Je reprendrai rapidement chacune de ces trois propositions.



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Fabrice Leduc Professeur à l Université François-Rabelais de Tours L influence de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l homme sur le droit français de la responsabilité civile Mots clés :Sang contaminé, préjudice lié à la naissance, préjudice moral des personnes morales, troubles de voisinage, consentement de la victime au dommage. Résumé: La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l homme exerce sur le droit français de la responsabilité civile une influence beaucoup plus réduite que celle qu elle peut avoir dans d autres domaines du droit. En matière de responsabilité civile, le droit français adopte, à vrai dire, une attitude sélective vis-à-vis de la jurisprudence de la Cour européenne, qu on peut résumer en une triple proposition : 1/ Lorsque la jurisprudence de la Cour européenne est de nature à améliorer le sort des victimes, le droit français la suit pleinement. 2/ Lorsque la jurisprudence de la Cour européenne s avère neutre vis-à-vis des victimes, en ce qu elle n est susceptible ni d améliorer ni d aggraver leur sort, le droit français se montre plutôt indifférent à son égard. 3/ Lorsque la jurisprudence de la Cour européenne s avère défavorable aux victimes, le droit français fait volontiers acte de résistance. Il est cependant à noter que la résistance à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg devenue plus problématique depuis que l Assemblée plénière de la Cour de cassation a solennellement reconnu, par trois arrêts du 15 avril 2011 (Bull. crim. ass. plen., nos 1, 3 et 4 ), l autorité interprétative des arrêts de la Cour EDH : il s ensuit, en effet, que les décisions de la Cour de Strasbourg rendues contre d autres Etats que la France s imposent désormais avec la même autorité que celles qui condamnent la France. La jurisprudence de la Cour EDH exerce sur le droit français de la responsabilité civile une influence beaucoup plus réduite que celle qu elle peut avoir dans d autres domaines du droit. En matière de responsabilité civile, le droit français adopte, à vrai dire, une attitude sélective visà-vis de la jurisprudence de la Cour EDH, qu on peut résumer en une triple proposition : - première proposition : lorsque la jurisprudence de la Cour européenne est de nature à améliorer le sort des victimes, alors le droit français la suit avec enthousiasme ; - deuxième proposition : lorsque la jurisprudence de la Cour européenne est neutre envers les victimes, c est-à-dire lorsqu elle n est susceptible ni d améliorer ni d aggraver leur situation, alors le droit français se montre plutôt indifférent à son égard ; - troisième proposition : lorsque la jurisprudence de la Cour européenne s avère défavorable aux victimes, alors le droit français fait volontiers de la résistance. Je reprendrai rapidement chacune de ces trois propositions. I. - Soumission du droit français de la responsabilité civile à la jurisprudence de la Cour européenne lorsque celle-ci est favorable aux victimes A plusieurs reprises, la Cour EDH est intervenue de manière spectaculaire afin de protéger des victimes contre l insécurité juridique dans laquelle le droit français de la responsabilité les avait plongées. L insécurité juridique des victimes peut, en premier lieu, tenir à l insuffisante clarté de la règle de droit applicable. L affaire dite du sang contaminé en fournit l exemple le plus frappant.

Entre 1980 et 1985, le service français de la transfusion sanguine a distribué des lots de sang infectés par le virus du Sida, ce qui a entraîné la contamination de plus de 5000 personnes. Pour faire face à ce qui devint rapidement un véritable scandale de santé publique, le législateur a dû intervenir en organisant un système spécial d indemnisation automatique des victimes de contaminations post-transfusionnelles par le virus du sida fondé sur la solidarité nationale : une loi du 31 décembre 1991 1 a ainsi crée un Fonds d indemnisation chargé de fournir rapidement une réparation intégrale à ces victimes 2. Une question de droit s est alors posée : la victime qui a accepté l indemnisation proposée par le Fonds peut-elle encore agir en justice contre la personne qu elle tient pour responsable de la contamination 3 en vue d obtenir un complément d indemnité? Non, a répondu la Cour de cassation française dans un arrêt du 26 janvier 1994 4. Cette position a valu à la France d être condamnée à trois reprises par la Cour EDH en 1995 5, en 1998 6 et en 2000 7 - pour violation de l art. 6, 1, de la CEDH consacrant le droit d accès à un tribunal. Le raisonnement de la Cour européenne a été le suivant. Jusqu à ce que la Cour de cassation prenne clairement position, le 26 janvier 1994, les victimes pouvaient raisonnablement croire, compte tenu du manque de clarté de la loi ayant institué le Fonds d indemnisation, que l acceptation de l indemnisation proposée par le Fonds ne les privait pas de la possibilité de poursuivre devant le juge les auteurs de la contamination. Priver ces victimes d un tel recours judiciaire revenait donc à les priver d un droit d accès concret et effectif devant un tribunal. La Cour de cassation a alors assoupli sa position 8 : elle a admis que les victimes ayant accepté l offre d indemnité du Fonds avant le 26 janvier 1994, c est-à-dire à une époque où la règle de droit n était pas clairement fixée, pouvaient réclamer en justice des dommages et intérêts au tiers-responsable de la contamination 9. La Cour EDH a ainsi permis d améliorer le sort des victimes post-transfusionnelles du sida pendant la période au cours de laquelle la norme juridique interne a manqué de clarté. L insécurité juridique des victimes peut, en second lieu, tenir à la rétroactivité d une loi nouvelle qui vient les priver brutalement d une créance de réparation que leur reconnaissait le droit antérieur. L exemple le plus spectaculaire concerne la créance de réparation du préjudice résultant de la naissance d un enfant avec un handicap non décelé pendant la grossesse. Le problème juridique est plus précisément le suivant : un enfant naît, atteint d un handicap génétique ou congénital qui n a pas été détecté pendant la grossesse en raison d une erreur médicale. Les parents peuvent-ils agir en responsabilité civile contre le médecin fautif afin d obtenir réparation d une part de leur préjudice moral, qui tient à la privation de la faculté de recourir à un avortement thérapeutique, d autre part de leur préjudice matériel, lié aux charges particulières résultant du handicap? L enfant lui-même peut-il agir en responsabilité contre le médecin afin d obtenir réparation de son préjudice personnel, lequel réside dans le fait de devoir vivre avec son handicap? 1 Dont les dispositions sont aujourd hui codifiées aux articles L. 3122-1 et suivants du Code de la santé publique. 2 Fonds d indemnisation des transfusés et hémophiles contaminés par le virus d immunodéficience humaine (FITH). La charge de l indemnisation des victimes transfusionnelles du sida a ensuite été transférée à l Office national d indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM). 3 Producteur ou fournisseur du sang contaminé, médecin ayant fautivement prescrit une transfusion qui ne s imposait pas, auteur de l accident qui a rendu nécessaire la transfusion. 4 Cass. 2 e civ., 26 janv. 1994, Bull. civ. II, n 41. 5 Cour EDH, 4 déc. 1995, Bellet c/france. 6 Cour EDH, 30 oct. 1998, FE c/france ; RTD civ. 1999, 490, obs. J. P. Marguénaud. 7 Cour EDH, 10 oct. 2000, Lagrange c/france. 8 Cass. 1 re civ., 6 juin 2000, Bull. civ. I, n 179. 9 En revanche, si l offre du Fonds a été acceptée après le 26 janv. 1994, la victime doit s en contenter.

Dans un arrêt retentissant rendu en 2000, la Cour de cassation française, dans sa formation la plus solennelle, l avait admis 10. Mais très vite, le législateur est intervenu pour briser cette jurisprudence : en 2002, une loi a été votée, qui interdit purement et simplement à l enfant de réclamer au médecin réparation de son préjudice personnel et qui ne permet aux parents de demander réparation que de leur seul préjudice moral 11. Et pour que la jurisprudence antérieure soit neutralisée au plus tôt, le législateur a prévu que la loi nouvelle s appliquerait immédiatement aux instances en cours. Parce que la créance de réparation naît dans le patrimoine de la victime à la date de la réalisation du dommage, c est-à-dire, en l occurrence, à la date de naissance de l enfant handicapé, la loi nouvelle venait remettre en cause rétroactivement une créance de réparation régulièrement née sous l empire du droit antérieur. C est là qu entre en scène la Cour EDH. Dans deux arrêts rendus le 6 octobre 2005 12, elle a estimé que l application immédiate de la loi nouvelle aux instances en cours violait l article 1 er du premier Protocole additionnel à la Convention EDH, article qui proclame le droit au respect de ses biens 13 : la créance de réparation intégrale dont les requérants étaient titulaires en vertu d une jurisprudence antérieure établie constituait un bien 14, dont ils ont été brutalement privés du fait de l application immédiate aux instances en cours de la loi nouvelle, au mépris de l article 1 re du Protocole n 1. La Cour de cassation française en a tiré toutes les conséquences, en écartant l application de la loi nouvelle dès lors que l enfant handicapé est né avant la date d entrée en vigueur de celle-ci 15 (7 mars 2002) 16. L intervention de la Cour EDH a ainsi exercé une influence déterminante sur le droit français de la responsabilité civile en préservant des créances de responsabilité que le législateur avait voulu supprimer ou limiter, au mépris de la sécurité juridique des victimes. II. - Indifférence du droit français de la responsabilité civile à l égard de la jurisprudence de la Cour européenne lorsque celle-ci s avère neutre pour les victimes Pour conforter une position qui est soit dépourvue de fondement textuel soit contestée en doctrine, le juge français pourrait parfois faire appel à la jurisprudence de la Cour EDH dans laquelle il trouverait un soutien. Lorsqu il s abstient de le faire, il manifeste du même coup une certaine indifférence à l égard de la jurisprudence de la Cour EDH. Deux exemples de cette indifférence. Le premier concerne la responsabilité pour troubles anormaux de voisinage. Cette responsabilité est une création jurisprudentielle qui ne repose sur aucune base textuelle, le juge faisant appel, pour la justifier, à un principe qu il a forgé de toutes pièces : «nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage». Pour fournir à ce régime de responsabilité le 10 Cass. ass. plen., 17 nov. 2000, Bull. Ass.plen. n 9. 11 L. 4 mars 2002, art. 1 er, devenu l art. L. 114-5, CASF. 12 Draon c/ France et Maurice c/france, RCA 2005, comm. 327, note C. Radé ; RTD civ. 2005, 743, obs. J. P. Marguénaud ; JCP G 2006, I, 109, obs. F. Sudre. 13 Il est à noter que le Conseil constitutionnel a jugé que le dispositif transitoire prévu par le législateur n était pas non plus conforme à la Constitution : Cons. const., 11 juin 2010, n 2010-2 QPC, D. 2010, 1976, note D. Vigneau. La portée de cette décision donne cependant lieu à une divergence d appréciation entre la Cour de cassation et le Conseil d Etat, qu il n y a pas lieu d examiner ici (V. sur ce point, D. Vigneau, La guerre des «trois» aura bien lieu! A propos de l application dans le temps du dispositif législatif «anti-perruche», D. 2012, 323). 14 La Cour EDH qualifie de manière constante la créance de réparation (contractuelle ou délictuelle) de bien au sens de l art. 1 er du Protocole n 1 : V. Cour EDH, 20 nov. 1995, Pressos compania naviera SA c/ Belgique, 31 ; Cour EDH, 9 déc. 1994, Raffineries grecques, RTD civ. 1996, 1019, obs. J. P. Marguénaud. 15 V. Cass. 1 re civ., 24 janv. 2006 (trois arrêts), Bull. civ. I, n os 29, 30, 31. 8 juill. 2008, n 07-12159, D. 2008, 2765, note S. Porchy-Simon ; rappr. Cass. 1 re civ., 15 déc. 2011, n 10-27473. 16 Lors même qu aucune action en responsabilité n aurait été introduite avant cette date : la Cour de cassation confère ainsi à la jurisprudence de la Cour EDH une amplitude optimale.

fondement textuel qui lui manque, il suffirait de se tourner vers la jurisprudence de la Cour EDH, et plus précisément vers l article 8, CEDH, consacrant le droit au respect de son domicile, qui, tel que l interprète la Cour européenne, ne se limite pas au «droit à un simple espace physique» mais comprend également «la jouissance, en toute tranquillité» de cet espace, qui doit êtreprotégé contre les «atteintes immatérielles ou incorporelles, comme les bruits ( ), les odeurs» 17. Le juge français n a cependant pas jugé bon de le faire. Le second exemple d indifférence du droit français envers la jurisprudence de la Cour EDH a trait au préjudice moral des personnes morales. La jurisprudence française admet qu une personne morale puisse subir un préjudice moral et répare, de façon constante, celui-ci 18. L idée qu une personne morale puisse subir un préjudice moral, autrement dit éprouver de la souffrance est contestée en doctrine. Face à cette contestation doctrinale, on aurait pu s attendre à ce que le juge français, afin de conforter sa position, cherche un appui dans la jurisprudence de la Cour européenne, dans la mesure où celle-ci a déjà eu l occasion de reconnaître, à de nombreuses reprises, qu une personne morale, y compris une société commerciale, pouvait subir un préjudice moral 19. Or, force est de constater que jamais la jurisprudence française n a cherché, sur ce point, le renfort de la Cour européenne. Cela dit, il faut bien voir que dans les cas qu on vient d évoquer, la jurisprudence de la Cour européenne s avère parfaitement neutre pour les victimes : qu on s en inspire ou qu on l ignore, cela n affectera en rien le sort des victimes. C est sans doute là qu il faut chercher l explication de l indifférence du juge français à son égard. III. - Résistance du droit français de la responsabilité civile face à la jurisprudence de la Cour européenne lorsque celle-ci est défavorable aux victimes Le droit français de la responsabilité civile résiste à la jurisprudence de la Cour européenne lorsque suivre celle-ci aurait pour effet de faire reculer la protection des victimes. Faute de temps, Je vais me limiter à un seul exemple. L exemple que j ai sélectionné a trait aux faits justificatifs. Un fait justificatif est un fait de nature à supprimer le caractère fautif du comportement imputé au défendeur. A certaines conditions, le consentement de la victime au dommage peut, en droit civil, constituer un fait justificatif. C est sur ce fait justificatif que la jurisprudence de la Cour EDH aurait pu avoir une influence. 17 Cour EDH, 16 nov. 2004, Moreno Gomez c/espagne, 53 : «l individu a droit au respect de son domicile conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique, mais aussi comme la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace» protégé contre les «atteintes immatérielles ou incorporelles, comme les bruits, les émissions, les odeurs» 18 V. not. Cass. crim., 27 nov. 1996, Bull. crim., n 431 (2 arrêts). - 7 avr. 1999, Bull. crim., n 69. 10 oct. 2000, n 99-87.688 ; Cass. com., 3 juill. 2001, n 98-18.352 ; Cass. 2 e civ., 13 févr. 2003, Bull. civ. II, n 40 ; Cass. 3 e civ., 9 juin 2010, n 09-11.738 ; Cass. crim., 5 oct. 2010, n 09-88.748. 3 mai 2011, n 10-87.679 ; Cass. 3 e civ., 8 juin 2011, n 10-15500. 19 Cour EDH, 6 avr. 2000, Comingersoll SA c/ Portugal, 35 ; V. également, Cour EDH, 2 août 2001, Grande Oriente d'italia di Palazzo Giustiniani c/ Italie ; Cour EDH, 4 mars 2003, C.S.Y. c/ Turquie, 53 ; Cour EDH, 12 juill. 2007, SC Ruxandra Trading SRL c/ Roumanie, 83 «Quant au dommage moral, la cour rappelle que selon sa jurisprudence, une personne morale, même une société commerciale, peut subir un dommage autre que matériel appelant une réparation pécuniaire» ; Cour EDH, 20 déc. 2001, LSI Information Technologie c/ Grèce ; Cour EDH, 16 avr. 2002, Stes Colas Est et a. c/ France.

De l article 8, CEDH, consacrant le droit au respect de la vie privée et familiale, la Cour EDH a tiré un droit à «l autonomie personnelle», défini comme le droit pour chacun de décider pour soi-même, y compris en faisant des choix susceptibles de lui nuire 20. Au nom de l autonomie personnelle, la Cour européenne a jugé, en 2005 21, que les pratiques sadomasochistes librement consenties échappent en principe à toute condamnation alors même qu elles seraient à l origine d un dommage corporel. Cela revient à admettre que le consentement de la victime peut constituer un fait justificatif excluant la réparation du dommage corporel. Or, en droit français de la responsabilité civile, il est traditionnellement admis que le consentement de la victime n est un fait justificatif qu à l égard du dommage matériel, mais pas à l égard du dommage corporel 22. La jurisprudence de la Cour EDH a-t-elle eu pour effet de modifier la position française sur ce point? La réponse est non : la jurisprudence française refuse ici de suivre la Cour EDH : en présence d un dommage corporel, il ne saurait être question pour le juge français d admettre que le consentement de la victime puisse effacer la responsabilité en quelque circonstance que ce soit 23. Ce serait amoindrir par trop la protection à laquelle toute victime de dommage corporel a droit. 20 Cour EDH, 29 avr.2002, Pretty c/ RU. 21 Cour EDH, 17 févr. 2005, KA et AD c/ Belgique, RTD civ. 2005, 341, obs. J. P. Marguénaud ; M. Fabre-Magnan, Le sadisme n est pas un droit de l homme, D. 2005, 2973. 22 V. C. civ., art. 16-1. 23 V. Cass. crim., 2 déc.2009, n 09-82447, comm. comm. electr.2010, comm. 28, relatant les énonciations de l arrêt attaqué : «la violence inhérente au tournage d un film à caractère sadomasochiste ne pourrait être légitimée par le consentement de la victime» ; V. également, Cass. crim., 23 mars 2011, n 10-85172. Les projets français de réforme du droit de la responsabilité n accordent, eux non plus, pas le moindre effet justificatif au consentement de la victime en matière de dommage corporel : V. projet Catala, art. 1352, al. 2, qui se réfère à cet égard aux dispositions du code pénal, lequel ne retient pas le consentement de la victime comme fait justificatif ; projet Terré, art. 45 : «Ne donne pas non plus lieu à responsabilité le fait dommageable portant atteinte à un droit ou à un intérêt dont la victime pouvait disposer, si celle-ci y a consenti».