRI, pour sa part, voit, dans les communiqués du G8 et G20, son importance stratégique désormais reconnue publiquement, alors que les travaux qui y ont eu court visent à asseoir à l échelle globale la solvabilité des institutions en les obligeant à accroître, dans le cadre des accords dits de Bâle III, leur réserves obligatoires de manière substantielle ; il faut s attendre à des difficultés de mise en œuvre dans plusieurs pays. Cette démarche ne

12 contribue pas à court terme, par ailleurs, à accroître la disposition des banques à faire crédit dans de nombreux pays. Mais ces mesures, pour douloureuses qu elles peuvent paraître, sont difficilement contournables et constituent une des rares bonnes nouvelles sur la scène économique mondiale actuellement. Quelle sortie de crise pour le système financier? Cette scène continue d être marquée par des comportements à haut risque de plusieurs acteurs, aux Etats-Unis notamment. Alors que l économie américaine semble atone et que de nombreux observateurs s attendent à une récession de longue durée (dix ans), les spéculateurs ont repris leur travail (sur un terrain jonché, il est vrai, de nombreux cadavres) et provoquent de nombreuses fluctuations non justifiables des cours des matières premières par exemple, dont le prix, selon plusieurs études récentes, dépend désormais plus des mouvements d humeur des spéculateurs que de leur coût de revient. Nul besoin de souligner la dureté des guerres des devises en cours, qui commencent à rappeler celles des années trente. Le Brésil taxe les entrées de capitaux, la Corée protège le Won, les Etats-Unis regardent d un bon œil leur dollar se dévaluer vis-à-vis de toutes les devises, au grand dam surtout des Européens, qui voient l Euro s envoler. Les mesures sournoises de protectionnisme se multiplient, comme la décision chinoise de punir le Japon en arrêtant ses exportations de minéraux rares en contravention flagrante des dispositions du GATT. D une certaine façon, retour à la case départ des années trente et la dernière guerre. Au point de départ de toute réforme du système figurent bien entendu une réforme et une remise en cause en profondeur des cadres et politiques économiques des États-Unis. Malgré son affaiblissement relatif, l Amérique, avec son PIB de l ordre de 12 000 milliards de dollars et une devise qui assure encore la majorité des transactions internationales (en excluant les transactions intra-européennes), une capacité d innovation technologique sans équivalent et des gains de productivité industriels constants, les États- Unis demeureront dans un avenir prévisible l acteur le plus important du système, même si la Chine, sur certains plans, se rapproche de lui.

13 Or, la crise a mis en lumière des dysfonctionnements en grand nombre au sein de l économie américaine et des habitudes difficiles à perdre. L administration Obama a commencé à mettre en place des réformes sectorielles importantes (dans le secteur bancaire, dans celui du crédit à la consommation, par exemple). Mais les agissements de plusieurs acteurs, comme les grandes maisons de finance type Goldman Sachs, laisse entrevoir que les comportements à haut risque se poursuivent et que les prévisions de certains économistes selon lesquelles la prochaine crise majeure se reproduira d ici cinq ans pourraient se réaliser. Les résultats des élections à mi-parcours aux États-Unis pourraient rendre encore plus difficile la réalisation de réformes internes, les Républicains se montrant en réalité chauds adeptes du retour aux politiques type «reaganomics», du laisserfaire intégral. Sur le plan global, l administration Obama a besoin que l Europe et la Chine relancent leur consommation intérieure, ce dont ni l un ni l autre, pour des raisons différentes, ne veulent entendre parler. Elle a aussi besoin, comme noté plus haut, d un dollar faible, ce dont Chinois et Européens ne veulent pas, non plus. Elle est disposée, par contre, à lâcher du lest en ce qui concerne la gouvernance des IFI. Il paraît désormais acquis que, pour la première fois, le prochain directeur général du FMI, succédant à Dominique Strauss Kahn, sera un non-européen, répondant ainsi à une revendication de longue date des pays du Sud. Washington est désormais en faveur d un réaménagement de la participation au capital des pays du Nord et du Sud à la Banque et du FMI, les Européens abandonnant deux de leurs neuf sièges au Conseil d administration du Fonds en faveur de pays du BRIC (les Russes et les Saoudiens devant aussi faire un effort en ce sens). Obama (pas le Congrès nécessairement) est prêt à laisser le FMI évaluer les besoins en redressement des pays en difficulté, sans obligatoirement imposer, comme à l époque Bush, des cures d austérité débridées, destructrices de la capacité d agir des pouvoirs publics (encore que les mesures imposées à la Grèce n ont rien à envier à celles imposées aux pays africains, il y a 20 ans).

14 Mais ces nouvelles dispositions et les quelques réformes parcellaires qui en ont découlé ne suffisent pas du tout à faire face à la situation. Le rôle des différentes instances en place, au sommet la triade - FMI-G8-G20 reste toujours aussi imprécis. On a l impression, à s en ternir strictement aux discours des ministres des finances, que c est le G-20 qui doit prendre les grandes décisions. Il en a été ainsi pour quelques-unes d entre celles-ci, comme la décision de 2008 de s en prendre enfin sérieusement aux moutons noirs que sont les abri fiscaux type Saint-Kitts-et-Nevis, Jersey ou même la Suisse. Mais, par la suite, on n a pu que constater que le G20 était largement paralysé par les différends de fond : - sur la nécessité ou non de la relance, -la nécessité de réformer plus profondément les systèmes bancaires nationaux (le Canada a joué un rôle très néfaste à cet égard à la réunion du G20 à Toronto), -à propos des mécanismes de régulation des Hedge Funds et des transactions financières internationales (instauration de taxes comme le Taxe Tobin), -pour ne pas mentionner l impasse complète à l OMC, -et les divergences réelles (malgré un langage apparemment unanime) à propos du traitement des déséquilibres en matière de finances publiques. Les discours traitant de la gestion globale du développement au sein du G20 sont surtout caractérisés par le non respect généralisé des promesses que l on y fait. On a l impression que chacun (à l exception du traitement de quelques problèmes, comme les abris fiscaux) tire à hue et à dia, en s adressant presque exclusivement à ses publics nationaux. Dans ces conditions, un certain scepticisme paraît être de rigueur. Une multitude de réunions et de concertations au sommet des responsables économiques, dans le cadre du G20 et du FMI, ont lieu ces semaines-ci, notamment à Shanghai, qui a d abord accueilli les banquiers centraux à la mioctobre. Le G20 a été convoqué en sommet à Séoul à la mi-novembre. Les pronostics des spécialistes ne sont pas bons, alors qu ils insistent sur le

15 climat de tension grandissante existant entre Asiatiques et Américains, qui accusent les premiers de manipulation de leurs devises et qui disposent désormais d une législation du Congrès qui permet de sanctionner ce type de comportement. On ne voit donc pas, du moins à court terme, d initiative porteuse de réformes productives du système économique international, avec tous les risques que cela comporte pour l ensemble de l économie mondiale. Il n y a pas lieu cependant d abandonner tout espoir. Les rencontres des ministres des Finances et des banquiers centraux du G20 au cours de la fin de semaine du 23 octobre permettent de croire que l inquiétude réelle ressentie par de nombreux États peut conduire à un début de sagesse. Ainsi les pays de l OCDE acceptèrent-ils de remettre au BRIC et autres intervenants du Sud non pas 4, mais 6% du capital du FMI pour redistribution entre eux. Les Européens, comme prévu, acceptèrent d abandonner deux de leurs neuf sièges en faveur des pays du Sud. Au lieu de prêter de l argent au Fonds, les membres acceptèrent d acheter des actions de l institution, lui permettant de disposer avec plus de souplesse des 500 milliards de fonds nouveaux mis à sa disposition. Enfin, le Fonds devrait recevoir le mandat de revoir le fonctionnement de l ensemble du système économique mondial, en vue de présenter des propositions de réforme, d ici quelques mois. Si l on ajoute à ces bonnes nouvelles (qui devront être confirmées à Shanghai cependant) l accord intervenu entre Européens à propos de la régulation des Hedge Funds, on peut penser que les voies du progrès ne sont pas totalement obstruées. Mais que de chemin encore à parcourir et que d obstacles à franchir! C. Malone ENAP Québec Novembre 2010