«Je fais ce que je veux avec mes cheveux.»



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«Je fais ce que je veux avec mes cheveux.» Slogan publicitaire V ous avez certainement déjà fait cette expérience : un matin, dans la salle de bains, vos cheveux refusent obstinément de se placer comme vous le souhaitez. Une mèche rebique avec insistance, ou bien c est le volume qui ne va pas (pourquoi sont-ils si plats ou, au contraire, si ondulés ce matin, grrr?), ou encore, c est le coiffage qui vous déplaît : vos cheveux sont «trop» ou «pas assez» quelque chose (souples, fins, secs, raides, longs parfois tout ça à la fois!). Malgré vos efforts (humidification des mèches rebelles, utilisation du sèche-cheveux ou du fer, application de produits de coiffage ), rien n y fait! Ils ne ressemblent pas à ce que vous attendez d eux. Ce matin-là, vos cheveux sont «indisciplinés», comme disent les publicités pour produits capillaires. Vous entamez alors ce que les Anglo-Saxons appellent «a bad hair day», c est-à-dire une journée où vos cheveux échappent à votre contrôle : par extension (capillaire, pour le coup), l expression désigne une journée où rien ne se déroule comme vous le souhaitez. 5

6 Amusant : un jour «sans», pour un français, démarre en «se levant du mauvais pied», alors que pour un Anglo-Saxon, il commence par un problème capillaire. La langue française attribue à la malchance une journée où s enchaînent les événements déplaisants : «se lever du pied gauche» constitue un funeste présage, qui augure, littéralement, d incidents plus ou moins sinistres (puisque sinistra signifie gauche en latin). L expression anglophone véhicule une tout autre hypothèse : les jours où ma chevelure n est pas sous mon contrôle, alors rien ne peut l être, et tout part à vau-l eau. Autrement dit, si je ne maîtrise pas mon apparence physique, alors rien ne peut aller dans le sens de ce que je souhaite. S agit-il d une simple «façon de parler», comme on dit? Ou bien cette expression populaire comporte-t-elle une part de vérité psychologique? Marianne Lafrance, une chercheuse de l université de Yale, s est demandée dans quelle mesure l expression de bad hair day pouvait, au-delà de son apparente trivialité, rendre compte d un processus psychologique 1. Pour répondre à cette question, elle a fait passer des tests psychologiques à des participants. Ces tests portent sur la description de soi (les sujets doivent trouver 20 adjectifs qui les caractérisent) et sur l estime de soi (un questionnaire évalue si leurs jugements sur eux-mêmes sont plutôt positifs ou négatifs). Un dernier questionnaire explore l émotion qu ils ressentent au moment de la passation du test. Pour tester si un bad hair day peut avoir une incidence sur les résultats des tests, la chercheuse demande à certains d entre eux de décrire le

souvenir d une journée de ce type avant de remplir les questionnaires. Les autres sujets doivent, pour leur part, évoquer une expérience désagréable sans lien avec l apparence physique. Les résultats des questionnaires mettent en évidence que le bad hair day entraîne effectivement des séquelles psychologiques! Les participants du premier groupe présentent des scores d estime de soi très inférieurs aux autres. Après l évocation d un tel souvenir, leur vision d eux-mêmes est plus négative : ils se dévalorisent, s attribuent plus de défauts, se sentent moins capables et moins valables. Par ailleurs, contrairement à ce que laisseraient présumer les stéréotypes sexuels, cet effet est plus frappant chez les hommes! Chez eux, le souvenir d une journée à problème capillaire altère la confiance en soi : ils doutent de leur intelligence et de leurs compétences. Ils se décrivent avec des adjectifs négatifs, se sentent inquiets et préoccupés, et se perçoivent comme moins sociables. De leur côté, lorsqu elles évoquent une telle journée, les femmes se focalisent sur leurs émotions : elles rapportent des sensations de malaise, une gêne et une honte qui peut aller jusqu au sentiment d être déshonorées. Se soucier de l apparence de ses cheveux dépasse donc la simple coquetterie : le bad hair day influence durablement les attitudes des individus qui en font l expérience. Comment comprendre que les effets psychologiques d une telle journée se maintiennent dans le temps, après que ce moment désagréable soit passé? L étude de M. Lafrance montre que le souvenir d une journée qui commence par un échec capillaire 7

8 réactive, dans l instant présent, les croyances défavorables sur soi-même et les émotions pénibles qui étaient présentes ce jour-là. Elle met aussi en évidence que ces croyances (je suis moins capable et moins compétent(e) que les autres) et ces émotions (anxiété, honte) favorisent le repli sur soi : à l évocation d un tel souvenir, les hommes se décrivent comme moins enclins à aller vers les autres, et les femmes sont polarisées sur leurs ressentis pénibles. Il se produit donc vraisemblablement la même chose lorsqu une journée démarre avec un problème capillaire : les hommes comme les femmes sont moins tournés vers l extérieur, et plus centrés sur eux-mêmes. De fait, chacun de nous a pu en faire l expérience : comment réagit-on, en général, quand on se sent moins valable, moins performant que les autres, et que l on éprouve du malaise, de la gêne? On a tendance à s impliquer moins dans les échanges avec autrui, et à privilégier les tâches qui nous semblent faciles, inférieures à notre niveau réel de compétence. Ce comportement vient alors valider nos croyances négatives sur nous-mêmes : «Je ne suis même pas capable de» ( discuter avec mon collègue, accepter une invitation à déjeuner, finaliser un dossier important, aider mon fils à résoudre un problème de maths ). La boucle est alors bouclée (c est le cas de le dire, un jour de coiffage difficile ) : parce que je me pense (et que je me sens) incapable de faire certaines choses, je ne les fais pas, et je deviens alors convaincu(e) d être un(e) incapable. Et tout cela, parfois, à cause d une mèche rebelle! Si je ne fais pas ce que je veux avec mes cheveux, alors je ne fais pas ce que je veux, tout court et

c est toute ma personne qui me paraît nulle, plate ou hirsute. Lorsque je ne fais pas ce que je veux avec mes cheveux, ce sont mes cheveux qui font ce qu ils veulent de moi. Ma vie est littéralement tirée par les cheveux! Après la diffusion de son étude, M. Lafrance a reçu un grand nombre de témoignages d hommes et de femmes lui rapportant des «bad hair stories» : l un de ses collègues, éminent professeur à Yale, lui a même confié que c était l histoire de sa vie, et qu il avait, malgré sa brillante réussite professionnelle, le sentiment d avoir eu une «bad hair life 2»! Le souci de notre apparence physique n est donc pas aussi frivole et futile qu on pourrait le croire : loin d être superficielle, cette préoccupation entraîne une souffrance psychologique qui dépasse la frustration de ne pas correspondre à certains critères esthétiques. Le fait d être inquiet ou insatisfait de notre apparence physique affecte à la fois la représentation globale que nous avons de nous-mêmes, et la satisfaction que nous éprouvons vis-à-vis de notre vie : quand nous nous trouvons moches, ou que nous craignons de l être, c est notre personne et notre vie toutes entières qui le deviennent à nos yeux. Or les raisons de nous tourmenter pour notre apparence physique sont multiples! Le phénomène du bad hair day est transposable à de nombreuses autres préoccupations morphologiques, auxquelles peu d entre nous sont complètement étrangers. Si ce livre est entre vos mains, il y a fort à parier que vos journées à vous aussi commencent parfois par une insatisfaction liée à votre apparence : si elle ne porte pas sur vos cheveux, peut-être qu elle se focalise sur 9

10 votre poids? Sur la taille ou la forme de votre corps, ou de certaines parties de votre corps? Sur votre peau? Votre musculature? Votre pilosité? (Cette liste n est pas exhaustive, et la plupart d entre nous seraient tentés de cocher plusieurs items ). Ces matins-là, notre image de nous-mêmes se résume à l imperfection physique qui nous préoccupe, et nous sommes tentés de croire que la vie devrait être une succession de «good hair days» pour être satisfaisante. Mais faut-il s embellir pour s épanouir? Faut-il être en beauté pour avoir une belle vie?

1 L injonction esthétique

«Je suis lasse d entendre ce point de vue absurde : la beauté est une question superficielle parce qu elle s arrête à la surface de la peau. Cette soi-disant surface me paraît déjà assez profonde! Que voudriez-vous avoir de plus, un pancréas adorable 3?» Jean Kerr, romancière et auteure de théâtre américaine 4 C ombien de messages relatifs à l apparence physique, la vôtre ou celle des autres, avez-vous reçu cette semaine? Ne comptez pas seulement les compliments ou les critiques de vos proches, à votre égard ou envers autrui ; ni les regards (approbateurs ou désapprobateurs) que vous avez décelés, ou cru déceler Comptez aussi les messages publicitaires ; les dictons ; les insultes les plus communes («vieille peau», «grosse c») ; et tous les messages implicites (dans votre série préférée, à quoi ressemble l héroïne? Dans la dernière boutique où vous êtes allé(e), à quoi ressemblait la vendeuse?) Le compte est tout simplement impossible à faire! Il y en a beaucoup, et la plupart nous échappent, tant ils sont nombreux. Notre environnement abonde de messages liés à notre apparence physique : si nos vies étaient un 13 L injonction esthétique

film, la bande originale tournerait en boucle, lancinante et entêtante : «En v là du beau, en v là»! Une obsédante ritournelle Aujourd hui, nous sommes tous invités à être et à demeurer conformes aux critères physiques valorisés, érigés en normes esthétiques de référence. «Invités», d ailleurs, est un faible mot : nous sommes persuadés, pressés, exhortés à suivre l injonction esthétique ambiante. Ouvertement («Buvez, éliminez») ou à mots couverts («Prends soin de toi»), nous recevons chaque jour de nombreux messages qui nous enjoignent à être minces, agréables à regarder, et à paraître jeunes. Par leur omniprésence dans notre environnement, les messages concernant notre apparence sont comme une musique d ambiance, un fond sonore qu on entend même sans l écouter. Ils nous parviennent comme ces mélodies arrangées qu aux États-Unis on appelle «muzaks». Diffusés sur les lignes d attente des standards téléphoniques, dans les ascenseurs, les galeries commerciales, les bureaux, ces arrangements instrumentaux visent à induire un état psychologique propice à favoriser le comportement souhaité : être détendu pour patienter, être d humeur légère pour acheter, être stimulé pour travailler Pour la psychothérapeute américaine Susie Orbach, les messages qui valorisent l apparence 14

physique constituent le «muzak visuel» dans lequel nous baignons 5. Même lorsque notre attention n est pas consciemment focalisée sur eux, ils induisent un état psychologique de préoccupation pour notre apparence, qui nous conduit à effectuer toutes sortes d actions pour nous faire beaux. L effet de ce muzak ambiant sur nos comportements a été mis en évidence dans une expérience utilisant la publicité télévisée 6. Des chercheurs ont mesuré l influence des publicités mettant en scène des femmes minces sur le comportement alimentaire féminin. En prétextant une étude sur la mémoire, ils invitent des étudiantes à regarder attentivement plusieurs publicités, avec pour consigne de retenir le maximum de détails. Après le visionnage, les chercheurs leur proposent de participer à ce qu ils leur présentent comme une étude sans lien avec la précédente. Les participantes doivent tester des aliments et les évaluer sur différents critères (goût, odeur, fraîcheur ). On leur précise qu elles peuvent en manger autant qu elles veulent, même après les avoir évalués. Les images de minceur ont un impact très net sur la restriction alimentaire : pendant la dégustation, les femmes préalablement exposées aux silhouettes minces consomment environ 40 % de nourriture de moins que celles qui ont vu des pubs mettant en scène des femmes plus rondes. Le bruit de fond environnant qui nous parle sans cesse de beauté conditionne donc nos attitudes, même lorsque nous ne faisons pas explicitement le lien entre cette petite musique prescriptive et notre comportement. On connaît la chanson même sans la reconnaître! 15 L injonction esthétique

Et ces réactions produites de manière automatique viennent s ajouter à tout ce que nous faisons de notre plein gré pour nous rendre beaux, lorsque notre apparence physique nous occupe et nous préoccupe. L homme est une femme comme les autres Les hommes non plus n échappent pas à la ritournelle de la beauté! Ils souffrent, eux aussi, d être de plus en plus préoccupés et insatisfaits de leur image corporelle. Autrefois irrésistibles Les enquêtes de satisfaction corporelle montrent qu il y a une trentaine d années, les hommes étaient globalement satisfaits de leur apparence physique, au point que la plupart avaient même tendance à surévaluer leur beauté 7. Une essayiste américaine 8 écrit avec humour que les hommes se considéraient alors comme «aussi irrésistibles que des petits fours» à l adolescence, et qu ils conservaient cette perception positive de leur apparence jusqu à la fin de leurs jours. Face aux corps parfaits des tops models masculins, ils préservaient leur estime de soi en accordant de l importance à d autres qualités que la beauté, en se disant par exemple : «Hey Brad Pitt, est-ce qu au moins tu sais tondre la pelouse, beau gosse?» Mais cette époque où les hommes étaient en paix avec leur corps semble révolue. En 1995, au motif de lutter contre le surpoids et l obésité, l Organisation mondiale de la santé a révisé à la baisse les Indices de masse corporelle (IMC) supposés représenter le rapport idéal entre taille et poids. Or ces nouveaux 16

ratios n épargnent pas les icônes masculines : d après eux, Brad Pitt est désormais en surpoids, et George Clooney comme Russell Crowe sont devenus obèses 9! Comment s étonner que les hommes évaluent leur taille et leur poids de manière négative? Ils sont de plus en plus nombreux à considérer que leur corps ne correspond pas à la représentation idéale du corps masculin 10 : 52 % d entre eux sont préoccupés par leur poids, et 45 % ne sont pas satisfaits de leur musculature 11. Certains auteurs désignent cette insatisfaction corporelle masculine sous le terme de «complexe d Adonis 12». Un idéal paradoxal Les deux principales aspirations des hommes (être plus mince, être plus musclé) répondent à la coexistence médiatique de deux types d icônes masculines. D un côté, les portraits masculins présentés comme des idéaux sont de plus en plus athlétiques. Au cinéma, le nombre de comédiens «à muscles» s est multiplié, et Daniel Craig incarne un James Bond plus musclé que Sean Connery. Même la musculature des figurines comme GI Joe 13, ou celle de Ken 14 (le partenaire de Barbie), s est développée durant les décennies qui viennent de s écouler : la taille des biceps de GI Joe a plus que doublé depuis sa création en 1964 15. Cette tendance présente toutefois une exception notable : dans le domaine de la mode masculine, les créateurs considèrent, comme ils le font pour les collections féminines, que seule une minceur extrême permet de mettre pleinement en valeur le tombé d un vêtement 16. Les hommes se trouvent 17 L injonction esthétique

18 ainsi confrontés à des standards contradictoires : pour être considéré comme beau, leur corps doit être à la fois mince et puissant. Ils doivent posséder une morphologie juvénile et une musculature virile, un corps de jeune garçon et des muscles de surhomme : l idéal masculin, c est un adolescent avec des gros muscles. Ces attentes contradictoires qui pèsent sur les hommes sont très comparables à celles dont les femmes font l objet : les critères de beauté exigent d eux un corps simultanément androgyne et viril, tout comme on presse les femmes d avoir un corps à la fois androgyne et féminin (très mince, mais avec des seins voluptueux et des fesses charnues). Pour se trouver beaux, les hommes sont, eux aussi, invités à posséder une morphologie paradoxale. Or ces morphologies paradoxales se rencontrent aussi rarement l une que l autre dans la nature elles présentent donc le point commun d alimenter l insatisfaction corporelle et d inviter à la transformation du corps. Parce qu ils souhaitent maigrir et gagner en masse musculaire, les hommes présentent plus fréquemment des troubles du comportement alimentaire et ils consomment de plus en plus de stéroïdes, ces hormones qui favorisent le développement des muscles. On estime qu un homme sur 12 souffre d un trouble du comportement alimentaire (contre un sur 20 dans la décennie précédente), et que 40 % des personnes qui souffrent de boulimie ou de grignotage compulsif sont des hommes 17. 78 % des lycéens américains qui participent à des compétitions sportives ont pris au moins une fois des hormones stéroïdiennes. Et 10 % des hommes qui font de la musculation souffrent de

ce qu on appelle une dysmorphie musculaire : en dépit de leurs proportions imposantes, ils se perçoivent comme gringalets. Ils s astreignent donc à un entraînement intensif, potentialisé par les anabolisants 18. Cette perception erronée du corps est parfois qualifiée d anorexie inversée (ou bigorexia 19 ). Les hommes deviennent également très clients de la chirurgie esthétique, la liposuccion du ventre et les implants pectoraux comptant parmi les interventions les plus populaires, et en constante augmentation (leur nombre a triplé au cours de la décennie 1990 20 ). Des messages contradictoires Alors même que nous consacrons de plus en plus de temps, d argent et d énergie à notre beauté, les proverbes persistent à minimiser le poids des apparences. D un côté, nous sommes bombardés d icônes de beauté et d injonctions, implicites ou explicites, à leur ressembler et, de l autre, la sagesse populaire nous commande de ne pas accorder d importance aux apparences. Les dictons comme : «Il ne faut pas se fier aux apparences», «C est la beauté intérieure qui compte», ou «L essentiel est invisible pour les yeux», laissent entendre que la physionomie nous fait passer à côté de l essentiel. D autres adages plus métaphoriques relaient cette même idée : ainsi, là où le français estime que «l habit ne fait pas le moine», l anglais, lui, considère qu «on ne doit pas juger un livre d après sa couverture 21». Comment comprendre cette discordance entre les sommations 19 L injonction esthétique

du langage populaire et les dix (mille) commandements de la beauté? Se faire toujours plus beaux! D après les déclarations des hommes, les maris consacrent, au cours de leur vie, l équivalent de 20 semaines (cinq mois!) à attendre leur épouse qui se prépare pour sortir 22. On pourrait soupçonner que ces hommes sont sous l emprise de la mesquinerie conjugale, d une représentation archétypale des comportements masculins et féminins, ou encore de l impression subjective d étirement du temps liée à l attente (vous savez, celle qui nous persuade que c est toujours la file d à côté qui avance le plus vite à la caisse du supermarché) À la réflexion, cette estimation ne paraît pas complètement aberrante. Faites vous-même le petit calcul suivant : consacrer une heure par jour à son apparence physique représente 365 heures par an, soit (si l on considère qu une journée moyenne de travail dure huit heures) l équivalent de 45 journées au bureau. Autrement dit, cette heure quotidienne passée à se faire belle/beau représente annuellement l équivalent de neuf semaines de travail (un peu plus de deux mois par an 23 ) Et ce temps dédié chaque jour à notre apparence ne tient pas compte des heures supplémentaires induites par les occasions spéciales : réveillons, mariages, rendez-vous galants! De fait, le temps passé à se préparer le matin est, en moyenne, de trois quarts d heure pour les femmes et d une demi-heure pour les hommes 24. Nous ne sommes pas si loin d une heure par jour! Or ces durées ne prennent pas en considération le temps 20

consacré à accomplir l ensemble des activités liées à l entretien de notre apparence physique : shopping, exercice physique et toutes les autres démarches, des plus banales (coiffeur, soins à domicile ou en institut ) aux plus extrêmes, comme les interventions chirurgicales. N en déplaise aux maris, ces procédures ne sont désormais plus l apanage des femmes : les ventes de produits et de services cosmétiques masculins progressent plus rapidement que celles des articles de soin féminins : elles ont augmenté de 250 % ces dernières années 25. Femme ou homme, nous consacrons beaucoup de temps, mais également beaucoup d argent, à notre apparence physique. Chaque année, les Américains dépensent 40 milliards de dollars en régimes amincissants : aux États-Unis, la consommation de produits cosmétiques représente par ailleurs 18 milliards par an, et la plus importante augmentation de dépenses médicales concerne la chirurgie esthétique, avec un marché qui progresse annuellement de 400 % 26. Nous investissons d autant plus de temps et d argent pour améliorer notre apparence physique que nous nous comparons aux canons de beauté contemporains et que nous souffrons de ne pas y correspondre. Par exemple, des dermatologues américains ont analysé les motivations des jeunes femmes qui effectuent des séances de bronzage en institut 27. Plus les femmes comparent leur corps avec ceux qui sont exposés dans les médias, plus elles ont honte de leur corps et plus elles pratiquent des UV pour se rapprocher des critères de beauté socialement valorisés. 21 L injonction esthétique

Choisir les faux-semblants La discordance entre notre attitude (qui attribue de l importance aux apparences) et les dictons (qui minimisent leur poids) et ne constitue en réalité qu une fausse contradiction. Le simple fait que ces proverbes existent, et qu ils soient si répandus, atteste que nous avons effectivement tendance à accorder spontanément de la valeur aux apparences. Si ce n était pas le cas, nous n éprouverions pas le besoin d apprendre à nos enfants que l habit ne fait pas le moine! Préserver l image de soi La puissance de ces proverbes provient du fait qu ils décrivent une représentation idéalisée de nos comportements : ces proverbes sont des mythes, des histoires que nous nous racontons 28. Nous feignons de croire que nous nous comportons en conformité avec ces maximes sur l apparence, parce que reconnaître le contraire viendrait contredire une image positive de nous-mêmes. Cela reviendrait à admettre que nous sommes des êtres futiles et frivoles. Mais qui assumerait de se définir comme un individu superficiel, léger, sans profondeur? Nous nous cramponnons à ces maximes pour éviter l inconfort d une représentation négative de nous-mêmes. Un psychologue américain, Eliott Aronson, a reçu plusieurs prix pour ses recherches sur la dissonance cognitive 29. Ce terme désigne le fait que certaines de nos idées, croyances et attitudes sont parfois contradictoires entre elles, et que cette dissonance est une source d inconfort psychologique, lorsqu elle menace l image que nous souhaitons avoir de nous-mêmes. Nous cherchons donc à la réduire par tous les moyens. 22

Si besoin, nous nous arrangeons donc avec nos croyances afin de préserver une représentation positive de nous-mêmes. Nous ne pouvons pas contredire ouvertement les adages qui relativisent le poids des apparences, parce que cela reviendrait à admettre que nous manquons de profondeur, que nous cautionnons la superficialité et la futilité. Impossible! Mais avouer que notre comportement n est pas conforme à ces préceptes, ce serait confesser que nous faisons le contraire de ce que nous disons. Dépenser autant d énergie, de temps et d argent à se pomponner, tout en prétendant que cela n est pas important, ferait de nous des menteurs, des hypocrites. Impossible aussi! Nous optons donc pour la seule option qui nous permet de continuer à nous percevoir comme des êtres profonds et moraux : nous faisons semblant de croire que notre comportement est conforme à la maxime selon laquelle il faut relativiser le poids des apparences. Un fauxsemblant est moins inconfortable qu une image dégradée de soi-même Se protéger de la souffrance Pour Elliot Aronson, ce faux-semblant concernant les apparences est tellement ancré que les chercheurs eux-mêmes ont tardé à explorer si les dictons sur l apparence physique reflètent ou non la réalité de nos comportements 30. Selon lui, si les premières études sur le sujet datent seulement des années 1970, c est parce que les chercheurs redoutaient de découvrir une vérité dérangeante. La culture démocratique, écrit-il, défend l idée que les individus peuvent tout accomplir à force de motivation et de travail. Tout sauf transformer une authentique laideur en véritable beauté! Parce que la beauté échappe à 23 L injonction esthétique

la méritocratie, la laideur demeure une irréparable injustice : c est aussi pour nous protéger de cette cruelle réalité que nous faisons mine de croire que l essentiel est invisible pour les yeux! Les proverbes qui minimisent le poids des apparences nous apportent ainsi du réconfort quand nous nous sentons moches. Dans les moments où nous désespérons de notre non-conformité aux standards de beauté, faire semblant d adhérer à ces maximes est une démarche de protection de nous-mêmes : ces dictons nous disent que, si nous sommes moches, ça n est pas grave, puisque l essentiel est ailleurs. Concrètement, ils nous disent : ça ne compte pas, on s en fout! Ces proverbes annulent la valeur de la beauté : autrement dit, ils annulent la valeur d un domaine dans lequel nous nous sentons nuls, pas à la hauteur. En faisant cela, ils nous permettent donc de nous détacher de notre souffrance : être nul dans un domaine qui n a pas d importance, en toute logique, ça n a pas d importance. Nous savons bien que ces proverbes sont des faux- semblants, mais nous nous y raccrochons tout de même, parce qu ils soulagent notre souffrance. Quel retour sur nos investissements? Les hommes aussi bien que les femmes consacrent beaucoup d efforts, de temps et d argent à leur apparence physique. Or nous avons beau lutter pour nous conformer aux standards esthétiques valorisés, la satisfaction est rarement au rendez-vous. 24