DOCTRINE LES OPÉRATIONS D ÉVACUATION DE RESSORTISSANTS 2009 N 16. libres réflexions Kolwezi, ou la première évacuation de ressortissants

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DOCTRINE Revue d études générales Revue d études générales 2009 N 16 LES OPÉRATIONS D ÉVACUATION DE RESSORTISSANTS libres réflexions Kolwezi, ou la première évacuation de ressortissants doctrine Les opérations d évacuation de ressortissants au cœur des principaux engagements des forces terrestres étranger Un vol vers l inconnu - L opération LIBELLULE >> Retour d expérience Les enseignements tirés du déploiement du CRER au Tchad en avril 2006

Sommaire n 16 Doctrine Les opérations d évacuation de ressortissants au cœur des principaux engagements des forces terrestres p. 4 Gestion des crises - Une histoire de coopération entre les ministères de la Défense et des affaires étrangères et européennes p. 7 RESEVAC - Quelles évolutions doctrinales? p. 10 La planification des opérations d évacuation de ressortissants p. 13 La conduite des opérations d évacuation de ressortissants p. 15 RESEVAC - La vision de la marine nationale p. 17 Le centre de regroupement et d évacuation des ressortissants p. 20 Protection et évacuation des ressortissants - Quel cadre juridique? p. 24 Principaux signes et acronymes p. 27 Bibliographie p. 31 Les officiers publient La guerre au 21 e siècle - Entretien avec le général (2s) Philippe Voute p. 32 Etranger Les opérations d évacuation de ressortissants du Liban par la 24 th MEU (du 15 juillet au 20 août 2006) p. 34 Les opérations d évacuation de ressortissants Le point de vue britannique p. 39 Un vol vers l inconnu - l opération LIBELLULE p. 44 Retour d expérience Perspective historique de l évacuation de ressortissants p. 50 Les enseignements tirés du déploiement du CRER au Tchad en avril 2006 p. 53 Opération CHARI BAGUIRMI - L évacuation de 1 750 ressortisants au Tchad en 2008 p. 56 Une opération d assistance et d évacuation au Liban L opération «Baliste» (juillet-août 2006) p. 58 Opération BALISTE - Une complémentarité interarmées indispensable p. 62 Les enseignements tirés du dernier déploiement d un CRER (Gabon février 2008) p. 65 Libres réflexions La recherche opérationnelle au service de l évacuation de ressortissants p. 69 L attaché de défense, médiateur opérationnel p. 72 Diplomatie et armée - Un partenariat unique et indispensable en cas d évacuation de ressortissants p. 75 Entretien avec M. Philippe GELINET et M. Robert GABERT p. 79 Kolwezi, ou la première évacuation de ressortissants p. 83 La complémentarité des feux vue par les Anglais p. 86 Pour une arme du renseignement p. 89 Capacités duales et forces africaines de développement p. 94 Directeur de la publication : Général (2S) Claude Koessler - Rédactrice en chef : Capitaine Marie-Noëlle Bayard : 01 44 42 35 91 Diffusion, relations avec les abonnés : Major Catherine Bréjeon : 01 44 42 43 18 - Relecture des traductions : Colonel Daniel Vauvillier Maquette : Christine Villey : 01 44 42 59 86 - Création : amarena - Crédits photos : 1 re de couverture : ECPAD - 4 e de couverture : Nanci Fauquet Schémas : Nanci Fauquet : 01 44 42 81 74 - Diffusion : Centre de Doctrine d Emploi des Forces - BP 53-00445 ARMEES. Impression : Imprimerie BIALEC - 95 boulevard d Austrasie - BP 10423-54001 Nancy cedex Tirage : 2 500 exemplaires - Dépôt légal : à parution ISSN : 1959-6340 - Tous droits de reproduction réservés. Revue trimestrielle : Conformément à la loi «informatique et libertés» n 78-17 du 6 janvier 1978, le fichier des abonnés à DOCTRINE a fait l objet d une déclaration auprès de la CNIL, enregistrée sous le n 732939. Le droit d accès et de rectification s effectue auprès du CDEF. Centre de Doctrine d Emploi des Forces - BP 53-00445 ARMEES. Web : www.cdef.terre.defense.gouv.fr Mel : doctrine@cdef.terre.defense.gouv.fr DOCTRINE N 16 2 JUIN 2009

éditorial C D E F Entre le 19 et le 20 mai 1978, le 2 e REP au complet sautait en deux vagues sur Kolwezi. Cette opération d envergure avait été ordonnée sur bref préavis, par le Président de la République française. Elle permit d évacuer 2 800 ressortissants français, belges et occidentaux, pris au piège d une lointaine rébellion aussi sanglante que complexe. Elle marqua le point de départ d une série d autres opérations d évacuations de ressortissants, toujours au cœur de bon nombre d engagements des forces terrestres françaises. Depuis 1990, celles-ci ont participé à vingt-six opérations d évacuation de ressortissants, soit une à deux par an, en moyenne. Aujourd'hui, aucun engagement en cours ne doit nous distraire de cette nécessité de conserver en permanence des forces disponibles pour effectuer, en cas d urgence, une opération d évacuation de ressortissants. Cette mission peut être lancée sans délai, avec notre pays comme nation cadre ou au sein d un dispositif coalisé. Elle peut mettre en œuvre des moyens divers, terrestres, maritimes, aériens. Le plus souvent, elle se déroule dans une ambiance de forte insécurité, donc de rapidité. Ce numéro de la revue Doctrine veut apporter un éclairage doctrinal sur leur déroulement et aborder les principaux enseignements tirés par ceux-là mêmes qui les ont conduites ou vécues : commandants de forces, acteurs militaires, fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, à Paris ou en poste diplomatique. Général de division Thierry OLLIVIER directeur du Centre de doctrine d emploi des forces JUIN 2009 3 DOCTRINE N 16

Les opérations d évacuation de ressortissants au cœur des principaux engagements des forces terrestres PAR LE GÉNÉRAL DE DIVISION THIERRY OLLIVIER, DIRECTEUR DU CENTRE DE DOCTRINE D EMPLOI DES FORCES Une opération d évacuation de ressortissants est une opération de sécurité ayant pour objectif de protéger des ressortissants résidant à l étranger en les évacuant d une zone présentant une menace imminente et sérieuse risquant d affecter leur sécurité, lorsque l Etat dans lequel ils sont localisés n est plus en mesure de la garantir 1. Le caractère interministériel, la dimension multinationale, la coopération interarmées et le cadre juridique spécifique de ce type de missions, conjuguées à l accroissement du nombre d expatriés à l étranger, en font des opérations de plus en plus complexes décidées au plus haut niveau politique. Dans le cadre de leurs missions permanentes, les forces terrestres sont souvent amenées, sur très court préavis et parfois dans l urgence, à y participer. Les récentes interventions ont confirmé avec pertinence que l évacuation de ressortissants constitue une véritable opération militaire dans laquelle les forces terrestres jouent un rôle déterminant permettant notamment la maîtrise de l espace physique et du milieu humain. SIRPA Terre Le cadre général de ces opérations, les nombreux acteurs impliqués et auxquelles les forces terrestres prêtent leur concours, notamment dans la phase de mise en œuvre, s appuient sur une doctrine dorénavant bien assise qui a su tirer parti de l expérience des plus récentes opérations. DOCTRINE N 16 4 JUIN 2009

Les opérations d évacuation, des opérations spécifiques aux caractéristiques militaires bien marquées Le caractère spécifique d une RESEVAC tient d abord à un contexte interministériel à forte prééminence diplomatique. C est une opération qui est décidée au niveau politique sur recommandation de l ambassadeur et qui est supervisée par le ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), responsable de la sécurité des Français à l étranger. Lorsque l opération militaire est décidée, celle-ci est planifiée et conduite sous l autorité du chef d état-major des armées par le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO). Le caractère interministériel très prononcé de ce genre d opérations nécessite donc une étroite coopération entre les armées et les services du MINAE dans les phases d anticipation, de préparation et de conduite de l action. Dans la plupart des cas de surcroît, l évacuation de ressortissants dépasse le cadre strictement national et s inscrit dans un contexte multinational. En effet, la France accepte souvent d évacuer des ressortissants non nationaux sur la base de traités ou d accords politiques, tenant compte notamment de la densité du réseau diplomatique français. Ainsi, lors de la crise politique au Tchad en février 2008, la France a proposé à Bruxelles à ses partenaires européens d assurer le rôle d Etat pilote en matière de protection consulaire. Le concept de l État pilote a été adopté par le conseil de l Union européenne le 18 juin 2007 et vise à améliorer la protection des ressortissants des Etats membres de l Union en temps de crise dans les pays tiers, notamment quand certains Etats membres n ont pas de représentation dans le pays concerné. La coordination diplomatique s avère également nécessaire dans les relations avec la nation hôte, voire avec des Etats tiers éventuellement concernés par un transit de personnes évacuées. Se traduisant par une projection de forces militaires dans un Etat souverain, elle demeure assujettie au droit international. Cette obligation confère à toute opération un environnement juridique particulier, car il s agit d une opération limitée dans le temps, strictement circonscrite à l évacuation des bénéficiaires volontaires, préalablement autorisée par l Etat hôte si les structures de l Etat existent encore et réclamant une impartialité vis-à-vis d éventuelles forces belligérantes. Une autre caractéristique de ces opérations réside dans le fait qu elles sont menées de plus en plus souvent dans un cadre multinational. La complexité de ce type d opération, le volume souvent important des effectifs à évacuer comme le coût des moyens de transport stratégique militent pour cette recherche de mutualisation permettant aux Etats de se répartir les tâches pour évacuer leurs ressortissants. Dans cette perspective, l Union européenne s est fixée pour objectif de posséder, à terme, la capacité de conduire des opérations d évacuation. De même, l organisation du traité de l Atlantique Nord envisage de pouvoir mener ce type d opérations au profit des états membres. Enfin, le poids des enjeux médiatiques donne une résonance particulière à ces opérations d évacuation. Compte tenu en effet de ces enjeux politiques et humains, une évacuation de ressortissants se déroule dans un environnement généralement très médiatisé. Si la politique de communication est de la responsabilité du ministère des Affaires étrangères, le CEMA fixe les principes de la manœuvre médiatique pour le volet militaire de l opération dans une directive de communication. Dès le début de l opération, un officier de communication est mis en place en zone d évacuation primaire pour prendre en compte les médias présents sur le théâtre. En zone d évacuation secondaire, un conseiller communication peut organiser la communication opérationnelle en coordination avec les services diplomatiques. A ces spécificités s ajoutent des caractéristiques militaires bien marquées et qui déterminent grandement les modes d action généralement mis en œuvre par les forces terrestres. La première concerne l urgence avec laquelle est souvent planifiée et conduite une opération d évacuation. Le contexte de crise et l accord préalable de la nation hôte limitent les possibilités de déploiement préalable de la force, même si ceux-ci n empêchent pas que des mesures de précaution puissent être décidées en amont. Les autorités diplomatiques et militaires disposent pour cela d une part d un dispositif de veille stratégique et d une planification d anticipation concernant les pays à risque et d autre part des plans de sécurité des ambassades régulièrement mises à jour par les attachés de défense. La seconde caractéristique tient à la rapidité d exécution de l opération qui repose souvent sur un dispositif de va-etvient qui permet de limiter l empreinte logistique de l opération. Doctrine Le caractère essentiellement défensif d une opération d évacuation n est pas exclusif d un recours ponctuel et local à des actions offensives, notamment pour saisir des points clés (plate-forme aéroportuaire, ports, nœuds routiers...) ou permettre l extraction de ressortissants isolés ou retenus contre leur gré. Le dispositif des forces prépositionnées, lorsqu elles existent, permet de bénéficier de points d appui à proximité du théâtre ou en son sein, de capacités de commandement et d une bonne connaissance du milieu par une troupe acclimatée, entraînée et disponible sur court préavis. Ce dernier point est essentiel dans un environnement pouvant aller de la permissivité à l hostilité, le caractère versatile de la crise pouvant être favorisé par des acteurs locaux et mettre en danger les ressortissants. La protection de ces derniers, notamment par le déploiement d une zone temporaire de protection, est une mission que les forces terrestres se sont souvent vues confier dans les dernières opérations réalisées, caractérisée également par une imbrication avec la population civile en zone urbaine avec les contraintes liées au milieu et la contrainte de mettre en œuvre des actions de contrôle de foule. Des acteurs multiples Les opérations d évacuation sont le fruit de la collaboration de multiples acteurs dont les responsabilités sont aujourd hui bien définies. Le ministère des Affaires étrangères et européennes est responsable de la sécurité des Français à l étranger. Il dispose pour cela dans le pays étranger concerné d un ambassadeur de France responsable de la sécurité des ressortissants français. Il est notamment responsable de la mise à jour des plans de sécurité par l attaché de défense qui est son conseiller militaire. En tant que conseiller militaire du chef des armées, le chef d état-major des armées émettra ensuite un avis d opportunité sur la participation de celles-ci à une opération d évacuation de ressortissants par moyens militaires et formulera des propositions pour l emploi des forces. Au sein de l état-major des armées, le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) devient alors l intermédiaire du ministère des Affaires étrangères avec lequel il travaille en étroite coopération. JUIN 2009 5 DOCTRINE N 16

En charge de la planification, le CPCO s appuie sur les travaux d anticipation réalisés en amont sur les pays à fort risque de dégradation intérieure. Lorsque celleci survient, et qu une opération d évacuation est décidée, il est en mesure d engager, sur court préavis, une planification de mise en œuvre et de produire un plan d opération. Dans la phase de conduite de l opération, le CPCO assure le commandement stratégique en national ou en multinational si la France est nation cadre. En sus, lors des opérations importantes à plusieurs composantes d armée, un commandement de niveau opératif peut être déployé au sein d un poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), permettant notamment de disposer sur le théâtre d un échelon politico-militaire, de conduire et de coordonner l action des composantes et de remplir les fonctions de théâtre, notamment d environnement (communication et information opérationnelles). Néanmoins, le plus souvent, le niveau opératif n est pas mis sur pied pour une opération d évacuation ; une partie de ses fonctions étant assurée par le niveau stratégique, l autre étant pris en compte par le niveau tactique. En fonction de leur proximité, les commandements interarmées des forces prépositionnées outremer peuvent être mis à contribution notamment pour la mise sur pied d un PC de niveau opératif ou tactico-opératif. Enfin, le poste de l attaché de défense, éventuellement renforcé, exerce des fonctions d expertise de théâtre, de conseiller militaire et de facilitateur de contact. Une mise en œuvre complexe Une opération d évacuation s articule généralement en quatre phases principales. La première est en fait une phase préliminaire qui permet notamment la mise en alerte des forces, la mise en œuvre de mesures de précaution comme le prépositionnement de celle-ci, l acquisition du renseignement ou encore l établissement d accords techniques avec la nation hôte. La phase suivante permettra la projection de la force et la mise en place du dispositif de sûreté avant dans la phase suivante que se mette en place le dispositif de protection des ressortissants et que soit conduite l évacuation proprement dite. La dernière phase est consacrée au désengagement de la force. L un des critères de succès de l opération reste le contrôle des points d évacuation dans lequel les forces terrestres jouent un rôle déterminant, comme d ailleurs dans les tâches opérationnelles à réaliser lorsque celles-ci font appel à ses capacités spécifiques de combinaison des modes tactiques. Le schéma d organisation ci-dessous illustre la répartition des responsabilités entre les principaux acteurs dont les actions sont à la fois complémentaires et imbriquées. Les forces engagées prennent en compte les ressortissants à partir des points de regroupement (PR), dont elles assurent la sécurité, jusqu à la base de soutien interarmées (BSVIA) incluse. Le transfert des ressortissants des points de regroupement aux points d évacuation (PE) peut exiger le passage par une zone temporaire de protection (ZTP) pour attendre soit que la situation se normalise soit la mise en place de l ensemble du dispositif d évacuation. Les phases amont et aval à cette évacuation primaire sont de la responsabilité du MAEE. Le centre de regroupement et d évacuation des ressortissants (CRER) est installé, selon la situation, soit sur la base opérationnelle avancée (BOA), soit sur la BSVIA. Au terme de cette évacuation primaire, les ressortissants sont remis à la disposition des autorités diplomatiques responsables de l évacuation secondaire. Le transfert de responsabilité a lieu à la sortie du CRER au sein duquel les autorités consulaires sont présentes. 1 Définition extraite de la procédure interarmées (PIA) 03 351 du 21/09/2004 relative aux opérations d évacuation de ressortissants. Les forces armées engagées dans l opération sont placées sous le contrôle opérationnel d un commandant de force (COMANFOR). La force est responsable de l évacuation primaire et notamment du centre de regroupement et d évacuation des ressortissants (CRER), mis sur pied par les forces terrestres. Ces dernières peuvent avoir à mener des opérations ponctuelles de récupération voire d extraction lorsque des ressortissants sont dans l incapacité de rejoindre les points de regroupement par leurs propres moyens. Localement, cette situation impose d une part une préparation aussi précise que possible et d autre part une claire répartition des responsabilités, notamment entre les forces armées et les représentants du MAEE. Ces opérations d évacuations de ressortissants mettent en exergue les actions des forces armées, au premier rang desquelles figurent les forces terrestres, au service de la communauté nationale à l étranger, qui sait pouvoir compter sur leur intervention en cas de crise menaçant sa sécurité. DOCTRINE N 16 6 JUIN 2009

Doctrine Gestion des crises Une histoire de coopération entre les ministères de la Défense et des Affaires étrangères et européennes PAR MONSIEUR PATRICK LACHAUSSÉE, DIRECTEUR ADJOINT DU CENTRE DE CRISE DU MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET EUROPÉENNES Il est 23 heures et les téléphones sonnent toujours en cellule de crise. Les familles nous appellent, toujours aussi inquiètes. L officier de liaison de l état-major des armées est là avec nous pour suivre la situation. Nous échangeons régulièrement nos différentes analyses et informations. Quand la réalité dépasse nos plus grandes inquiétudes : la crise La cellule de crise est ouverte depuis deux jours pour gérer la crise qui sévit à Pointe-Noire en ce mois d octobre 1997. Ce soir, la ville de Pointe-Noire semble calme. La nuit précédente a été longue et angoissante. Certains quartiers ont été pillés. Parmi les expatriés, certains ont eu leur maison complètement dévalisée ou leur véhicule volé. D autres ont été menacés ou molestés mais personne n a été blessé. Les rumeurs les plus folles circulent pourtant. Des Français auraient été assassinés dans leur maison ; cette information qui, plus tard, se révélera complètement fausse, crée de nouvelles tensions dans la communauté française. C est la troisième crise en cinq mois. En juillet, crise au Cambodge. Mais surtout, en juin, il y avait eu l évacuation de Brazzaville : 6 500 personnes de 54 nationalités différentes dont 1 500 Français évacués grâce à l action de l armée française qui y perdit plusieurs hommes, sans oublier les blessés. Suite à cette crise, les matériels de communication du consulat général de France ECPAD à Pointe-Noire ont été renforcés, de même que les moyens d accueil. Le plan de sécurité est à jour et vérifié, l îlotage opérationnel. Des contacts sont pris avec les communautés religieuses et la grande majorité des entreprises françaises présentes dans la région, des pétroliers pour l essentiel mais aussi des exploitations forestières ou des entreprises dans le domaine agroalimentaire avec des équipes travaillant parfois dans des zones dangereuses. A la fin du dernier journal télévisé, le nombre d appels redouble et les agents présents ne parviennent pas à faire face à leur nombre. On fait appel à l agent de permanence de nuit qui monte au deuxième étage en courant. On donne des éléments de langage aux agents du standard téléphonique et tous, nous répondons au téléphone. Combien de fois, les agents de permanence en cellule de crise se sontils fait chahutés voire insultés aujourd hui? : Vous ne voyez pas les images, mais qu attendez-vous pour évacuer?, Combien de morts vous faut-il sur la conscience pour évacuer? Et, à chaque fois, les agents de la cellule de crise répondent avec calme pour tenter de rassurer ces familles angoissées. Certains de nos collègues craquent parfois. D autres retiennent leurs sanglots. Face à l insulte ou aux menaces, d autres se sentent blessés. A chaque fois qu il est nécessaire, les responsables interviennent pour discuter et dialoguer avec les collègues et les aider à évacuer leur trop plein d émotions. JUIN 2009 7 DOCTRINE N 16

Plusieurs personnes nous informent que certaines familles ont été chassées de chez elles. Le cas d un nourrisson et de sa mère est signalé. On prend les noms, les prénoms et les adresses, celles de leurs employeurs, amis ou de leur famille sur place, on note les numéros de portables. Un télégramme immédiat est envoyé au consul général pour l en informer. Le calme semble s installer progressivement. Il est 01h45. Le téléphone du poste de commandement de la cellule de crise sonne. Le standardiste précise qu il s agit d un appel provenant d une valise satellite et que la communication est très mauvaise. Le correspondant nous informe qu il est avec un groupe d une soixantaine de personnes, des hommes, des femmes et des enfants. Ils travaillaient pour une société à N kayi quand des rebelles les ont attaqués. Ils ont juste eu le temps de s enfuir dans les champs de canne à sucre. Ils se sont réfugiés dans une clairière. Ils se cachent depuis trente-six heures, sans nourriture et sans eau. Puis, soudain, le ton de notre interlocuteur change. On le sent nerveux, effrayé. On entend des murmures, des cris, une agitation, des mouvements de panique. La respiration de notre interlocuteur s accélère. Puis, c est le silence, long et angoissant. On ne raccroche pas. On se regarde. On attend et on écoute. Rien. Soudain, il nous lance : Au secours! Venez nous chercher... Vite. Et là, on entend une rafale d arme automatique, des cris étouffés, des appels au secours et la communication est coupée. Très vite, les choses s organisent. La société est connue, nous avons les coordonnées de ses dirigeants. Il faut une carte pour localiser l endroit. Déjà, un rédacteur prépare un télégramme. Le cabinet du Ministre est immédiatement informé. On appelle l état-major des armées sur le téléphone sécurisé. Pendant ce temps, le standard arrive à joindre le président de l entreprise à Paris. On lui explique la situation et lui demande de nous fournir le maximum d informations pour localiser avec précision la clairière dans laquelle se sont réfugiés les employés. Il nous en fournira les coordonnées géographiques un quart d heure plus tard. Cette information est immédiatement communiquée à l étatmajor des armées. A trois heures du matin, le directeur de cabinet du Ministre nous convoque en salle de crise. Les conseillers du Président de la République, du Premier ministre, des Ministres de la Défense et des Affaires étrangères sont là, de même que le chef d état-major des armées. On dresse un point de situation. Une décision doit être prise. Le plan militaire est déjà élaboré. Il est présenté. Après quelques aménagements, il est accepté. Nom de code de l opération : Antilope. Les risques sont énormes mais c est la seule solution. Le plus grand secret est demandé et aucune communication ne doit être faite tant que l opération de sauvetage n a pas eu lieu. Les quelques heures qui nous restent sont interminables. Impossible de dormir et pourtant la journée qui s annonce sera encore longue et peut-être difficile. Il est 6 heures du matin. Trois hélicoptères décollent. L opération a commencé. Finalement, elle se conclura par un succès et toutes les personnes pourront être extraites de cette clairière en un temps record. Aucune victime n est à déplorer. Vers une coopération renforcée dans la gestion des crises concernant des ressortissants français à l étranger C est à partir de ce moment-là que le ministère des Affaires étrangères et européennes et le ministère de la Défense vont coopérer de plus en plus pour échanger des informations, les plans de sécurité, des exercices en commun et progressivement mettre en commun les expériences et les projets. Le ministère des Affaires étrangères n a eu de cesse ces dernières années de s adapter pour mener à bien une modernisation et adapter l ensemble de ses dispositifs de gestion des crises pour tenir compte des prérogatives de terrain et notamment de la dimension militaire des interventions. Ainsi par exemple, ce sont plus de 8 millions d euros qui ont été investis en 6 ans pour moderniser les moyens de communication offrant ainsi une large palette de dispositifs radio, satellites, HF, téléphoniques... A chaque crise, des équipes formées, équipées et professionnelles sont envoyées sur le terrain pour assurer un appui aux ambassades et assurer l interface entre les ressortissants français, l ambassade et les forces militaires en présence. La dimension européenne est de plus en plus importante. Lors de la récente crise au Tchad, plus de 1 500 personnes de 78 nationalités différentes ont été évacuées parmi lesquelles plus de 350 Européens. Depuis plusieurs années, nous élaborons avec nos partenaires le concept d Etat Pilote pour lequel nous avons organisé deux exercices en 2007 au Caire et 2008 à Paris et à Mexico, Xibalda 2008, mettant en scène une intervention consulaire coordonnée à 27 pour porter secours à des ressortissants européens pris en otage dans le cadre d un acte de piraterie maritime. Durant la présidence française, nous souhaitons poursuivre nos travaux de façon à améliorer la coopération consulaire dans ce domaine sensible. La création du centre de crise du MAEE favorisera encore cette coopération renforcée Dès son arrivée, en juin 2007, Bernard KOUCHNER, Ministre des Affaires étrangères et européennes, a souhaité que son ministère se dote d un outil moderne de gestion de crises. C est ainsi qu ont été réunies deux entités administratives en une ; la délégation à l action humanitaire et la sous-direction de la sécurité des Français à l étranger. Ces deux services traitaient des crises, avaient leurs propres connexions avec le ministère de la Défense et notamment l état-major des armées, et avaient élaboré leurs propres procédures d interventions. Aujourd hui, le centre de crise réunit ces équipes et élabore des procédures communes, une organisation qui permettra de gérer des crises de différentes natures et de façon globale. Pour tout cela, la coopération avec le ministère de la Défense doit encore se renforcer, non pas au moment de la gestion des crises mais dans toutes les phases qui la précèdent : veille, anticipation, planification, alerte mais aussi dans le cadre de sessions de formation ou d exercices organisés par les forces armées ou par le centre de crise. Nous travaillons déjà ensemble au rapprochement des procédures de façon à mieux intégrer dans nos planifications opérationnelles les contraintes que les forces armées peuvent connaître dans le cadre des opérations extérieures et notamment dans le domaine des RESEVAC. DOCTRINE N 16 8 JUIN 2009

Doctrine Dans ce domaine en particulier, nous travaillons notamment à améliorer le partage des informations, ajuster nos dispositifs d échanges de données, assurer la circulation rapide des informations entre le terrain et les cellules des crises des ambassades ou du Quai d Orsay. Dès lors qu une crise se déclenchera, nos équipes travailleront ensemble sur le terrain et à la cellule de crise réunie au ministère des Affaires étrangères et européennes, nous travaillerons également en parfaite collaboration entre les cellules de crises au CPCO et au ministère. C est l ensemble de cette chaîne de procédures que nous devons sans cesse améliorer pour assurer la fluidité des échanges d informations, anticiper et accélérer la réponse aux crises, coordonner notre action pour accomplir les missions qui nous sont confiées. L veille à l engagement de forces civiles et militaires dans la gestion a montré depuis de nombreuses années l importance des échanges d informations dans toutes les phases allant de la simple L expérience d une crise nécessitant des secours à des ressortissants français et d autres nationalités. De Kinshasa en 1991 à N Djamena en 2008, en passant par le Liban, la Côte d Ivoire, le Congo-Brazzaville ou la République centrafricaine, l armée française a montré toute son efficacité dans des situations très difficiles et sur ces terrains, de nombreux hommes ont été blessés ou tués dans des opérations d évacuation ou de sécurisation de zones de conflits. Combien de ressortissants ont-ils pu être évacués depuis toutes ces années grâce au courage des hommes et des femmes qui, sur le terrain, ont pris des risques pour les sortir de l enfer? Ceci doit naturellement nous pousser à travailler toujours plus ensemble et toujours mieux. J ai coutume de dire à nos compatriotes dans des pays sensibles, à nos ambassadeurs et collègues, qu en cas de crise, on risque de tous finir dans le même Transall. Alors travaillons à toujours plus de coopération et de coordination de nos moyens d action, notre efficacité n en sera que renforcée. ECPAD JUIN 2009 9 DOCTRINE N 16

RESEVAC Quelles évolutions doctrinales? PAR LE COLONEL JEAN-PHILIPPE BERNARD, SOUS-DIRECTEUR CONCEPTS ET DOCTRINE (CICDE) L es dernières opérations d évacuation de ressortissants menées par les forces françaises ont mis en œuvre une doctrine interarmées (PIA 03.351) rédigée en 2004. Globalement, ce document a répondu aux attentes et a permis d intégrer les nouvelles exigences de ce type d actions. Néanmoins quelques évolutions méritent d être prises en compte et intégrées dans la conception et la conduite des RESEVAC. La nouvelle version, en cours d approbation, s appuyant sur les idéesforces introduites dans la version de 2004, a mis en exergue la coordination interministérielle, la coopération multinationale et la communication opérationnelle à tous les niveaux. La présence de citoyens français à l extérieur du territoire national implique pour l Etat l obligation de tout mettre en œuvre, de l action diplomatique à l action coercitive, pour assurer leur protection en cas de nécessité. Ainsi, dans le cadre de leurs missions permanentes, les armées françaises peuvent être conduites, sur très court préavis, à évacuer par moyens militaires des ressortissants menacés dans un pays étranger en crise. Le caractère interministériel de plus en plus prégnant, la dimension multinationale désormais permanente ainsi que le cadre juridique spécifique et contraignant de ce type d action, conjugués à l accroissement du nombre d expatriés, en font des opérations de plus en plus complexes à forte teneur politico-diplomatique mais aussi médiatique en raison de la charge émotionnelle liée au déroulement même de ces missions dans un contexte souvent dramatique. Les retours d expérience récents (Côte d Ivoire - 2004, Liban - 2006, Tchad - 2006 et 2008) ont mis en évidence certaines difficultés lors de la mise en œuvre de cette doctrine interarmées. C est pourquoi, même si les engagements récents ont confirmé le bien-fondé de la prise en compte dans le document officiel de 2004 du problème majeur d une évacuation de grande ampleur, il convient d apporter quelques aménagements aux modalités de mise en œuvre de la coordination interministérielle et de la communication opérationnelle. Les nouveautés déjà introduites par la doctrine de 2004 La France, forte de son expérience dans ce type d engagement, a développé une conception originale de la conduite des opérations de RESEVAC. Cette particularité repose essentiellement sur la complémentarité des rôles dévolus au ministère des Affaires étrangères et européennes et à celui de la Défense. En effet, en raison de l instabilité chronique de nombreuses régions du monde où la présence française est réelle, les armées françaises se doivent d être prêtes à appuyer et soutenir sans délais l action consulaire, que la situation locale nécessite ou pas la mise en œuvre de moyens militaires. La pertinence de la doctrine relative aux opérations d évacuation de ressortissants et en particulier le bien-fondé des ZTP ou zones temporaires de protection ont été démontrés à l occasion des crises récentes. Le concept même de ZTP est imposé par le nombre important de ressortissants présents sur le théâtre. En effet, en quelques années, le nombre de bénéficiaires ou ayants droit a littéralement explosé, en raison de l élargissement de l Europe et des traités 1 récemment mis en œuvre qui ont mécaniquement augmenté ce nombre. A contrario, les possibilités d évacuer ce flux n ont pas évolué. En effet, les structures (portuaires, aéroportuaires) et les vecteurs stratégiques sont restés peu ou prou les mêmes. D éventuelle, la mise en place de ZTP est donc désormais devenue une nécessité opérative et tactique : il s agit d assurer sur place la protection temporaire des ressortissants dans une zone sûre avant de procéder à leur évacuation. En plus du volume, il faut également tenir compte du fait que bon nombre de ces ressortissants sont installés dans des régions très sensibles, dans lesquelles la situation sécuritaire est susceptible d évoluer très DOCTRINE N 16 10 JUIN 2009

fournie par l auteur rapidement, voire sans aucun signe avantcoureur. Cet état de fait doit conduire à envisager le déploiement de moyens blindés nécessaires à la protection des ressortissants au cours des différentes phases de l évacuation en situation incertaine ou hostile. Autre structure dont la pertinence a été mise en évidence, le centre de regroupement et d évacuation des ressortissants (CRER) répond aux attentes du MINAE et des forces armées à la condition que son déploiement soit coordonné avec le déclenchement des mesures décidées aussi bien par l état-major des armées que par le MINAE. Enfin, les propositions qui visent soit à déployer un PC de terrain pour cette structure modulaire dans le but de faciliter la coordination entre les différentes cellules impliquées dans le processus d évacuation, soit à clarifier l organisation du commandement sur le théâtre permettant une répartition des responsabilités simple et lisible entre l attaché de défense et le commandant de la force projetée et ses adjoints, s agissant du CRER, doivent être validées. La coordination interministérielle et la coopération multinationale Dans le cas des RESEVAC, ces deux domaines de la coordination et de la coopération, étaient déjà au cœur des préoccupations doctrinales puisque ce type d opérations associe, par nature, au moins deux ministères agissant dans des sphères complémentaires. Que peut-on faire pour améliorer encore cette coordination et mieux prendre en compte le fait multinational? Dans les prochaines années, il ne sera pas forcément plus facile que maintenant de détecter les prémices de déclenchement de la mise en danger de ressortissants, mais la rapidité de réaction demeurera un impératif. Aussi, s agit-il, dès le régime de veille stratégique, de mettre en place les structures et les procédures adéquates, d échanger les planifications d anticipation et les plans de sécurité, ainsi que d établir les contacts indispensables entre cellules chargées de la prise de décision et de la mise en œuvre des mesures. En matière de coordination, les relations MINAE-MINDEF doivent tenir compte d un contexte évolutif : - D une part, le ministère des Affaires étrangères et européennes doit se doter d une capacité de gestion des crises lui permettant de remplir pleinement son rôle de coordination de l action extérieure. Ceci devrait modifier la physionomie de ses rapports avec les armées. Cette coordination est déjà instaurée au niveau central entre le MINAE et le MINDEF, précisément entre les cellules chargées de mettre en œuvre les mesures décidées dans un cadre toujours interministériel, ainsi qu au niveau local entre l ambassade, les services consulaires et les forces projetées ; concrètement, une gestion conjointe de l évacuation par les organismes des deux ministères est recherchée et l adoption de mesures de précaution se traduit par la recherche de l envoi simultané du module EVAC INFO du centre de regroupement et d évacuation des ressortissants, sorte de harpon organisationnel et logistique, et des éléments d appui à la gestion de la crise dépêchés par le MINAE en renfort de l ambassade. Il s agit bien de faciliter la conduite de l opération sur le terrain en déchargeant le plus tôt possible soit l ambassade des modalités organisationnelles, soit la force militaire de la gestion technique des ressortissants. - D autre part, la décision du conseil des affaires générales de l Union européenne 2 de mettre en œuvre le concept d Etat pilote en matière consulaire en cas de crise confère à un Etat désigné comme pilote le rôle de protection des ressortissants de l UE et de coordination Doctrine de l action des Etats membres sur le terrain. Ceci ne fait qu officialiser ce qui se pratiquait déjà par accord tacite ou formel entre Etats concernés. La France a d ailleurs proposé à ses partenaires européens, le 1er février dernier, de jouer ce rôle au Tchad. Ainsi, en raison du nombre sans équivalent de postes diplomatiques qu arme notre pays en Afrique, il faut s attendre à ce que ce rôle lui revienne sur ce continent dans la plupart des cas. Il est évident que cette notion d Etat pilote génère un besoin accru en coordination au niveau diplomatique mais également entre les états-majors des forces armées impliquées. En raison de l urgence qui prévaut toujours dans ce type de crises, cette coordination doit être développée par anticipation, le plus en amont possible, et l action diplomatique doit être accompagnée par une concertation militaire entre les différentes armées concernées, en fonction des théâtres potentiels. Les opérations d information et la communication Il n y a pas d opérations conduites par les forces armées qui ne comportent désormais un volet relatif aux opérations d information. Corollaire d une coordination interministérielle accrue et d une gestion centralisée de la crise au niveau gouvernemental, la communication doit prendre en considération quelques développements complémentaires : communiquer vers qui et pour exprimer quoi? Tout d abord, une opération d évacuation de ressortissants est un signal politique fort qui peut affecter l équilibre précaire de l Etat hôte. Son déclenchement va directement interpeller les autorités locales bien sûr, mais aussi les éventuels entrepreneurs de violence potentiellement responsables de la dégradation de la situation sécuritaire, les populations autochtones, les ressortissants installés dans le pays et les medias locaux ou internationaux présents sur place. En second lieu, pour les ressortissants, l annonce et la présentation de l opération peuvent être lourdes de conséquences : entre une évacuation à la charge de l Etat et une incitation au départ volontaire à la charge des intéressés, les modalités de mise en œuvre auront forcément une influence sur leur décision. En JUIN 2009 11 DOCTRINE N 16

outre, il conviendra de formuler des recommandations de façon à convaincre même les plus réticents au départ tout en évitant un effet de panique. La conception de l opération militaire associée sera bien évidemment par nature différente dans les deux cas. Il s agit donc de trouver un juste équilibre entre d une part la nécessaire transparence, destinée à rassurer toutes les populations concernées, et d autre part la discrétion indispensable à la liberté de manœuvre du chef ainsi qu à la sécurité des troupes engagées et des ressortissants. Néanmoins, il s agira aussi de délivrer localement un message clair expliquant les buts limités de l opération de RESEVAC mais suffisamment fort pour dissuader les éventuels entrepreneurs de violence de s opposer à cette évacuation. A ces publics doivent être ajoutés les familles des ressortissants vivant en métropole, l opinion publique nationale et les médias nationaux qui ont besoin d une information ciblée et différenciée. Il s agit ainsi de préparer au mieux l arrivée et l accueil des ressortissants évacués. De la qualité de leur prise en charge dépendra aussi en partie la résolution de la crise. Enfin, troisième sphère intéressée par la gestion de l opération d évacuation : la communauté internationale autour de l ONU et des organisations internationales, l Union européenne et les pays des ressortissants à évacuer ainsi que leurs relais, les médias internationaux. Il est clair qu en raison de la charge émotionnelle créée par un départ précipité et par les images de violence ou de détresse qui pourraient déferler sur tous les écrans du monde, ces aspects de la communication opérationnelle doivent être pris en compte aux différents niveaux depuis le politique jusqu au tactique. En conséquence, même si le MAEE est ministère menant dans le domaine de la communication pour les RESEVAC, les forces armées ne peuvent faire l économie d une prise en compte au plus tôt de la communication opérationnelle. 1 Cf. article 20 du traité instituant la Communauté européenne; article 46 de la Charte des droits fondamentaux de l Union européenne: tout citoyen de l Union bénéficie sur le territoire d un pays tiers où l Etat-membre dont il est ressortissant n est pas représenté, de la protection des autorités diplomatiques et consulaires de tout Etat-membre, dans les même conditions que les nationaux de cet Etat. 2 2808 e session du Conseil AFFAIRES GENERALES, Luxembourg, les 17 et 18 juin 2007. 3 Voir à cet égard le rôle attribué à l OTAN; Cf. AJP- 3.4.2 0005: les missions diplomatiques sont responsables de la sécurité des ressortissants et de la préparation des plans d évacuation. Les structures de commandements de l OTAN peuvent conseiller et assister les missions diplomatiques dans la préparation et la mise en œuvre des plans d évacuation, mais elles ne sont responsables que du soutien militaire de l évacuation dans le cadre d une mission sous commandement OTAN. En France les rôles dévolus aux différents ministères réservent une place particulière aux forces armées3 dans la mesure où les théâtres qui pourraient nécessiter le déclenchement d opérations d évacuation de ressortissants, en raison des risques d une montée brusque et imprévisible aux extrêmes, exigent une très grande réactivité. Cette réactivité, caractéristique de l intervention militaire, bénéficie d un prépositionnement judicieux, qu il soit permanent ou circonstanciel, d une planification d anticipation très complète et d un régime d alerte des différentes composantes modulé et bien maîtrisé. Ainsi, les évolutions doctrinales envisagées ne relèvent que de l adaptation d idées fortes déjà éprouvées. En effet, le caractère soudain de ces opérations allié à l ampleur des RESEVAC actuelles tout autant que leur caractère multinational impose une coordination de plus en plus étroite avec le MAEE, un effort préalable de préparation de cette mission (planification prédécisionnelle et opérationnelle pour les militaires et préparation des plans de défense par les consulats) et une prise en compte plus globale de la dimension communication. Il restera à diffuser et bien faire connaître cette nouvelle publication interarmées au sein des armées et des organismes concernés. Ceci a déjà été commencé au ministère des Affaires étrangères et européennes qui demande à l EMA de venir lui exposer cette conception des RESEVAC au cours du stage des agents consulaires et au ministère de la Défense qui sensibilise les futurs attachés de défense durant leur stage de préparation. DOCTRINE N 16 12 JUIN 2009

La planification des opérations d évacuation de ressortissants Doctrine PAR LE COLONEL GUILLAUME DE MARISY (CPCO) Du 2 au 7 février 2008, les forces françaises ont permis, dans une ambiance très tendue, parfois sous le feu, l évacuation de quelque 1 700 ressortissants de plus de 70 nationalités, dont la vie se trouvait menacée par les âpres combats se déroulant dans la capitale tchadienne. Cette réussite repose sur un certain nombre de facteurs pouvant être rassemblés comme suit : des forces militaires entrainées, présentes sur le théâtre des opérations au moment du déclenchement des troubles, bénéficiant de l appui et du soutien immédiat des forces pré-positionnées (les forces françaises au Gabon) et d un renforcement rapide venant de métropole, appliquant des plans à jour, bâtis avec une coordination toujours plus étroite entre le MINAE et le ministère de la Défense. Sans vouloir atténuer le mérite des différents acteurs qui ont tous fait un travail formidable, nous pouvons donc remarquer que les conditions de cette RESEVAC étaient particulièrement favorables. Peu de pays sont aujourd hui capables de mener de telles opérations, notamment sur le continent africain. Certes, nos forces prépositionnées sont un élément déterminant dans cette capacité, mais la réussite de telles opérations dépend aussi de leur prise en compte au niveau interministériel et de leur degré de préparation. Aujourd hui, au CPCO comme au ministère des Affaires étrangères et européennes, la planification de ce genre d opérations est une des priorités. En outre, le degré poussé de préparation en facilite la conduite, tous les acteurs ayant pris part à la planification. La sécurité des ressortissants résidant à l étranger, une priorité sans cesse réaffirmée Dans nos sociétés modernes, la sécurité des ressortissants résidant à l étranger est une priorité sans cesse réaffirmée. Aussi, le Livre blanc 2008 ne peut-il faire l économie de la prise en compte d un scénario de type déstabilisation limitée d un pays, nécessitant l engagement de l Etat pour évacuer la communauté de ses ressortissants, par des moyens civils, cas le plus favorable, mais aussi parfois sous la protection de ses forces armées comme il l a fait de nombreuses fois au cours de ces vingt dernières années. JUIN 2009 13 DOCTRINE N 16

Une coordination approfondie entre les deux ministères Cette priorité est prise en compte par le CPCO comme par la direction des Français à l étranger/sous-direction de la sécurité des personnes. Chaque année, s appuyant sur les travaux du GAS 1, le CPCO retient les théâtres susceptibles d être secoués par des troubles tels que l Etat hôte ne puisse plus assurer la sécurité des ressortissants français. Le plan de charge est établi et s enclenche alors un processus de planification. Le premier travail consiste à mettre en cohérence le plan de sécurité de l ambassade et les exigences opérationnelles (choix et sécurisation des points de regroupement, îlotage...). Ce rôle est généralement confié à l attaché de Défense. Aujourd hui, pour faciliter ce lien, des missions conjointes 2 sont organisées sous la direction du ministère des Affaires étrangères et européennes. Le personnel de la Défense y apporte son expertise militaire. Toute intervention militaire, qui se ferait sans s appuyer sur un plan de sécurité solide et à jour, ferait peser sur les ressortissants et les forces engagées des risques accrus. Le second temps de la planification revient au seul CPCO aidé par les experts de la DRM et du commandement des forces spéciales. Il s agit d établir un plan RESEVAC. Celui-ci fixe les scénarios de dégradation, n excluant aucun domaine (risque sismique, sanitaire...), les modes d actions susceptibles d être employés et les mesures de précaution adéquates à mettre en œuvre dès le frémissement de la crise. Une fois validés, ces plans sont envoyés aux étatsmajors interarmées outre-mer qui les déclinent en plans opératifs, ceux-ci étant parfois déclinés jusqu au niveau tactique, quand la France dispose de forces militaires engagées sur le théâtre (RCA, Tchad...). Tous ces plans doivent être mis à jour régulièrement. Au CPCO, les délais sont volontairement courts, particulièrement pour le continent africain soumis régulièrement à des déstabilisations. Un toilettage est prévu tous les 3 ans et une mise à jour tous les 5 ans. Cette démarche est partagée au niveau des AE, les plans de sécurité étant régulièrement remis à jour par les ambassades. Ces échéances sont autant de moments privilégiés pour une coordination approfondie entre les deux ministères. Une dimension multinationale qui a du mal à émerger Si l approche interministérielle est bien ancrée dans les esprits, la dimension multinationale et notamment européenne a du mal à émerger. Certes, la réalité montre qu il n existe pas de RESEVAC purement nationale. En planification, au niveau français, les ressortissants de tous les pays européens et de certains de nos alliés traditionnels (USA, Canada, Liban...) sont pris en compte systématiquement. Mais comment aller au-delà? Les réticences sont fortes. Aucun Etat ne veut, par principe, déléguer à un autre la décision d évacuation de ses propres ressortissants. Quelques initiatives existent au niveau politique mais pour l instant sans la moindre avancée. Du côté militaire, la démarche se veut plus pragmatique et tournée vers l efficacité. Ainsi, un forum informel, appelé NEO Coordination Group 3 permet des échanges d idées et d expérience. Onze pays 4 en font partie et à l initiative de la France, l EUMS 5 y est maintenant représenté. Il se réunit tous les 6 mois. Les objectifs sont de faire le point sur des pays préoccupants, de partager les enseignements sur les récentes évacuations et d échanger sur les planifications en cours. Cette initiative a été à l origine de planifications conjointes, franco-belge sur la RDC et le Burundi, franco-espagnole sur la Guinée Equatoriale et d échanges avec les Britanniques sur le Kenya ou avec les Portugais sur la Guinée-Bissau. La coopération militaire dans le domaine de l évacuation des ressortissants est donc en marche. 1 Groupe d anticipation stratégique. 2 MIECS : Mission interministérielle d évaluation et de conseil sur la sécurité de la communauté française. 3 NEO/CG : Non-combattant Evacuation Operation/Coordination Group. 4 France, Allemagne, Autriche, Belgique, Canada, Espagne, Etats-Unis, Italie, Pays-Bas, Portugal et du Royaume-Uni. 5 EUMS: European Union Military Staff. photo fournie par l auteur En Afrique, la présence de nos forces prépositionnées, si elle confère une capacité de réaction inégalée, est aussi une exigence forte. Elle incite la plupart des pays européens à compter, sans le dire, sur l intervention des forces françaises au profit de leurs ressortissants. Les réorganisations à venir pourraient faire bouger les équilibres actuels et inciter la France à pousser une approche multinationale de la sécurité des ressortissants européens. Mais, cette dernière se heurtera vite au besoin de l Etat de préserver sa liberté d action que seule une décision nationale peut lui garantir. DOCTRINE N 16 14 JUIN 2009

Doctrine La conduite des opérations d évacuation de ressortissants PAR LE CAPITAINE DE VAISSEAU XAVIER GERARD (CPCO) photo fournie pa l auteur Du 2 au 7 février 2008, en étroite collaboration avec le ministère des Affaires étrangères et européennes, les armées françaises ont permis à 1 753 ressortissants dont un tiers de Français de quitter le territoire tchadien. De fait, il s agissait d un classique sur le théâtre africain. En effet, depuis 2002, les forces françaises ont participé à pas moins de six opérations 1 d aide au retour des ressortissants dont cinq en Afrique. Mais de quoi s agit-il? Une responsabilité de l Etat... Comme le rappelle la décision du conseil de l Union européenne du 17 juin 2007 : C est en premier lieu aux États membres qu il incombe d assurer la protection de leurs ressortissants. Conformément à ce principe du droit international, la sécurité des ressortissants à l étranger est d abord de la responsabilité de l Etat et incombe en France au ministère des Affaires étrangères et européennes. En effet, le caractère multinational d une opération ne dédouane pas l Etat de ses responsabilités. Ainsi, l évacuation des ressortissants est et restera toujours une décision politique prise au plus haut niveau, impliquant, dans sa mise en œuvre, l utilisation des moyens civils ou militaires. Assumée le plus souvent dans un cadre européen... L évacuation est bien de la responsabilité nationale, toutefois, l opération menée au Tchad a permis une application du concept européen d Etat pilote. Ce dernier a, en effet, été adopté par le Conseil de l Union le 18 juin 2007. Il officialise le principe de solidarité des Etats membres et l extension de la notion de bénéficiaires de plein droit à l ensemble des ressortissants de l UE. Il vise ainsi à améliorer la protection des ressortissants des Etats membres de l Union européenne en temps de crise dans les pays tiers, notamment lorsque certains Etats membres n ont pas de représentation dans le pays concerné. La mission de l Etat pilote consiste à coordonner les mesures de protection de l ensemble des ressortissants européens en temps de crise (information, regroupement, évacuation le cas échéant). Actuellement, les Etats membres expérimentent ce concept dans des pays où ne sont présentes au maximum que deux représentations diplomatiques de l UE. C était le cas au Tchad où seules la France et l Allemagne sont représentées. Conduite en interministériel... Ces opérations sont donc anticipées et planifiées, mais aussi conduites en interministériel. Outre sur le théâtre proprement dit 2, la coopération des deux ministères se concrétise au niveau stratégique par des réunions de crises des responsables (niveau S/C opérations de l EMA - directeurs du ministère des Affaires étrangères) JUIN 2009 15 DOCTRINE N 16

et une collaboration très étroite entre les cellules de crises 3. Le ministère de l Intérieur est également impliqué que ce soit pour l accueil des ressortissants lors de leur retour sur le territoire national ou pour la participation éventuelle de la sécurité civile. Avec des moyens militaires au cours d opérations interarmées... Lorsque le climat d insécurité locale ne permet plus d envisager une évacuation par des moyens civils, l autorité politique peut requérir l emploi des armées pour en assurer l exécution. Les opérations d évacuation appartiennent donc au domaine des opérations de sécurité dont la définition est codifiée par l IM 1000. Celle-ci précise : Opération de sécurité ayant pour objectif de protéger des ressortissants résidant à l étranger en les évacuant d une zone présentant une menace imminente et sérieuse risquant d affecter leur sécurité, lorsque l Etat dans lequel ils sont localisés, n est plus en mesure de la garantir. A ce sujet, le Livre blanc précise que les capacités d intervention des forces armées françaises 4 devront leur permettre de conduire ces opérations en autonome, y compris dans un environnement hostile. Dès lors que des moyens militaires français sont engagés, il s agit alors d une opération interarmées sous le commandement opérationnel du chef d état-major des armées. Dans les faits, on dénomme couramment ces opérations évacuations de ressortissants ou RESEVAC. Cette appellation couvre en fait un panel d opérations allant de l évacuation ordonnée, à l incitation au retour et à l aide au retour volontaire. Toutes les opérations menées par les armées, ces dernières années, ont été conduites dans le cadre de cette dernière option. L évacuation proprement dite peut entraîner des conséquences lourdes sur le plan politique, diplomatique mais aussi pour les intéressés. En effet, pour la plupart des ressortissants installés à l étranger depuis plusieurs années, être évacué revient à tout abandonner. Pour des bénéficiaires de plus en plus multinationaux Si les ressortissants de l Union européenne sont systématiquement pris en charge, ceux de pays non européens ou des membres d organisations internationales peuvent également être pris en compte 5, ce qui entraîne un accroissement important du nombre de bénéficiaires potentiels. Cette extension du périmètre de l opération met en exergue la problématique des binationaux européens dont l estimation en amont par les autorités consulaires reste difficile. Ainsi, le nombre de personnes évacuées est souvent multiplié par deux ou trois, voire plus, comme Pays et année Nb d évacués Dont Français pour l opération Providence 6, où le nombre de bénéficiaires est passé de quelques dizaines de personnes à plusieurs centaines. Par ailleurs, l assistance au retour volontaire qui laisse une certaine marge de liberté aux ressortissants introduit également un paramètre à prendre en compte dans la conduite de l opération. 1 2002- RCI, 2003 - MONROVIA, 2004 - ABIDJAN, 2006 - LIBAN, 2008 NDJAMENA. 2 Collaboration entre la chaîne consulaire désignant les bénéficiaires et responsable du regroupement des ressortissants et la chaîne militaire prenant en charge les ressortissants aux points de regroupement. 3 Le ministère des affaires étrangères vient de se doter du COVAC (centre opérationnel de veille et d appui à la gestion des crises) 4 Pages 200, 212, 213 225 227 capacités Terre, Air, Mer et forces spéciales. 5 La désignation des bénéficiaires de l opération n est pas de la responsabilité du ministère de la Défense. 6 Monrovia 2003. 7 Bouké- Korhogo et Ferkessedougou. 8 Page 156 - la reconfiguration des moyens prépositionnés. Nb de nationalités RCI 7 2002 2295 484 20 BANGUI - 2003 609 280 43 MONROVIA -2003 RCI 2004 Plus de 10 000 LIBAN 2006 TCHAD 2008 535 18 8 000 14 009 10 806 37 Remarques 45 rotations de Cougar depuis le TCD Orage. 5916 Français accueillis au 43 e BIMa 1 500 extractions 70 Dont plus de 2 000 par le TCD Siroco. 1753 577 79 19 rotations d ATT Grâce au dispositif des forces prépositionnées, les opérations d évacuation de demain se dérouleront dans des contextes différents et la dimension interministérielle sera vraisemblablement encore plus prégnante, sachons donc nous y préparer. Toutefois, comme par le passé, nous aurons à les conduire sous de fortes contraintes, dans l urgence et avec les seuls moyens immédiatement disponibles. Dans ce cadre, le dispositif des forces prépositionnées confère une extrême réactivité qui, dans la majeure partie des cas, a fourni les forces projetées dans les premières 24 heures. Comme le rappelle le Livre blanc 8 : les dispositifs prépositionnés confèrent des avantages opérationnels qui dépassent le seul champ de la fonction de prévention. Ils contribuent au soutien et à l aide logistique des interventions et aux actions de protection et d évacuation de ressortissants. DOCTRINE N 16 16 JUIN 2009

Doctrine RESEVAC La vision de la marine nationale PAR LE CAPITAINE DE VAISSEAU BERTRAND MOPIN DE L EMM1 Dans un monde d Etats souverains très différents au plan des ressources et du développement économique, les conflits et les tensions semblent s installer de façon durable. Les facteurs déclenchants des crises se multiplient du fait d une combinaison de paramètres aussi divers que les changements climatiques, l apparition de nouvelles idéologies, les animosités ethniques, les convoitises diverses, les revendications territoriales non résolues, le fanatisme religieux et la compétition pour les ressources. Le flot croissant de réfugiés et de personnes déplacées, provoquera des réponses des Etats se caractérisant par des scénarios centrés sur les populations et leurs problèmes. Quatre-vingt pour cent des populations des grandes agglomérations, des centres commerciaux et stratégiques de première grandeur sont déjà concentrés dans la frange littorale, près des ports en particulier. En 2030, soixante-cinq pour cent de la population mondiale vivra en zone urbaine susceptible d être atteinte par la mer. Dans ce contexte, les opérations d évacuation de ressortissants réalisables depuis la mer se multiplieront. Quels sont les apports particuliers d une opération RESEVAC conduite par voie maritime? Les opérations RESEVAC conduites par la marine sont en général de deux types : les opérations d opportunité, souvent de faible ampleur et qui peuvent être conduites par n importe quel bâtiment présent dans la zone de crise ; SIRPA Marine les opérations de plus grande ampleur qui nécessitent des capacités supérieures, interarmées et qui sont parfois complétées de navires civils. JUIN 2009 17 DOCTRINE N 16

Les spécificités de l action maritime dans les évacuations de ressortissants 2 Dans la conception d une évacuation de ressortissants, l action maritime est très souvent complémentaire des autres modes d action, en particulier compte tenu des spécificités suivantes : Liberté d action Le déploiement de troupes ou d aéronefs sur le théâtre d une zone de crise, avec des effectifs réduits la plupart du temps, s apparente bien souvent à un pari osé, avec des risques importants : le parachutage du 2 e REP sur Kolwezi, opération parfaitement réussie par ailleurs, en est un exemple. Une opération par voie maritime, lorsqu elle est possible, reste une opération à risques, mais permet de les minimiser en adaptant l empreinte à terre aux conditions rencontrées, par nature évolutives. Elle permet de compléter efficacement une évacuation par voie aérienne et de desserrer ainsi la pression sur ce mode d évacuation. Cette action maritime présente l avantage certain de libérer le décideur de contraintes multiples : la force navale jouit d une grande autonomie ; elle ne dépend pas de la terre et peut attendre au large selon la posture la plus à même de permettre au politique de négocier la crise ; elle lui permet aussi de basculer sans renfort lourd vers des opérations de sortie de crise avec soutien humanitaire et déploiement d ONG. Cette liberté d action découle directement de la capacité de sea basing des bâtiments : soutenir depuis la mer des opérations à terre, tant sur le plan tactique que dans le domaine du commandement, du renseignement, de la logistique en déployant un volume de force strictement adapté au besoin pour préserver la réversibilité souvent fondamentale dans ces opérations. Capacité à durer et polyvalence Les forces navales nécessitent davantage d anticipation que d autres composantes pour être déployées à temps dans ce type de crise mais sont davantage aptes à durer sur zone pour les raisons évoquées dans le paragraphe précédant. Les opérations d évacuation de ressortissants peuvent s inscrire dans un cadre permissif ou dans un cadre non permissif allant des opérations de haute intensité aux opérations spéciales, à l assistance humanitaire, aux opérations de reconstruction et de soutien des ONG. Avec les BPC 3, la France dispose d un outil réactif, polyvalent et modulable permettant au décideur de gérer l incertitude qui prévaut dans ces crises. A la fois capacité de commandement, d emport de matériel humanitaire et d embarquement de ressortissants ; il permet aussi de disposer d une capacité de raid héliporté particulièrement adaptée pour certaines opérations RESEVAC et enfin, c est une plateforme hospitalière incomparable. La polyvalence des bâtiments à vocation amphibie contribue de façon efficace au maintien d un dispositif interarmées de vigilance et d appréciation de situation autonome au plus près des zones de crises. Il est probable que ces atouts conduiront à un investissement plus important de la composante amphibie dans des tâches non strictement militaires exigeant une meilleure connaissance des zones sensibles et toujours davantage de réactivité, de souplesse d emploi et de polyvalence. Diplomatie coercitive Le prépositionnement de moyens militaires outre-mer, dans les DOM-COM comme dans les points d appui représente une garantie de sécurité certaine pour les ressortissants français à l étranger. Les BATRAL constituent ainsi un moyen important pour des opérations de moindre ampleur comme ils l ont démontré pour l évacuation des ressortissants d Haïti. Les bâtiments déployés dans une zone maritime sont tous entraînés à ce type d opérations de circonstances comme l a démontré l évacuation de 700 personnes conduite par un aviso en Sierra Leone ou par la frégate Jean de Vienne au Liban. La polyvalence des unités et des équipages permet sans difficulté la bascule d une mission à une autre. Demain, la réduction probable du format des forces permanentes prépositionnées outremer viendra sans doute renforcer le besoin de prépositionnements d anticipation occasionnels de forces navales. Il ne s agit pas bien sûr de déployer a priori et en permanence des capacités d intervention ; il s agit au contraire de cibler ces déploiements sur les zones et les créneaux de temps pouvant voir le développement d une crise menaçant nos ressortissants. Déployés au large d une côte donnée de façon ostensible, les bâtiments sont en effet un vecteur essentiel de la diplomatie navale dite coercitive. Ils adressent un signal fort vers les zones de crise et influent sur le développement de situations pouvant conduire à une opération d évacuation de ressortissants. Cela a été en particulier le cas par exemple en février 2007 avec le déploiement du Siroco qui a désamorcé la crise guinéenne. Le positionnement de bâtiments au large, en appui de la politique gouvernementale, est facilement exploitable au niveau stratégique ; il rassure les populations locales, permet de développer des contacts locaux avec les autorités diplomatiques, politiques et militaires locales et contribue au retardement des échéances ultimes. Un bâtiment de la marine est aussi une parcelle du territoire français, avec un statut particulier. Son poids politique est bien perçu par les pays en crise. Un déploiement préventif permettra toujours d entretenir sans contraintes diplomatiques d un Etat d accueil, un dispositif crédible de prévention, capable de mener des actions immédiates, tant dans le domaine de la défense, que celui de la diplomatie. Deux domaines essentiels dans les opérations de RESEVAC maritimes Enfin, les opérations de RESEVAC maritimes nécessitent de considérer deux domaines essentiels. Sortie de crise et niveau de commandement Bien que ces considérations soient en marge des opérations RESEVAC proprement dites, la gestion post-crise doit être anticipée lors de la conception d une telle opération. Or, les opérations RESEVAC d une certaine ampleur sont souvent suivies d opérations de sortie de crise. Faisant appel à des composantes des trois armées, le choix du niveau de commandement n est pas anodin. DOCTRINE N 16 18 JUIN 2009

La sensibilité diplomatique des opérations d évacuation de ressortissants avec une forte implication interministérielle et la présence de très nombreux acteurs peut imposer un fort niveau de coopération qui dépasse le strict niveau tactique. Un commandement de niveau opératif (COMANFOR) apparaît comme le mieux placé pour assurer cette coordination. Cela ne signifie pas pour autant qu il faille déployer un état-major surdimensionné - la phase RESEVAC de Baliste par exemple était conduite par un état-major opératif de 65 personnes, réduit à 40 en phase de sortie de crise- il convient surtout de réfléchir à un renforcement des liens de cet étatmajor avec les représentants des ministères et des ONG impliqués dans l action. Les BPC, plates-formes de commandement, sont à cet égard des outils particulièrement adaptés au contrôle opérationnel de ces opérations. Capacité d emport et cycle d évacuation L affichage de la capacité d emport est déterminant et engage les autorités militaires envers les autorités politiques. En première approche, une opération RESE- VAC par voie maritime permet de disposer d une capacité d emport théorique sans aucune mesure avec les autres modes d opération. Cependant, cela demande à être relativisé. L expérience montre qu il est difficile de s engager sur un quota fixe de personnes évacuées tant les données qui modifient la capacité d emport d un bâtiment ou d un navire sont nombreuses : la situation d urgence tout d abord - un dépassement des quotas théoriques se justifie si la vie des ressortissants est en danger à terre ; la météorologie et la durée des transits maritimes qui conditionnent le confort minimal admissible ; la capacité du pays de départ à générer le flux de ressortissants ; la capacité du pays de dépose à générer un flux de départ par voie aérienne et sa capacité d hébergement des ressortissants placés en attente. Enfin, il conviendra de raisonner en flux global, c est-à-dire de tenir compte de la durée d un aller-retour entre le port d évacuation et le port de dépose. Doctrine Dans bien des cas, les opérations d évacuations de ressortissants telles qu elles sont programmées demandent à être complétées par des opérations d évacuations de circonstance de personnes en situation d urgence. Une capacité héliportée, mise en œuvre depuis la mer, est alors nécessaire. 1 Etat-major de la marine. 2 Les titres intermédiaires ont été rajoutés par la rédaction. 3 Bâtiment de Protection et de Commandement. Les opérations RESEVAC doivent être envisagées en exploitant les complémentarités des différentes composantes. Le mode d action par voie maritime, présente des particularités originales. Une bonne anticipation permettra de répondre sans délai et dans de bonnes conditions aux éventuelles évacuations de ressortissants par la mer. SIRPA Marine JUIN 2009 19 DOCTRINE N 16

Le centre de regroupement et d évacuation des ressortissants PAR LE COLONEL PIERRE-YVES SANTENARD, CHEF DE LA DEP DES ELT 1 L orsque le pouvoir politique décide d évacuer d une région en crise les ressortissants, nationaux ou de pays alliés, les forces armées peuvent être requises pour en conduire l exécution. Il leur incombe de les regrouper dans une zone sécurisée et d initier leur évacuation secondaire. Le centre de regroupement et d évacuation des ressortissants, ou CRER, est la structure interarmées qui est déployée pour conduire cette phase de l opération. L alliés, est une opération qui, par le de ressortissants (RESEVAC), nationaux ou de pays L évacuation volume de personnes qu il s agit d évacuer, les distances sur lesquelles il faut les transporter et le climat d insécurité dans lequel elle se déroule généralement, nécessite une planification rigoureuse et une coordination interministérielle méticuleuse. Elle est régie, en termes de doctrine, par la publication interarmées (PIA) 03.351, intitulée directive traitant des opérations d évacuation de ressortissants, approuvée par le CEMA en 2004. Publiée dans la bibliothèque électronique de l armée de terre (BEAT), cette directive est en cours d actualisation par le centre interarmées de coordination de la doctrine et des études (CICDE). L opération requiert, pour être conduite, une structure projetable, si possible sur court préavis, et adaptable à toutes les situations, qu il s agisse de la zone dans laquelle elle sera déployée, du volume de ressortissants qu elle aura à traiter ou du niveau de menace auquel elle sera confrontée. Cette structure est le CRER, armé équipé et mis en œuvre par une brigade logistique, qui sera renforcée en fonction du type de déploiement requis. Elle a été mise en œuvre à plusieurs reprises au cours des dernières années, en Côte d Ivoire en 2004, au Liban et au Tchad en 2006 ou au Gabon et à nouveau au Tchad en 2008. En complément de la PIA 03.351, l armée de terre a développé le manuel de mise en œuvre du CRER. Ce document de doctrine précise la place et le rôle du centre au sein de l opération, ses missions, son fonctionnement et sa composition. Le rôle et la place du CRER dans le système RESEVAC Le CRER, point-clé d une RESEVAC constitue à la fois la dernière étape de l évacuation primaire et le point d initiation de l évacuation secondaire, avant le rapatriement des ressortissants, phase finale de l opération conduite par le ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE). Il constitue l ultime zone de transit placée sous la responsabilité des forces armées avant le transfert de responsabilité au MAEE. La structure de commandement Dans une opération RESEVAC, la responsabilité des forces armées s étend de la sortie des points de regroupement à la sortie du CRER. Dès le transfert de l autorité du CEMA au commandant de la force (COMANFOR), le centre est placé sous le contrôle opérationnel de ce dernier, qui peut, en déléguer le contrôle tactique à son adjoint soutien interarmées (ASIA). Le chef du CRER, officier supérieur généralement d un état-major de brigade logistique, est le conseiller du COMANFOR pour le déploiement et la mise en œuvre du centre. Il dispose de deux adjoints, un pour le site et un pour les opérations de synthèse informatique. Les missions du CRER Les missions du CRER couvrent quatre grands domaines. DOCTRINE N 16 20 JUIN 2009

Le centre constitue tout d abord une zone d accueil. Il permet d accueillir les réfugiés dans une zone sécurisée, de les informer sur la situation locale et régionale, sur les évènements en cours et à venir et sur les conditions de leur transfert. Il permet enfin de les enregistrer. Il est ensuite une zone de préparation pour l évacuation secondaire. Il constitue les groupes de personnes à évacuer et coordonne les opérations d embarquement en assurant, le cas échéant, le transport jusqu au point d embarquement. Il est également une zone de soutien, à la fois physique et psychologique. Les ressortissants peuvent y être nourris, hébergés, soignés et conseillés, dans des conditions de confort qui varient bien évidemment en fonction du type de CRER déployé. Il est, enfin, une zone de collecte d information. Outre le compte-rendu en temps réel du déroulement de l évacuation, le CRER peut renseigner le commandement sur la situation dans les zones évacuées grâce aux informations recueillies auprès des ressortissants. Il constitue également une zone de liaison interministérielle entre les autorités civiles et militaires. Les caractéristiques de mise en œuvre Le CRER est une structure modulaire qui permet au commandement de répondre de façon appropriée à toutes les situations : les différents types de CRER léger seront privilégiés pour faire face à l urgence et le CRER lourd permettra, quant à lui, de faire face aux afflux massifs de réfugiés ou à la pénurie de moyens de soutien dans la zone d évacuation. Le CRER est une structure modulaire, afin de répondre au mieux aux besoins qui sont spécifiques à chaque opération. Il est articulé autour d un noyau dur, le module EVAC INFO, cellule élémentaire de mise en œuvre permettant d enregistrer 500 ressortissants par jour. En fonction des conditions dans lesquelles se déroule l opération d évacuation, la structure peut gagner en puissance et en capacités par agrégation successive de modules supplémentaires, le module EVAC INFO constituant dans tous les cas l élément harpon. Les deux critères permettant de déterminer la structure à déployer sont les prestations requises au Doctrine profit des ressortissants, d une part, et la capacité des forces déployées ou prépositionnées à soutenir le CRER, d autre part. Il est déployé, chaque fois que possible, sur ou à proximité de la plate-forme d évacuation secondaire et dispose d une autonomie alimentaire de 10 jours pour son personnel. Tous les types de CRER intègrent une cellule recueil de l information, directement subordonnée au poste de commandement interarmées (PCIAT), dont le rôle est de recueillir auprès des ressortissants des renseignements d intérêt militaire susceptibles d intéresser le commandant de l opération. A partir du type ALPHA, ils intègrent également des gendarmes, officiers de police judicaire. Leur présence est indispensable tant pour enregistrer les plaintes des ressortissants que pour initier toute procédure judiciaire au profit ou à l encontre desdits ressortissants. Ils sont, de plus, seuls légalement habilités à fouiller les personnes qui se présentent à l entrée du CRER. Schéma des 4 modules JUIN 2009 21 DOCTRINE N 16

Le module EVAC INFO Le module EVAC INFO est par conception une structure légère dont la projection ne nécessite qu un seul avion de transport tactique (ATT). Son effectif se limite à 21 personnes, incluant une cellule IMMARSAT et une cellule recueil de l information, subordonnée au J2 du PCIAT. Son poids logistique total est inférieur à 5 tonnes et le fret est conditionné en palettes afin de limiter les contraintes d emport et de manutention induites par l emploi de conteneurs. Il est chargé d initialiser puis de conduire les opérations d enregistrement, avec le système informatique de gestion (SIG), à partir des listes consulaires, puis la mise à bord du moyen d évacuation, permettant ainsi à l équipe du MAEE déployée simultanément et par le même vecteur, de procéder à l évacuation secondaire. Il lui revient de préparer, le cas échéant, le déploiement des modules complémentaires qui viendront le renforcer. Ce CRER n a aucune capacité organique de soutien. Il dépend donc des forces locales pour tous ses besoins de vie courante, ainsi que pour subvenir aux besoins des ressortissants enregistrés et en attente d évacuation. Le CRER ALPHA Un renforcement capacitaire complète le module EVAC INFO pour constituer un CRER ALPHA qui représente le 2 e niveau de projection. Son effectif passe à 44 personnes, avec l apparition de nouvelles cellules dont une équipe prévôtale et une équipe médicale. Son poids logistique total reste inférieur à 9 tonnes, le fret étant, comme pour le module EVAC INFO, palettisé. Il est donc projetable à l aide d un seul ATT ou à bord d un bâtiment de la marine nationale. Il s agit, là encore, d une structure légère qui doit, dans la mesure du possible, être installée en infrastructure et dont le soutien et la sécurité doivent être assurés par une unité locale. Le doublement de sa capacité d enregistrement lui permet, si besoin est, de travailler jour et nuit. Il est également en mesure d enregistrer les déclarations des ressortissants (contentieux, exactions subies, plaintes...). Il peut, enfin, assurer à ceux-ci un soutien médical et psychologique léger. Deux CRER ALPHA sont systématiquement en alerte GUEPARD au sein d une brigade logistique, l un à 72 heures et l autre à 9 jours. Le CRER BRAVO Un second renforcement capacitaire transforme le CRER de type ALPHA en type BRA- VO. Son effectif est porté à 85 personnes avec, en particulier, la création de 2 nouveaux secteurs : les zones arrivée et viesoutien. Son poids logistique avoisine les 32 tonnes et le fret reste conditionné en palettes. Sa projection par voie aérienne requiert 2 ATT et il peut également embarquer à bord d un bâtiment de la marine nationale. Cette structure reste donc projetable sur court préavis et adaptée aux situations d urgence. Il doit, lui aussi, être installé en infrastructure et bénéficier des mêmes conditions de soutien et de sécurité que le CRER ALPHA. Sa capacité d enregistrement est à nouveau doublée. De plus, les cellules arrivée, enregistrement et départ sont, pour partie, renforcées par du personnel féminin, plus spécifiquement dédié au traitement et à l écoute des ressortissantes. Cette mixité représente un caractère obligatoire pour rassurer femmes et enfants et pour favoriser l enregistrement d exactions subies. Ce CRER est, théoriquement, en mesure d enregistrer jusqu à 2 000 personnes par tranche de 24 heures. En réalité, le rythme d enregistrement est directement lié aux capacités d accueil du centre et au rythme donné à l évacuation secondaire. Celleci est, quant à elle, tributaire du choix de la voie d évacuation retenue, du nombre et du type de vecteurs affectés à cette opération, des capacités de la plate-forme d évacuation et de la durée des rotations entre celle-ci et le lieu de destination finale. Si l opération est conduite par voie aérienne, une moyenne de 500 personnes par jour peut raisonnablement être maintenue. En mesure de nourrir 500 ressortissants pendant 7 jours, il assure un soutien santé léger permanent. Le CRER lourd Il représente le niveau de déploiement le plus élevé, soit parce que l afflux de ressortissants est massif, soit parce que le site retenu n offre aucune capacité d accueil. Il est alors déployé avec des matériels de campement et, dans ce cas, son installation nécessite un délai de 48 heures et requiert une zone stabilisée voire asphaltée d au moins 4 hectares. Sa projection est d une nature fondamentalement différente de celles des modules précédents. Son poids logistique global est de 163 tonnes et le fret est conteneurisé. S il doit emporter des modules 150, il requiert 23 conteneurs de 20 pieds. Il est, de plus, équipé de plusieurs véhicules lourds et légers, ainsi que de groupes électrogènes et, en cas de besoin, d une centrale électrique. Il peut, enfin, être renforcé par une antenne chirurgicale. Son déploiement ne peut être assuré que par navire porte-conteneur ou de type RORO 2 ce qui accroit évidemment les délais de projection. De plus, si le CRER n est pas déployé sur le port de débarquement, il doit disposer de camions porte-conteneurs et de chariots élévateurs lourds. L effectif total est de 200 personnes car la fonction soutien de la vie courante, au profit des ressortissants et du personnel du centre, augmente considérablement. Outre l alimentation déjà assurée par le CRER BRAVO, il est en mesure d héberger 500 ressortissants par jour dans des conditions raisonnables d hygiène et de leur apporter un soutien santé relativement conséquent. L organisation d un CRER Selon le module déployé, le CRER comprendra jusqu à 5 secteurs distincts, chacun d entre eux ayant en charge une des grandes missions qui incombent au centre. La circulation des ressortissants entre ces différents secteurs est bien évidemment réglementée, matérialisée et canalisée. Chaque fois que cela est nécessaire, des zones d attente sont aménagées entre ces secteurs afin de placer les ressortissants dans les meilleures conditions possibles. Le secteur commandement conduit l ensemble des opérations et renseigne le COMANFOR. Le secteur arrivée accueille, rassure et sécurise les ressortissants. Le secteur enregistrement identifie et enregistre les personnes en transit. Le secteur attente-départ régule et conduit les mouvements vers le lieu d évacuation secondaire. Les ressortissants y sont nourris et hébergés lorsque cela est nécessaire. Le secteur vie-soutien nourrit et héberge le personnel du CRER. DOCTRINE N 16 22 JUIN 2009

Doctrine Les moyens de soutien santé sont répartis en divers points du CRER afin d optimiser leur action. Le CRER devra, en outre, disposer à sa périphérie d une aire de poser pour hélicoptères et de zones de stationnement différenciées pour véhicules militaires et civils. 1 Direction des études et de la prospective des écoles du train et de la logistique. 2 RORO: roll on roll off. Navire permettant aux véhicules d embarquer et de débarquer en roulant. 121 è RT Garant de la capacité du pays à évacuer ses ressortissants si la situation l exige, le CRER est un remarquable outil militaire et humanitaire. Mais il est également un vecteur de communication et de politique étrangère. Il permet, enfin, aux forces armées de montrer concrètement leur capacité à assurer la sécurité des citoyens expatriés, où qu ils puissent se trouver. Le CRER peut et doit être considéré comme une démonstration manifeste de la capacité des forces armées à porter assistance aux citoyens français voire à les secourir partout dans le monde dès que la situation l exige. Mais il est également un extraordinaire outil politique, sur le plan national et international pour les forces armées comme pour le gouvernement. Il permet aux premières d être l interlocuteur privilégié du gouvernement, même si la responsabilité globale d une RESEVAC incombe au MAEE. Il leur confère aussi, dans le cas d une opération multinationale, la capacité indiscutable d en revendiquer et d en assurer la conduite. Il offre au second une double possibilité, vis-à-vis des expatriés et vis-à-vis de pays alliés. Parce qu il peut leur garantir qu ils seront évacués rapidement et sur court préavis en cas de besoin, le gouvernement peut encourager ses concitoyens à s expatrier, participant ainsi à développer la présence de la France dans le monde. Il peut aussi, pour la même raison, ne pas précipiter leur évacuation et attendre d être certain que celle-ci est indispensable pour la déclencher. Ce point participe de la préservation des intérêts nationaux dans la région concernée. Il lui offre, de surcroît, la possibilité d aider des pays alliés qui n auraient pas la capacité d évacuer ses propres ressortissants, confortant la dimension internationale de la France. JUIN 2009 23 DOCTRINE N 16

Protection et évacuation des ressortissants Quel cadre juridique? PAR LE LIEUTENANT-COLONEL JÉRÔME CARIO, CHEF DU BUREAU RECHERCHE ET CONSEILLER JURIDIQUE CDEF Devant la déliquescence d un certain nombre d Etats, incapables d assurer sur leur territoire leurs fonctions régaliennes, nous assistons à un renouveau des interventions armées au profit des ressortissants. De nombreux Etats occidentaux ont employé la force pour protéger leurs ressortissants sur un territoire étranger : intervention armée de la Belgique au Congo en 1960, des Etats-Unis en République dominicaine en 1965 et au Liban en 1976, d Israël à Entebbe en 1976 et de la France au Zaïre en 1978. Plus récemment, le 22 septembre 2002, un communiqué de presse du ministère de la Défense français indiquait que dans le cadre des mesures de précaution décidées par les autorités françaises pour assurer la sécurité des ressortissants français en Côte d Ivoire, l état-major des armées a renforcé le dispositif militaire stationné à Abidjan 1. Les bases juridiques 2 de ce type d intervention ne sont pas définies aussi clairement que le recours à la force. Pourtant toutes les forces armées des Etats européens se préparent à ce type d action, considérant ces opérations de leur propre responsabilité. De plus, que ce soit dans un cadre national ou multinational, les différentes opérations d évacuation menées ces dernières années ont même élargi la notion de ressortissants. Les bases juridiques Si les justifications juridiques avancées par un certain nombre d Etats se basent sur une interprétation extensive de l article 51 3 de la Charte des Nations unies, elles ne font pas l unanimité au sein de la communauté internationale 4. Cependant, de ces oppositions et débats, il semble que l on puisse élaborer une doctrine juridique d intervention au profit des ressortissants. Cette doctrine repose sur deux principes : - pour l Etat d accueil, la responsabilité à l égard des étrangers ; - pour l Etat intervenant, la compétence régalienne et personnelle. Le premier principe oblige l Etat d accueil à mettre en oeuvre tous les moyens nécessaires pour la protection des étrangers. DOCTRINE N 16 24 JUIN 2009

121 è RT Ces derniers doivent disposer d un standard minimum de garantie, destiné à protéger l étranger de l arbitraire de l Etat d accueil, en lui assurant la sécurité sur son sol. Ce principe de valeur coutumière peut être confirmé et précisé par des accords bilatéraux traitant des droits et obligations de catégories particulières d étrangers. L obligation juridique qui pèse sur l Etat d accueil n est pas respectée s il se livre lui-même par l intermédiaire de ses agents à des agissements qui portent atteinte aux droits des étrangers ou s il laisse s accomplir de tels agissements. Sa responsabilité peut donc être engagée par action ou par inaction. Les hypothèses dans lesquelles un Etat va délibérément s en prendre aux étrangers au risque de déclencher une riposte armée dans le cadre de la légitime défense sont rares. Le plus souvent cependant, c est parce qu il laisse se commettre des faits portant atteinte aux droits des étrangers que l intervention se verra légale et légitime. Il existe à cet égard toute une gamme de situations traduisant des comportements très différents de la part de l Etat d accueil : il peut être confronté à des actes qu il est incapable de maîtriser, à des actes qu il ne veut pas maîtriser ou à des actes qu il suscite et soutient 5. Le second principe est celui de la compétence régalienne et personnelle de l Etat. Un Etat va exercer un certain nombre de compétences à l égard d individus rattachés à lui par un lien juridique particulier, la nationalité, que ces personnes se trouvent ou non sur son territoire. Ce lien autorise le cas échéant la protection diplomatique dans le cas où un ressortissant national subit un dommage sur le territoire d un Etats tiers. Doctrine Cependant, la compétence d un Etat s arrête 6 en principe là où commence la compétence territoriale de l Etat d accueil, c est-à-dire sa souveraineté. Lorsque ce dernier manque à son obligation de sécurité au profit des étrangers, l Etat national est susceptible de l assurer au titre de sa compétence régalienne et personnelle. Cette compétence fonde juridiquement l intervention au profit des ressortissants. Une telle intervention qui constitue au regard de la Charte des Nations unies une atteinte à la souveraineté d un Etat est cependant soumise à un certain nombre de conditions strictes. Des obligations de mise en œuvre La doctrine et la pratique s accordent pour considérer que l intervention au profit des ressortissants est légitime si elle respecte trois conditions : - une menace imminente pour la sécurité des nationaux ; - une carence des autorités locales ; - la limitation de l intervention à son objet. Les menaces pesant sur les français en Côte d Ivoire étaient doubles 7. Elles résultaient du conflit ayant éclaté le 19 septembre 2002, lorsque des éléments armés ont mené simultanément des attaques à Abidjan, Bouaké... et qu un certain nombre de personnalités furent tuées dans la capitale. A cela s ajoutent en janvier 2003, à Abidjan, des violences antifrançaises accompagnées de pillages dans un contexte particulièrement menaçant pour la communauté française, forte de 15 000 personnes environ. Un mois après le déclenchement des hostilités le pays est coupé en deux : l administration ivoirienne n est pas en mesure de maintenir l Etat de droit dans le nord et la région ouest, particulièrement dangereuse. De plus, dans la zone contrôlée par les forces gouvernementales, l Etat fait face à des exactions qu il tolère ou qu il suscite. L Etat ivoirien n est plus en mesure d y assurer l ensemble de ses prérogatives, notamment la sécurité des ressortissants français. Aussi, l action pour la protection et l évacuation des ressortissants a été conduite JUIN 2009 25 DOCTRINE N 16

par les forces présentes en Côte d Ivoire et par des unités venant d autres pays africains. Les évacuations terminées, les forces françaises se sont retirées et regroupées sur Yamoussoukro. Les opérations se sont donc déroulées avec des moyens militaires dissuasifs et après notification de chacune des opérations au gouvernement ivoirien ainsi qu aux rebelles. Les forces françaises sont donc intervenues pour garantir la sécurité des ressortissants, devant la carence l Etat ivoirien et en limitant leur intervention à l évacuation. Un élargissement de la notion de ressortissants Aujourd hui, un citoyen d un Etat membre de l Union européenne peut bénéficier de la protection d un autre Etat membre au cas où son Etat n est pas représenté dans l Etat d accueil 8. Il est donc possible d affirmer que l intervention au profit des ressortissants est ouverte aux nationaux des autres Etats membres de l Union européenne. La pratique, comme le montre l exemple de l action conduite en Côte d Ivoire va d ailleurs dans ce sens. D emblée, le communiqué de presse du 22 septembre évoque, à côté des Français, les «ressortissants de la communauté internationale». L évacuation concerne donc au-delà des Français, des ressortissants des Etats membres de l Union européenne, des ressortissants des Etats-Unis, d un certain nombre de pays arabes et africains 9. Le lien de nationalité s estompe donc jusqu à disparaître comme justification de l intervention. 1 www.defense.gouv.fr/ema. 2 Bien que l on retrouve une première justification de ces interventions dans l arrêt rendu dans les Affaires des biens britanniques au Maroc espagnol (Maroc contre Espagne), SA du 1 er mai 1925 : «... Il est incontestable qu à un certain point l intérêt d un État de pouvoir protéger ses ressortissants et leurs biens, doit primer le respect de la souveraineté territoriale, et cela même en l absence d obligations conventionnelles. Ce droit d intervention a été revendiqué par tous les États : ses limites seules peuvent être discutées. En le niant, on arriverait à des conséquences inadmissibles : on désarmerait le droit international vis-à-vis d injustices équivalant à la négation de la personnalité humaine ; car c est à cela que revient tout déni de justice.» RSA vol. II, p.641. 3 Charte ONU. Article 51 : «Aucune disposition de la charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense...» 4 J.P. COT et A. PELLET. La Charte des Nations unies. Commentaire article par article. La légitime défense et protection des ressortissants à l étranger. Economica 199.1 pp. 785-786. 5 Les «forces patriotiques» en Côte d Ivoire, ont été à l origine de nombreuses actions conduites contre les ressortissants français. 6 La Charte des Nations unies est fondée sur la souveraineté des Etats et impose aux Etats de régler leurs différends de façon pacifique. Art.2 3. 7 Sur quelques enseignements de l «Opération Licorne» Louis Balmond. Are`s N 53 Volume XXI - Fascicule 1. Juillet 2004. 8 Article 20. Traité instituant la communauté européenne. 2004. «Tout citoyen de l Union bénéficie, sur le territoire d un pays tiers où l État membre dont il est ressortissant n est pas représenté, de la protection de la part des autorités diplomatiques et consulaires de tout État membre, dans les mêmes conditions que les nationaux de cet État. Les États membres établissent entre eux les règles nécessaires et engagent les négociations internationales requises en vue d assurer cette protection.» 9 Ce fut le cas pour l évacuation de Korhogo et de Ferkessédougou menée sous commandement français avec une participation américaine, les unités américaines relevant ensuite les forces françaises dans la sécurisation de l aéroport. www.defense.gouv.fr/ema/forces/operations/afrique/ cote/ivoire/301102.htm. 10 La cour internationale de justice dans l arrêt du 26 juin 1986 déclarait dans l affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua : «Si les USA peuvent certes porter leur appréciation sur la situation des droits de l homme au Nicaragua, l emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée pour vérifier et assurer le respect de ces droits.» ( 268). L intervention L armée pour la protection et l évacuation des ressortissants ne connaît pour limites de sa présence sur un territoire étranger que le libre choix des personnes à vouloir être évacuées et la capacité des forces à assurer l évacuation. Cependant il serait très facile de sortir de la légalité invoquée pour la protection et l évacuation des ressortissants et violer les règles du droit international. En effet, un Etat qui interviesndrait avec ses forces armées sur le territoire d un autre Etat pour soustraire à un conflit des personnes civiles ressortissantes de l Etat en guerre aussi bien que ses ressortissants dont les droits fondamentaux seraient violés, violerait à son tour les règles du droit international 10. Une telle justification est avancée aujourd hui par les promoteurs du «droit d ingérence». DOCTRINE N 16 26 JUIN 2009

Principaux sigles et acronymes concernant les opérations d évacuation de ressortissants Abreviations Main Acronyms about Non-Combattant Evacuation Operation Elément Combat Aérien ACE Air Combat Element ALAT Aviation légère de l armée de terre AA Army Aviation ANT Armée nationale du Tchad Chad National Armed Forces Officier Air AO Air Officer ASIA Adjoint soutien interarmées Deputy for Joint Logistics ATT Avion de transport tactique Utility Transport Tactical Aircraft BEA Bibliothèque électronique de l armée de terre Army E-Library BIMa Bataillon d infanterie de marine Marine Infantry Battalion Groupe de débarquement du bataillon BLT Battalion Landing Team BOA Base opérationnelle avancée FOB Forward Operational Base BPC Bâtiment de projection et commandement Command Assault Ship BSVIA Base de soutien à vocation interarmées Joint Support Base CDC Centre de crise Crisis Management Center Commandant du groupe de destroyers CDS Commander Destroyer Squadron Elément de commandement CE Command Element CEMA Chef d état-major des armées Armed Forces Chief of Staff CENTREVAC Centre d évacuation Evacuation Center Commandement Centre américain CENTCOM Central Command CFLT Commandement de la force logistique terrestre Land Logistics Force Command CICDE Centre interarmées de concepts, de doctrines et d expérimentations Joint Center for Concepts, doctrines and experimentations CID Collège interarmées de défense Joint Defense College COGIC Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises Interagency operational center for crisis management JUIN 2009 27 DOCTRINE N 16

COMANFOR Commandant de la force FC Force Commander CPCO Centre de planification et de conduite des opérations Joint Operations Planning and Command and Control Center CRER Centre de regroupement et d évacuation des ressortissants Elément de soutien CSSE Combat Service Support Element Groupement interallié 59 CFT 59 Combined Task Force 59 DL Détachement de liaison Liaison Element DOM-COM Département d outre-mer - Collectivité d outre-mer French Overseas territorial communities DRM Direction du renseignement militaire MIA Military Intelligence Agency EFT Eléments français au Tchad French Forces in Chad ELC 500 Eléments lourd de cuisson pour cinq cents personnes Main Field Cooking Module EMA Etat-major des armées Armed Forces Joint Staff EMO-T Etat-major opérationnel terre Land Force Operational HQ Force expéditionnaire ESG Expeditionary Strike Group ESSC Equipe de soutien en situation de crise Crisis Support Unit EMUE Etat-major de l Union européenne EUMS European Union Military Staff EVACINFO Système informatique d enregistrement des ressortissants Digitized system for NEO registering operation FANCI Forces armées nationales de Côte d ivoire Ivory Coast Armed forces Elément avancé de commandement FCE Forward Command Element FINUL Force intérimaire des Nations unies au Liban UNIFIL United Nations Interim Force in Lebanon FUC Front uni pour le changement United Front for Change GAS Groupe d anticipation stratégique Strategic Anticipation Working Group DOCTRINE N 16 28 JUIN 2009

Abreviations GRI GTAM GTIA HM Groupement de recueil de l information Groupement terre aéromobile Groupement tactique interarmes Hélicoptères de manœuvre Information Collection Group Airmobile Battle Group Combined Arms Battalion Task Force Utility Helicopters (Medium) Navire à grande vitesse HSV High Speed Vessel Equipe de réaction aux incidents IST Incident Support Team LURD Libériens unis pour la réconciliation et la démocratie LURD Liberian United for Reconciliation and Democracy MAEE Ministère des Affaires étrangères et européennes Ministry of Foreign and European Affairs Centre de RETEX des Marines américains MCCLL Marine Corps Center for Lessons Learned MCP Mise en condition avant projection Pre-Deployment Training and Preparation MINDEF Ministère de la Défense MOD Ministry of Defense Unité expéditionnaire amphibie MEU Marine expeditionary unit Unité de soutien des Marines 24 MSSG 24 Marine service support group 24 Hélicoptère de transport moyen MTH Medium transport helicopter Groupe de coordination RESEVAC NEO/CG Non-combattant evacuation operation/coordination group Réseau Internet non protégé NIPRNET Non secret internet protocol router network ONG Organisation non gouvernementale NGO Non-Governmental Organization ONUCI Opération des Nations unies en Côte d Ivoire UNOCI United Nations Operation in Côte d Ivoire ONU Organisation des Nations unies UNO United Nations Organization OPEX Opération extérieure Overseas operations OTAN Organisation du traité de l Atlantique Nord NATO North Atlantic Treaty Organization PCIAT Poste de commandement interarmées de théâtre Theater Joint HQ PE Point d évacuation Evacuation Point JUIN 2009 29 DOCTRINE N 16

PIA Publication interarmées JP Joint Publication Bureau Information PIO Public Information Office Equipage (en particulier sur des équipements offshore) POB Personnel on Board PR Point de regroupement CP Collection Point RCA République centrafricaine CAR Central African Republic RDC République démocratique du Congo DRC Democratic Republic of the Congo RESEVAC Evacuation de ressortissants NEO Non-Combatant Evacuation Operation Navire roulier RORO Roll on-roll off SAMU Service d aide médical d urgence Emergency Medic Unit SIG Système informatique de gestion Computerized management system Réseau Internet protégé SIPRNET Secret internet protocol router network TCD Transport de chalands de débarquement LSD Landing Ship Dock UE Union européenne EU European Union UL Unité logistique Logistical Unit ZDC Zone de confiance Confidence Area ZTP Zone temporaire de protection Temporary Protection Zone DOCTRINE N 16 30 JUIN 2009

Bibliographie Documents de référence concernant les opérations d évacuation de ressortissants Instruction 6 000 - Evacuation des ressortissants français à l étranger approuvé en 2000 sous le n 632/DEF/EMA/EMP.3/NP et sous le n 00118/DEF/EMA/EMP.3/NP du 29/06/2000. Directive interarmées sur la prévention des crises et la diplomatie de défense (INS 11 00) approuvée sous les références n 001100/DEF/EMA/EMP.1/NP du 03 juillet 2002 (PIA 00 204). PIA 03.351 - Directive traitant des opérations d évacuation de ressortissants sous le n 975/DEF/EMA/EMP1./DR du 21 septembre 2008. Rapport de mission BALISTE «1» (16 juillet-09 octobre 2006) : - Référence sous du PIA 07-202 N 055/DEF/EMA/EMP.3/NP du 14/01/2005. - Instruction DISAC D030 (C). Manuel de mise en œuvre du centre de regroupement et d évacuation des ressortissants approuvé le 03 juillet 2007 sous le n 277/ELT/DEP/DOC/MVT-RAV. Publications ou articles traitant des opérations d évacuation de ressortissants français ou étrangers L évacuation des ressortissants Tribune du CID N 14 du CES Hubert GOUPIL. LIBERIA : Les soldats français évacuent les étrangers de Monrovia enseignements tirés du Figaro du 11/06/03. TCHAD : les ressortissants français évacués sont soulagés. Sources : La Tribune du 03/02/08. RCI : Licorne 1 er RIMa. Sources : Extrait Action terrestre, ADC Chesneau, Sirpa Terre. Opération RESEVAC en RCI 2004. Source doctrine N 08 mars 2006, par le CNE Vincent FABRE du CDEF/DREX/B.ENS. Iris CHANG, Le viol de Mankin.1937. Un des plus grands massacres du XXe siècle. Paris, Payot 2007. Pierre SERGENT, La légion saute sur Kolwezi. Paris Presses de la Cité, 1978. Ronald COLE, Operation Urgent Fury-Grenada, Washington DC Joint History office JCS, 1997. Collectif, War in peace. An analysis of warfare from 1945 to the present day, Washington DC Orbis, 1985. JUIN 2009 31 DOCTRINE N 16

La guerre au 21 e siècle Entretien avec le général (2S) Philippe Voute, traducteur de l ouvrage de Colin S. Gray, Another Bloody Century paru aux éditions Economica sous le titre : La guerre au 21 e siècle Mon général, pourquoi vous être intéressé à cet ouvrage? Lors de mon séjour aux Etats-Unis à la fin des années 1990, j ai participé à des séminaires cherchant à établir les menaces auxquelles l armée de terre américaine pourrait être confrontée à l horizon 2025-2030, et donc à définir des organisations, des missions et des doctrines possibles (c était le programme Army After Next). Mon passage en deuxième section des officiers généraux n a pas subitement effacé mon intérêt pour la guerre dans le futur ou le futur de la guerre. En outre, ma passion pour la culture historique - sur laquelle nos armées semblent faire l impasse depuis presque deux décennies - ne pouvait que me rendre sympathique un auteur qui estime que l Histoire est notre meilleur guide vers le futur, voire même le seul. Peut-être, connaissiez-vous déjà le professeur Colin S. Gray? Non, en dépit de ses liens avec le Strategic Studies Institute de Carlisle (Pennsylvanie) auquel il continue à collaborer, je ne me souviens pas de l avoir jamais rencontré. En tout cas, sa double culture européenne et américaine ainsi que sa grande expérience professionnelle, dans les instances stratégiques décisionnelles comme dans les centres universitaires de recherche, me semblaient constituer des atouts certains pour que ce sujet prospectif soit traité avec compétence et sérieux. C est ce que l auteur a fait... et de main de maître. Mais, on ne peut pas prédire l avenir stratégique avec certitude! Non, d ailleurs Colin S. Gray met en garde contre le manque d humilité de certains et contre les prophéties à la mode. Il cite ainsi une série de prévisions passées qui constituent autant de morceaux d humour involontaire. Mais, ce qu il affirme c est que l Histoire nous fournit des constantes, des tendances dans l évolution des domaines qui nous intéressent, ainsi que des exemples de rupture ; que vous nommiez ces ruptures «révolutions dans les affaires militaires, ou les affaires stratégiques, ou les affaires de sécurité, etc.»! A nous d envisager et de rechercher ce qui demeurera constant, ce qui évoluera, enfin ce qui se situera en rupture totale avec le passé... sans oublier que la surprise et l imprévisible ne sont pas seulement probables mais inévitables. Pouvez-vous nous donner un exemple de ces constantes? Oui, c est le fait que la guerre constitue une donnée permanente de la condition humaine ; ainsi les raisons de faire la guerre se réduisent-elles toujours à la triade de Thucydide : «l honneur, la peur et l intérêt». Permettez-moi aussi d insister sur l approche tout à fait clausewitzienne de l auteur qui fait la différence entre la nature immuable de la guerre - un acte de violence organisé à des fins politiques - et son caractère variable en fonction du contexte géographique, culturel, social ou technique du moment. A ce propos, n est-ce pas le développement technique qui constituera le facteur essentiel et transformera le futur de la guerre? Vous me rappelez une excellente bande dessinée des années 1970 sur le développement de l armement, depuis la massue jusqu aux armes nucléaires, dont toutes les pages se terminaient immuablement par la formule «avec une arme pareille, la guerre devient impossible»! Plus sérieu- DOCTRINE N 16 32 JUIN 2009

Les officiers publient sement, Colin S. Gray prend en compte les évolutions techniques, mais il prévient qu elles ne sauraient avoir plus d importance que des facteurs permanents comme le danger, le hasard, la friction, la fatigue, la peur ou l incertitude. Ce qui est plus sérieux, c est qu il voit l élargissement inéluctable de la guerre aux nouvelles dimensions géographiques que sont l espace et le cyberespace... et qu il n oublie pas de traiter longuement des armes de destruction massive qui sont à la disposition des belligérants et ont fait leurs preuves! Et le terrorisme dans tout cela? Certes, Colin S. Gray est un des rares auteurs à envisager la résurgence de la grande guerre régulière inter-étatique. Mais, rassurez-vous, le terrorisme est traité dans le cadre de la guerre irrégulière dont il ne constitue, rappelons-le, qu un mode d action. Les Etats-Unis sont lancés dans la guerre mondiale contre le terrorisme - la GWOT (Global War On Terrorism) comme elle est appelée ; mais, ce phénomène - auquel est lié l expansion des missions des forces spéciales - va-t-il constituer la marque du XXI e siècle? L auteur en doute. Votre focalisation, et celle de l auteur, sur les Etats-Unis ne risque-t-elle pas de passer sous silence des évolutions ou des révolutions dans d autres parties du monde? Certes, je ne connais ni le russe ni le chinois et ce livre est très centré sur l Amérique du Nord. Mais, l auteur s en explique : les Etats-Unis sont encore (pour combien de temps?) l hyper-puissance qui possède la volonté, les idées et les moyens d agir stratégiquement sur l ensemble du globe. Leurs réalisations et leurs visions méritent qu on s y intéresse ; ce n est pourtant pas oublier les idées chinoises et russes (ou françaises) et l auteur ne s en prive pas, comme la bibliographie et les citations de l ouvrage le prouvent. En contrepartie, Colin S. Gray met en garde contre la capacité américaine à créer des concepts - «la guerre de quatrième génération», les «opérations fondées sur les effets», etc. - et des acronymes qui ne font que camoufler des idées anciennes et troubler la vision du phénomène guerrier. Traitant de la guerre, l auteur a-t-il une opinion sur la paix? Bien sûr, et c est même le thème de la dernière partie de l ouvrage intitulée «Dompter la bête». On ne fait pas la guerre pour la guerre, mais en vue d obtenir une paix juste... ou avantageuse qui, elle-même, risque d être le point de départ d un futur conflit. Sans se bercer d illusions et en faisant preuve d un solide réalisme, Colin S. Gray démontre que la guerre possède certaines limites naturelles... mais estime que, comme l affirme Platon : «Seuls les morts ont vu la fin de la guerre»! Vous semblez très enthousiasmé par le contenu de ce livre! Partagezvous toutes les vues de l auteur? Bien sûr que non! Ce livre n est pas la «Bible et les Prophètes»! D ailleurs, par endroits, il pourra faire grincer les dents à nos compatriotes qui risquent d y trouver la vision des néo-conservateurs américains très critiques vis-à-vis de l attitude française face à la guerre en Irak. Mais, au-delà de ces détails - qui nous permettent de nous remettre en cause et de constater que chacun dans ce monde ne partage pas notre vision «gauloise» - il faut reconnaître que cet ouvrage fera date pour tous les passionnés des questions de défense. Merci, mon général, pour votre patience. Peut-être un dernier commentaire? En fait, j ai à formuler un regret et un espoir. Le regret, c est de ne pas avoir «foncé» dès la parution de ce livre au Royaume-Uni en 2005 afin de faire connaître la richesse de son contenu et permettre à l ensemble de la communauté de la défense française d intégrer ces données avant de se lancer dans le Livre blanc. Mon espoir, c est qu au travers de cette traduction - et en dépit de ses faiblesses - mes jeunes camarades officiers prennent conscience des risques et enjeux auxquels ils risquent fort d être confrontés dans les années à venir, qu ils se servent de ce livre comme d une source féconde de réflexions et qu ils puissent, le moment venu, y trouver des éléments de solution à leurs problèmes. JUIN 2009 33 DOCTRINE N 16

Les opérations d évacuation de ressortissants du Liban par la 24 th MEU (du 15 juillet au 20 août 2006) PAR LE COLONEL PHILIPPE SUSNJARA* (CID) Le 12 juillet 2006 marque, avec l attaque du Hezbollah contre un poste frontière israélien et la riposte israélienne contre le Liban, le début de la guerre israélo-hezbollah. Face à la montée de la menace et faisant suite à la demande du Department of State du 14 juillet 2006, CENTCOM (Central Command), le grand commandement régional américain responsable de la zone, a déclenché une opération d évacuation des ressortissants (Non-combattant Evacuation Operation ou NEO) présents au Liban. Pour cette mission, CENTCOM a désigné logiquement la 24 th MEU (Marine Expeditionary Unit) 1 qui constituait à ce moment son élément de réaction rapide. Participant à l exercice Infinite Moonlight en Jordanie, la 24 th MEU a mis en place dès le 15 juillet, un élément précurseur d une centaine d hommes sur l île de Chypre 2. Le dimanche 16 juillet 2006, trois hélicoptères CH-53 du Marine Corps ont évacué 25 ressortissants américains de Beyrouth vers Chypre après avoir mis en place un détachement de 80 hommes pour renforcer la sécurité de l ambassade. Le 20 juillet, les premiers bâtiments américains ont débuté les évacuations depuis les côtes du Liban et le 21 juillet, l ensemble des moyens de l ESG Iwo Jima était arrivé dans la zone d opération. Au bilan en 33 jours d opération, la Combined Task Force 59 (CTF 59), mise en place par les forces américaines, a conduit avec succès l évacuation de 14 776 citoyens américains et 499 ressortissants de pays tiers entre le 15 juillet et le 20 août 2006. * Le colonel SUSNJARA était Officier de liaison auprès du corps des Marines américains de 2005 à 2008. RESEVAC : un rappel succinct sur le concept américain En cas de crise, les opérations d évacuation de ressortissants ou Non Combattant Evacuation Operation (NEO) sont confiées au grand commandement interarmées régional responsable de la zone consi dérée. Dans ce cadre, les MEU (Marine Expeditionary Unit) sont une pièce maîtresse dans le dispositif militaire américain. En effet, force aéroterrestre embarquée, la MEU constitue une force de réaction rapide capable de remplir un grand éventail de missions, dont l une des principales est l évacuation de ressortissants 3. La MEU est organisée classiquement en quatre éléments ; un élément de commandement (Command Element ou CE), un élément de combat terrestre (Ground Combat Element ou GCE), un élément de combat aérien (Air Combat Element ou ACE) et enfin un élément de soutien logistique (Combat Service Support Element ou CSSE 4 ). 34 DOCTRINE N 16 JUIN 2009

Étranger Structure d une Marine Expeditionary Unit ou MEU Elément de commandement Command Element Elément de combat terrestre Elément de combat aérien Elément de soutien logistique Ground Combat Element Aviation Combat Element Combat Service Support Element Lors des opérations d évacuation de ressortissants, le CSSE est responsable de l organisation et de la mise sur pied de l Evacuation Control Center (ECC) 5. Dans son organisation, le commandant du MSSG ou CSSE dispose de deux équipes pouvant armer chacune un ECC de 36 personnes 6. La Combined Task Force 59 Conformément à la doctrine des forces armées des Etats-Unis, l évacuation des ressortissants américains du Liban a été confiée à CENTCOM (Central Command). Pour cette mission, CENTCOM a désigné logiquement la 24 th MEU (Marine Expeditionary Unit) qui constituait à ce moment son élément de réaction rapide. CENTCOM a désigné le commandant de la composante navale (NAVCENT) comme responsable des opérations. Celui-ci a ensuite désigné le commandant de l Expeditionary Strike Group (ESG) présent dans la zone comme commandant de l opération d évacuation de ressortissants. Selon la terminologie propre à l US Navy, cet ESG, sous les ordres du général de brigade du Marine Corps Carl Jensen, était connu sous le nom de Combined Task Force 59 ou CTF 59. Bien que la CTF 59 n ait pas eu le statut de force opérationnelle interarmées (Joint Task Force), une zone d opérations interarmées ou Joint Operating Area (JOA) a été définie incluant Chypre, le Liban et la zone maritime comprise entre les deux pays. Ce découpage a permis de délimiter la zone d action de la force par rapport à la zone d action traditionnelle de la 6 e flotte américaine en Méditerranée. La CTF 59 a été constituée autour du noyau dur composé de l ESG Iwo Jima. Elle disposait du commandement opérationnel (OPCON) sur la 24 th MEU ainsi que sur les navires amphibies de l ESG ou Amphibious Squadron 4 (PHIBRON-4). Dans ce cadre, NAVCENT a établi une relation supported/supporting ou «menant/concourant» entre la 24 th MEU et le PHIBRON-4. Afin de remplir au mieux sa mission d évacuation et de transport, la CTF 59 a été renforcée par un bâtiment de transport de chalands de la 6 e Flotte, l USS Trenton (LPD14), par le navire à grande vitesse ou High Speed Vessel (HSV) Swift ainsi que par des navires civils affrétés. Ces navires ont été mis sous commandement tactique du PHIBRON-4. Le commandant de la CTF 59 disposait également du commandement tactique (TACOM) sur les bâtiments de combat de l ESG. Ces bâtiments ont été regroupés sous le commandement du CDS 60 (Commander Destroyer Squadron) auxquels ont été adjoints l USS Barry (DDG 52) de la 6 e Flotte. Un autre bâtiment de la 6 e Flotte, l USS Gonzalez (DDG 66) est resté sous TACON de la CTF 59. La force a également reçu le renfort d un détachement du 352 e groupe des opérations spéciales de l US Air Force (352 SOG). Ce détachement a été placé sous TACOM de la 24 th MEU par le commandant de la force afin de disposer de l ensemble des moyens aériens disponibles sous un commandement unique. Cette décision a permis à l Air Officer (AO) de la MEU d élaborer des plans d emploi des moyens aériens cohérents et surtout d éviter des pertes de temps inutiles. Enfin un détachement de soutien psychologique (Incident Support Team ou IST), formé à partir d une unité PSYOPS de l Army, a été placé sous OPCON de la force. La majeure partie des opérations a été planifiée et conduite par la MEU après validation finale de CENTCOM. Dans ce contexte, la présence de deux échelons intermédiaires (CTF 59 et NAVCENT) a pu apparaître comme générateur de friction. Pourtant, le rôle de la Task Force s est avéré essentiel pour la MEU. L état-major d une telle Task Force, particulièrement réduit (environ 20 personnes), ne dispose pas des moyens pour planifier et conduire des opérations. En revanche, il agit comme un filtre protecteur pour la MEU contre les demandes et interventions diverses des échelons supérieurs ou des autres ministères. Déroulement et organisation des opérations L état-major de la 24 th MEU en exercice en Jordanie a commencé à planifier une opération d évacuation de ressortissants du Liban avant même d en recevoir l ordre de CENTCOM (Executive Order en date du 15 juillet). Cette planification a permis à la MEU d anticiper et de réagir dans des délais particulièrement courts. Ainsi dès le JUIN 2009 35 DOCTRINE N 16

13 juillet, l USS Nashville avec à son bord l état-major du groupement de soutien (MSSG 24), responsable en cas d évacuation, partait pour rejoindre la Méditerranée orientale. Dans le même temps était planifié le plan de réembarquement puis de transfert de la MEU dans la même zone. Le commandant de la CTF 59 a articulé la force en 3 échelons : un élément avancé au Liban composé d un état-major tactique (type Harpon), de l Evacuation Control Center ainsi que d un détachement de protection ; un élément d appui/soutien en mer composé essentiellement de la 24 th MEU embarquée à bord des bâtiments amphibies du PHIBRON-4 ; un élément arrière stationné à Chypre et comprenant le PC de la force ainsi que des moyens de soutien. L élément avancé Comme nous l avons vu, cet élément a été mis en place par voie aérienne dès le 16 juillet. Il était composé d un état-major tactique à 9 personnes, d une section de protection à 40 et d un centre de regroupement et d évacuation à 36. Ce détachement a été mis en place à l ambassade des Etats- Unis à Beyrouth. Ses deux missions étaient principalement : - renforcer la sécurité de la représentation diplomatique américaine à Beyrouth ; - assurer l évacuation des ressortissants américains et des citoyens des pays tiers vers Chypre. L état-major tactique ou Forward Command Element (FCE) La mission principale de ce PC TAC était de coordonner l ensemble des opérations avec l ambassade américaine et de maintenir les liaisons avec les autres éléments de la force. Commandé par l Executive Officer de la MEU 7, il comprenait une équipe transmissions de 3 personnes (2 opérateurs radio et 1 spécialiste des transmissions de données), un officier communication, une équipe d exploitation HUMINT et un auxiliaire sanitaire. La présence d un médecin n avait pas été jugée nécessaire, l ambassade disposant d un praticien. Le rôle du PC TAC a été essentiel pour obtenir la participation des forces armées et des forces de police libanaises. Ainsi tout au long des opérations d évacuation, l armée libanaise a sécurisé avec une compagnie mécanisée la zone d embarquement des ressortissants. Grâce à cette action, la CTF59 a pu limiter au minimum le déploiement de troupes effectif sur le territoire libanais permettant de répondre aux exigences politiques (minimum footprint) et tactique (maintien d une forte capacité de réaction si besoin, notamment au Sud Liban). Le détachement de protection ou Security Force Detachment Ce détachement composé d une section d infanterie du 1/8 a rempli deux missions principales : - sécuriser l ambassade en menant des patrouilles dans et autour de l enceinte ; - participer à la mise en place d une zone de poser HM 8. Les missions de sécurité ont été faites en étroite collaboration avec les équipes de surveillance employées par l ambassade et, pour la sécurité extérieure, avec les forces armées libanaises. Le détachement a participé également à la sécurité, au regroupement, au triage et à l embarquement des ressortissants en aidant le personnel de l ECC. L Evacuation Control Center (ECC) L ECC est en charge de l organisation et de la préparation des opérations d évacuation mais est également en charge de la sécurité et du soutien logistique des ressortissants. Dans le contexte semi-permissif de l opération menée au Liban et avec le soutien des forces armées libanaises, l effectif de 36 personnels a été jugé suffisant. La mission première de l ECC était de veiller au bon fonctionnement du centre de regroupement en coordonnant l action de l ensemble des acteurs présents (ECC, FCE, ambassade, forces libanaises...). Ce centre était situé dans un commissariat de police libanais à environ 4 kilomètres de l ambassade. Son fonctionnement est très proche de celui du centre de regroupement d évacuation des ressortissants (CRER) des armées françaises. Il établit notamment les ordres de priorité au sein des différentes catégories de personnel à évacuer. En temps normal, le centre peut absorber 100 personnes par heure. Lors des opérations de l été 2006, entre 150 et 250 personnes par heure ont pu être traitées au moment des pics d affluence. L élément appui/soutien en mer Bien que cet élément ait compris la 24 th MEU embarquée à bord des bâtiments du PHIBRON-4 ainsi que les bâtiments de combat essentiellement regroupés au sein du CDS 60, le MSSG 24 en a constitué le cœur. Embarqué à bord de l USS Nashville, l état-major du MSSG 24 a planifié et conduit la majeure partie des opérations d évacuation des ressortissants soit à terre via l ECC soit à bord des bâtiments lors des phases de transit entre la côte libanaise et Chypre. Pour ce faire, les deux ECC du groupement ont été à tour de rôle déployés au Liban. S agissant de l accueil des ressortissants à bord des bâtiments, l ensemble des personnels de la MEU et des équipages a été mis à contribution. Les Marines ont utilisé pour l évacuation des ressortissants des chalands de débarquement (LCU), des engins sur coussin d air (LCAC) ainsi que des hélicoptères moyens (CH-46) et lourds (CH-53). Malgré la vitesse très supérieure du LCAC, les Marines ont préféré, de loin, utiliser les classiques LCU. Leur chargement étant plus simple et beaucoup plus rapide, les LCU ont pu transporter, dans le même temps, le double de passagers. De plus, leur grande capacité a eu un effet psychologique positif sur les ressortissants qui voient la file d attente se vider d un seul coup lors des phases d embarquement. Les éléments stationnés à Chypre La base de souveraineté britannique d Akrotiri a été utilisée comme base arrière de la CTF 59. Les éléments américains déployés sur cette base étaient : - Quelques éléments en charge du soutien logistique. Dans ce cadre, les appareils KC130J ont joué un rôle majeur dans le soutien des éléments basés au Liban. 36 DOCTRINE N 16 JUIN 2009

Étranger - L état-major de la force. La position de l état-major, à terre, sur l île de Chypre a été jugée beaucoup plus pratique car elle a permis de surveiller directement les opérations d évacuation ainsi que les opérations logistiques tout en facilitant la coordination POL-MIL via l ambassade des Etats-Unis à Nicosie. Les points clés Cette opération a montré une nouvelle fois l importance de la coordination entre les différents intervenants tant civils que militaires ainsi que le rôle primordial des liaisons. Coordination Les relations «interagences» Le caractère particulier des opérations d évacuation de ressortissants demande une étroite collaboration entre les différents acteurs civils et militaires, et principalement entre les équipes du Department of State (DoS) et les éléments du Department of Defense (DoD). Les critiques dans ce domaine rejoignent le plus souvent celles faites dans les mêmes circonstances par les autres armées, et notamment les armées françaises : - manque de coordination préalable lors de la phase de planification ; - méconnaissance des procédures et capacités des MEU par le personnel de l ambassade, entraînant retards et incompréhensions au début des opérations ; - intervention directe du DoS lors des opérations se résumant essentiellement en demandes de mise à disposition de moyens militaires et non en effets à obtenir ; - difficile coordination interministérielle au niveau central à Washington malgré la mise en place d une cellule spéciale au sein du DoS 9. La nation hôte Les relations avec la nation hôte sont apparues comme essentielles afin de mener à bien les opérations. Le canal diplomatique via l ambassadeur a été privilégié. Les informations et les moyens fournis par les forces armées libanaises ont permis de limiter le volume de forces déployées et de conserver une capacité de réaction dans le Sud Liban importante. Les officiers de liaison Les forces armées américaines ont eu en charge en plus des citoyens américains l évacuation des ressortissants canadiens, australiens, hollandais et grecs. La présence d officiers de liaison auprès de l état-major de la MEU a été particulièrement appréciée et s avère nécessaire. Le Marine Corps a déploré l absence de structure de coordination entre les différents pays et organisations impliqués dans cette «opération multinationale à commandement national». Dans ce cadre, JUIN 2009 37 DOCTRINE N 16

la cellule spécifique d EUCOM (Coalition Coordination Cell) aurait été très utile. Malgré de nombreuses tentatives, la MEU n a pas réussi à mettre en place un officier de liaison auprès de la FINUL 10. A l avenir, il semble probable que les Etats- Unis essayeront, via leur mission à l ONU, d obtenir la mise en place d officiers de liaison auprès des états-majors des forces de l ONU. Liaisons En raison du dispositif même, les liaisons ont été, comme toujours, essentielles au bon déroulement des opérations. Elles ont reposé sur les réseaux classiques VHF/UHF et HF mais également sur une utilisation de plus en plus importante des réseaux informatiques non sécurisés (NIPRNET), sécurisés (SIPRNET) et des communications satellitaires. Au travers des réseaux NIPRNET (Non-secret Internet Protocol Router Network) mais surtout SIPRNET (Secret Internet Protocol Router Network), les différents éléments de la force ont pu établir des vidéoconférences quotidiennes, créer des espaces de discussions sécurisés ou échanger des données volumineuses, en particulier dans le domaine logistique. Confirmant la tendance de ces dernières années, cette opération a vu également une utilisation intensive et systématique des téléphones satellitaires de type INMARSAT équipés d une interface de type SIPRNET, permettant ainsi de communiquer directement sans perte de temps et sans risque de perte de données. Un réseau DSN (Defense Switched Network), équivalent du réseau RITTER, a été mis en place utilisant des moyens civils. Ce réseau, n étant pas sécurisé, n a pas pu être pleinement rentable. 1 La 24 th MEU SOC était composée du Battalion Landing Team 1/8 (BLT1/8) dont le noyau était le 1 er bataillon du 8 e Marines, de l escadron mixte HMM 365 ainsi que du groupement de soutien 24 ou Marine Service Support Group 24 (MSSG 24). Elle était déployée au sein de l Expeditionary Strike Group (ESG) Iwo Jima composé pour la partie amphibie du PHIBRON-4, soit l USS Iwo Jima (LHD 7), de l USS Nashville (LPD 13) et de l USS Whidbey Island (LSD 41). Les bâtiments de combat de l ESG étaient l USS Cole (DDG 67), l USS Philippine Sea (CG 58), l USS Bulkeley (DDG 84) et l USS Albuquerque (SSN 706). 2 La mise en place des éléments précurseurs à Chypre s est faite à l aide de 3 hélicoptères lourds CH-53 et de 2 appareils HERCULES KC- 130J appartenant à l élément de combat aérien de la MEU. 3 La MEU s entraîne systématiquement à ce type d opérations lors de sa phase de montée en puissance (Pre-Deployment Training). 4 Depuis cette opération, l élément logistique a changé d appellation pour devenir le Logistics Combat Element ou LCE. 5 L ECC effectue les missions dévolues au centre de regroupement et d évacuation des ressortissants (CRER) dans les armées françaises. 6 La MEU étant embarquée à bord de trois bâtiments, le commandant du MSSG a dû veiller à ne pas dissocier les ECC entre plusieurs bâtiments afin d éviter des opérations de transbordement de personnel consommateur de temps et d énergie. 7 Bien qu il n existe pas d équivalence exacte en raison notamment de la taille et de la composition de la MEU, on peut considérer que l Executive Officer (XO) tient le rôle du chef opérations au sein d une brigade interarmes. 8 Bien que située en pleine agglomération, l ambassade des Etats-Unis à Beyrouth permet le poser d un CH-53 ou de 2 CH-46. 9 Cette relative inefficacité est toutefois à relativiser en raison de la parfaite entente sur le terrain entre l ambassadeur, le chef de mission adjoint (Deputy Chief of Mission) et le chef de l état-major tactique. 10 Il semble que ce refus ait été motivé par la volonté de ne pas mélanger les genres. Le succès de l opération d évacuation de ressortissants du Liban par les forces armées américaines à l été 2006 permet de tirer deux enseignements majeurs. Tout d abord, d un point de vue technique, les opérations d évacuation de ressortissants par les forces américaines sont très comparables à celles menées par les forces armées françaises et reposent essentiellement sur l Evacuation Coordination Center (ECC), centre de regroupement et d évacuation des ressortissants. Les problématiques et les solutions apportées sont très comparables. Ensuite, d un point de vue général, la réussite de l opération d évacuation de ressortissants du Liban a montré la pertinence du concept de MEU dans la posture permanente de sécurité des forces américaines. En l absence de bases permanentes à l étranger à l image des forces françaises en Afrique, le prépositionnement à la mer permet de disposer d une capacité de réaction rapide en tout point du globe. 38 DOCTRINE N 16 JUIN 2009

Les opérations d évacuation de ressortissants Le point de vue britannique Étranger PAR LE LIEUTENANT-COLONEL JW RUTTER, OFFICIER DE LIAISON BRITANNIQUE AUPRÈS DU CDEF La doctrine et les opérations d évacuation de ressortissants Au cours des 3 années qui ont suivi la création du CPCO britannique (PJHQ) le 1 er avril 1996, celui-ci a planifié et projeté des unités lors de 25 opérations menées dans 14 pays et réparties sur 3 continents. Sur ces 25 opérations, 11 ont été des opérations d évacuation de ressortissants. Étant donné la fréquence relativement grande de ces opérations, le PJHQ a élaboré la Directive de planification interarmées 1 (JPG1) pour la planification et l exécution de telles opérations. Toutefois, c est l expérience de l évacuation réussie en Sierra-Leone - en tant qu élément de l opération PALLISER - au début de l année 2000 et son RETEX (Retour d expérience), qui ont mis en évidence le besoin de réviser la doctrine provisoire. Cela s est traduit par la publication du Mémento britannique sur les opérations interarmées 3-51 - Les opérations d évacuation de ressortissants. Il s agit d un projet mené en collaboration entre le FCO (bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth) et le ministère de la Défense britannique. Remplaçant le JPG1, il en a élargi le spectre mettant en avant la primauté du bureau des Affaires étrangères et du Commonwealth pour de telles opérations et incluant les procédures, les techniques et la tactique interarmées intervenant dans la planification et l exécution d une opération d évacuation de ressortissants. Cet article repose sur la doctrine britannique actuelle relative aux opérations d évacuation de ressortissants. Il a pour objectif de fournir une vue d ensemble de ces opérations et de mettre ce concept en relief du point de vue britannique, en l illustrant d un bref cas concret d évacuation réussie, intervenant au début de l opération PALLISER au Sierra-Leone en mai 2000, et dont découle le dernier document. Le contexte Une opération d évacuation de ressortissants vise à transférer en un lieu sûr des ressortissants identifiés se trouvant sous menace dans un pays étranger. La menace peut provenir d une catastrophe naturelle, d un conflit, ou d une combinaison complexe des deux. Le relogement peut être temporaire ou permanent et le lieu sûr peut se trouver dans le pays même. Les personnes évacuées sont le plus souvent des Britanniques et d autres ressortissants dont le gouvernement britannique et ses représentants dans le pays ont accepté la responsabilité. Le FCO est responsable de la protection des citoyens britanniques outre-mer. A cet égard, il est aidé par le ministère de la Défense. La doctrine britannique considère toute opération d évacuation de ressortissants comme une opération d intervention limitée (LIO). Ces actions d urgence complexes se produisent généralement dans des pays instables et peuvent être menées dans le cadre d opérations de soutien de la paix de plus grande ampleur. Toute opération d évacuation ou de relogement de réfugiés, qui doit normalement être menée sous les auspices de l ONU, n est pas considérée comme opération d évacuation de ressortissants. JUIN 2009 39 DOCTRINE N 16

L environnement Les opérations d évacuation de ressortissants se déroulent dans des environnements imprévisibles et particuliers, fréquemment dans des conditions qui se détériorent rapidement, et dans une atmosphère d incertitude et de tension. Elles peuvent se produire dans des circonstances où le gouvernement ou les autres autorités du pays, submergés par la catastrophe ou la défaite, ont de fait cessé de fonctionner ou bien ont été renversés sans avoir été remplacés. Dans un tel conflit, le niveau d intensité varie et les différentes factions, aux motivations et aux programmes en opposition les uns avec les autres, peuvent être parties prenantes de la violence. Dès lors qu une opération d évacuation de ressortissants est lancée, le théâtre peut connaître dans certains endroits des périodes imprévisibles et sporadiques de haut niveau d intensité, ou voir les conditions se détériorer rapidement et basculer définitivement dans un conflit de haute intensité. Toutefois, tout plan doit être souple et pouvoir s adapter facilement à une situation changeante et complexe. Le niveau de la menace ou de l opposition à l opération détermine la nature de celleci et l environnement dans lequel elle est menée. On peut difficilement s opposer à une opération d évacuation de ressortissants menée à la suite d une catastrophe naturelle ou de troubles. Dans de telles circonstances, on dispose de l accord d une nation-hôte et très vraisemblablement d un soutien pour l évacuation de ceux qui souhaitent partir. Des avions et des navires civils réguliers ou affrétés sont utilisés si possible. Bien que l on soit peu susceptible de requérir des moyens militaires pour assurer la sécurité, on peut en avoir besoin à des fins logistiques, telles que les soins et les transports médicaux d urgence. Malheureusement, toutes les opérations de ce type ne sont pas susceptibles d être aussi simples et la planification des groupements de forces interarmées doit toujours prendre en compte des situations où l on ne peut disposer du soutien d une nation-hôte et où les autorités civiles et militaires locales ont perdu le contrôle, ou ont entièrement cessé de fonctionner et où la loi n est plus appliquée. Les personnes évacuées peuvent devenir immédiatement des cibles et leurs vies se trouver menacées. Dans certains cas, des factions armées ou même des forces de protection locales WWW.Defenceimages.mod.uk peuvent tenter de faire obstruction à l évacuation. Par conséquent, dans des environnements incertains ou hostiles, le groupement de forces interarmées doit être en mesure de parer à toute éventualité. Les caractéristiques La culture et les valeurs Il est nécessaire que les agences civiles et les militaires impliqués dans une opération d évacuation de ressortissants travaillent en équipe, pour que la conduite de celle-ci soit réussie. Au Royaume-Uni, cela signifie que le ministère de la Défense et le FCO travaillent ensemble. Il est nécessaire que chacun reconnaisse la culture et les valeurs de l autre partie et s en accommode. Le FCO, dont la finalité est de promouvoir les intérêts britanniques, souhaitera rester engagé diplomatiquement le plus longtemps possible et cherchera à éviter les signaux politiques accidentels et les engagements non nécessaires. Le ministère de la Défense, dont la finalité est de défendre les intérêts britanniques, favorisera une planification militaire en temps opportun, une projection précoce, en particulier d unités de liaison et de reconnaissance, et des actions préventives. Toute demande diplomatique de déploiement d un groupement de forces interarmées, presque toujours considérée comme intervenant en dernier ressort, peut ne pas se présenter au meilleur moment du point de vue militaire. Cela peut provoquer une tension forte entre les besoins militaires et les exigences diplomatiques. Les liaisons, aux différents échelons du commandement, doivent assurer une interface civilo-militaire efficace et surmonter les malentendus éventuels liés aux besoins exprimés, aux capacités et à la chronologie. La multinationalité Par définition, les opérations d évacuation de ressortissants sont multinationales. D autres pays sont immanquablement impliqués à divers degrés, outre celui qui fait l objet de l évacuation. Les pays voisins doivent être consultés sur un grand nombre de questions, telles que les autorisations de survol ou le lieu de montée en puissance de la force. D autres pays peuvent envisager de projeter une force pour évacuer leurs propres ressortissants, ou encore peuvent demander à d autres pays de le faire à leur place. Le moment où d autres pays ont l intention de mettre en œuvre leurs plans d évacuation peut avoir une influence sur le calendrier précis de toute décision d évacuation. Toutes les opérations d évacuation britanniques récentes ont dû faire l objet d un compromis ou d une coordination à plus ou moins grande échelle avec les opérations menées par les autres pays. Les contraintes De telles opérations sont toujours sujettes à un certain nombre de contraintes politiques, juridiques et pratiques. L importance des forces engagées et les contraintes imposées sont décidées à la lumière des recom- 40 DOCTRINE N 16 JUIN 2009

Étranger mandations politiques. D autres contraintes juridiques et politiques façonnent les règles d engagement (ROE) et peuvent limiter la capacité du groupement de forces interarmées à mener toute forme d opération militaire préventive. Dans des circonstances normales, la souveraineté, les lois et les coutumes du pays où a lieu l évacuation doivent être respectées et le niveau de la force requis pour surmonter toute opposition locale peut être si important qu il s avère politiquement inacceptable, rendant ainsi l opération d évacuation de ressortissants impossible. Finalement, des considérations financières sont susceptibles de restreindre le volume, la méthode employée et la durée de l engagement du groupement de forces interarmées. La perception et la coopération des personnes évacuées Les évacués potentiels se composent souvent d un ensemble disparate d individus et de groupes qui ont peu de choses en commun, à l exception de leur nationalité et du fait qu ils sont pris dans la même crise. Leur volonté ou leur réticence à partir dépend souvent de perceptions ou de circonstances individuelles. On peut s attendre à ce que les non-résidents, tels les touristes et les personnes en déplacement professionnel, souhaitent être rapatriés et partir rapidement. Les expatriés peuvent s avérer être beaucoup plus réticents à abandonner leur maison et leurs moyens d existence. Ils ne veulent pas être évacués au-delà de ce qui est nécessaire, voire pas du tout, et ils veulent revenir aussi rapidement que possible. Il est possible que des membres d organisations humanitaires et des missionnaires, inspirés par des idéaux religieux et moraux, puissent préférer le martyre à l abandon de leur cause. Paradoxalement, la projection d un groupement de forces dans un environnement incertain est susceptible de créer un faux sentiment de sécurité chez certaines personnes évacuées. Elles peuvent comprendre soit que le groupement de forces interarmées va diminuer la menace, rendant leur départ inutile, soit qu il peut venir à leur aide si jamais la situation se détériore, leur permettant ainsi de retarder leur départ de manière déraisonnable. Une telle situation augmente la difficulté de mener une évacuation efficace et en temps voulu. Les média Les média ont la capacité de produire des émissions sur le vif non censurées et d émettre des communiqués immédiats depuis la zone d opérations interarmées. L accès à l Internet permet à quiconque de faire ses commentaires sur la situation de manière à l exploiter à ses propres fins. Un plan de communication opérationnel exhaustif, dynamique et à jour constitue la manière la plus efficace d influencer favorablement les perceptions. Il est nécessaire de disposer d une organisation de gestion de crise solide et efficace, qui diffuse des «éléments de langage» clairs, non équivoques et en temps opportun, ainsi que des personnels sur le terrain ayant l expérience des opérations médiatiques. Des «porte-parole» bien informés et expérimentés (des personnels formés dans le domaine des techniques médiatiques) sont nécessaires sur le théâtre, si jamais l opération se déroule sur un certain laps de temps. L exercice du commandement Une coordination et une coopération de niveau élevé La sensibilité politique d une opération d évacuation de ressortissants impose qu elle soit coordonnée au plus haut niveau. Distinctes, les chaînes de commandement militaire et civile sont centralisées au niveau ministériel, sous pilotage du FCO. La coordination est complexe, impliquant fréquemment un certain nombre d autres agences et d ONG (organisations non gouvernementales), ce qui nécessite une coopération mutuelle et une définition claire des objectifs communs. Le commandement opérationnel Le commandement opérationnel (OPCOM) est exercé par le commandant interarmées, à partir du PJHQ. Il est responsable de la direction, de la projection, du soutien et de la récupération du groupement de forces. A son niveau, le commandant du groupement de forces interarmées exerce le contrôle opérationnel (OPCON), généralement depuis le PC du groupement déployé dans la zone d opérations interarmées. C est là que la planification et la conduite de l opération se déroulent. Dans la zone d opérations interarmées le commandant du groupement de forces est subordonné au représentant du gouvernement britannique, lequel, en tant que haut fonctionnaire britannique sur le théâtre, est responsable des ordres d exécution de l évacuation. Une fois cet ordre donné, le commandant du groupement assume la responsabilité de l exécution. Le commandement tactique Au niveau tactique, les commandants de composante sont étroitement impliqués dans la mise en œuvre du plan de campagne. Le commandant de composante chargé de l évacuation en sécurité des ressortissants devient le commandant de l opération d évacuation et reçoit le soutien des autres commandants de composante. Il utilise sa propre structure organique de commandement et de conduite, adaptée à la situation, afin de fournir les capacités de commandement et de conduite nécessaires au processus d évacuation. Dans le cas d opérations d évacuation de ressortissants de faible envergure, le commandant du groupement de forces interarmées peut décider d exercer directement le commandement et d agir en tant que commandant de l opération d évacuation en utilisant son état-major au sein d un PC de groupement configuré en conséquence. Le concept général Concept et mise en œuvre Il s agit d accueillir les personnes à évacuer, d en assurer le traitement administratif et le filtrage dès que possible, puis de les transférer vers un lieu sûr, éventuellement en passant par des lieux successifs. Comme mentionné plus haut, la responsabilité de lancement d une opération d évacuation de ressortissants relève du représentant de la Reine et repose sur une coordination étroite entre le ministère des Affaires étrangères britannique, le commandant du groupement interarmées et lui, afin de s assurer que la demande d une telle opération est appropriée. La JUIN 2009 41 DOCTRINE N 16

fourniture d information en temps opportun en vue de cette décision est fondamentale et des informations anticipées et précises ont une valeur inestimable. La projection et l entrée sur le théâtre L opération d évacuation de ressortissants dépend de l environnement et peut nécessiter une approche amphibie, aéroportée ou aéroterrestre. Le groupement de forces peut être directement projeté par voie aérienne vers le pays où l évacuation doit avoir lieu, ou peut profiter d une base intermédiaire. Si l on dispose de suffisamment de temps, le groupement peut être projeté par voie maritime. Un groupement embarqué peut être prêt avant l engagement et fournir à la fois une base maritime et un lieu sûr, et de ce fait réduire son temps de présence dans le pays ainsi que son volume et minimiser les besoins en soutien. Quelle que soit la méthode de projection utilisée, une base avancée de prédéploiement est mise sur pied à l endroit d où l opération est lancée. Cette base sécurisée, port ou aérodrome, est normalement, mais pas forcément, hors du théâtre d opération. Elle est susceptible de constituer un tremplin essentiel pour entrer dans le théâtre. Il faut qu elle permette à une force d intervention de monter en puissance et L évacuation ayant établi leur droit à évacuation, il facilite leur rapatriement ou tout autre transport vers un lieu sûr, selon le cas. A l examen de ce processus, il est important de constater que les personnes à évacuer puissent entrer dans la chaîne d évacuation et en sortir en tout point et que les sites d accueil et d évacuation, le centre de traitement des évacuations et les lieux sûrs soient pris en compte selon leur fonction et non pas en tant que lieux géographiques distincts et qu ils puissent être situés au même endroit lorsque cela est opportun. Étude de cas : la Sierra Leone Opération PALLISER Mai 2000 La situation de la Sierra Leone En janvier 1999, la paix fragile qui régnait dans l ancienne colonie britannique a été rompue et le pays a sombré dans une guerre civile, conduisant à la mise en place d une mission des Nations unies en Sierra Leone (MINUSIL), agissant dans le cadre de la résolution 1289 du Conseil de sécurité des Nations unies et du chapitre VII de la Charte des Nations unies. Cependant, à la fin avril, le début du processus de désarmement, démobilisation et réintégration (DDR) s est traduit par une reprise de l offensive par le Front uni révolutionnaire (FUR) rebelle, conduisant à des pertes humaines, ainsi qu à des prises d otages parmi les personnels de la MINUSIL et à une situation dans laquelle Freetown, la capitale, a été une fois de plus menacée par le FUR. WWW.Defenceimages.mod.uk par la suite de s occuper des personnes évacuées, tout en accueillant les renforts ou les réserves. Une BSA (base de soutien avancée) est mise en place dans la zone d opération, afin d assurer le soutien des opérations tactiques. Le groupement de forces interarmées est déployé pour assurer la protection de sites d évacuation planifiés à l avance, où les personnes sont rassemblées en vue de leur évacuation. Selon les plans élaborés par l ambassade britannique ou par le Haut commissariat, les personnes à évacuer sont informées du lancement de l évacuation et se dirigent vers des sites désignés à l avance, dénommés centres d accueil, où ils sont accueillis par un réseau de volontaires, généralement sélectionnés parmi des membres de confiance de la communauté britannique, appelés îlotiers et s insèrent dans la chaîne d évacuation. Avec si nécessaire, l aide du groupement, le chef d îlot rassemble les personnes à évacuer au centre d accueil et les transporte vers un site d évacuation. A ce point, le groupement prend en charge les personnes à évacuer, les protège et les transporte vers le centre de traitement des évacuations. L objectif premier du centre de traitement des évacuations consiste à organiser le transport des personnes à évacuer vers un lieu sûr. Il fournit également un dispositif de filtrage pour s assurer que seules les personnes prévues seront transportées. Il peut fournir un soutien médical et logistique, si nécessaire. Le filtrage doit être placé autant en amont que possible dans la chaîne d évacuation. Toutefois, il ne doit pas retarder le processus d évacuation ou mettre inutilement en danger les personnes à évacuer, le personnel diplomatique ou les personnels militaires. Au centre de traitement des évacuations, le FCO reprend la responsabilité des personnes à évacuer, aidé par le groupement de forces si nécessaire. Puis, La réaction britannique Le gouvernement britannique s est initialement tourné vers les Nations unies pour coordonner l opération internationale. Toutefois, le Conseil de sécurité des Nations unies a exprimé le 4 mai dans une réunion d urgence qu il envisageait que le Royaume- Uni résolve la crise. Cela s est traduit par le plus grand déploiement unilatéral de forces britanniques à l étranger depuis la guerre des Malouines en 1982. L opération a impliqué la projection d une force d environ 4 500 hommes, comprenant un porteavions, un groupe amphibie organisé autour 42 DOCTRINE N 16 JUIN 2009

Étranger d un commando de Royal Marines, un régiment parachutiste, un détachement de l armée de l air de quatre hélicoptères Chinook, un groupement de forces spéciales assez important et les moyens de commandement et de conduite nécessaires. La projection WWW.Defenceimages.mod.uk La situation s est détériorée rapidement et le PJHQ a envoyé une équipe opérationnelle de liaison et de reconnaissance en Sierra Leone. Sa mission a consisté à réaliser rapidement une évaluation de la situation en liaison avec le Haut commissaire britannique qui venait juste d arriver. Dans les heures qui suivirent leur arrivée, les unités britanniques ont commencé à faire mouvement vers une base avancée de prédéploiement à Dakar, au Sénégal, afin d être en mesure de réagir en cas de détérioration de la situation. L aéroport international de Lungi, seul aéroport opérationnel capable de recevoir rapidement les avions de transport nécessaires à toute intervention extérieure, s est avéré indispensable. En conséquence, la permission a été obtenue du gouvernement de la Sierra Leone pour que l aéroport soit contrôlé par les forces britanniques dès leur arrivée à Dakar. Cela a offert un point d entrée aux forces britanniques et aux forces des Nations unies, ainsi qu un itinéraire de sortie potentiel pour les ressortissants étrangers. Alors que l équipe de reconnaissance britannique atterrissait sur l aéroport le matin du 6 mai 2000, la situation empirait effectivement, la MINUSIL se trouvait en grande difficulté et les Nations unies avaient déjà commencé à évacuer leur composante civile. Début de l opération et évacuation Deux jours plus tard, une violente manifestation s est produite, lorsqu une foule d environ 10 000 personnes a marché en direction de la maison du chef du FUR. Comme la tension augmentait, plusieurs de ses gardes du corps ont ouvert le feu, et au cours de l échauffourée qui a suivi, 21 personnes ont été tuées. Il devenait clair que la Sierra Leone se trouvait quasiment dans un état d effondrement, et cet aprèsmidi là, le Haut commissaire britannique a demandé au commandant militaire britannique en Sierra Leone de commencer l évacuation de toutes les ayants droit. L aéroport de Lungi étant protégé par une compagnie du 1 er régiment parachutiste, un autre régiment s est rendu par avion à Freetown, afin de sécuriser le site de rassemblement des personnes à évacuer. Celles-ci ont été évacuées vers Lungi par les hélicoptères de soutien Chinook, et de là, évacuées par avion de transport Hercules vers Dakar. Au cours des 48 heures qui ont suivi le lancement de l opération le 8 mai 2000, environ 500 Britanniques et autres ayants droit sur les 1 000 estimés ont été évacués vers le Sénégal. Ceux qui sont restés ont choisi de le faire en raison de la présence des troupes britanniques ou parce qu ils se trouvaient dans d autres endroits dans le pays et qu il n était pas possible de les évacuer. Le RETEX L opération d évacuation de ressortissants en Sierra Leone s est soldée sans équivoque par un succès. Mais il a fallu pour cela de la chance, de l initiative, de la confiance dans l intuition des militaires, et accepter une certaine dose de risque. D autres paramètres ont contribué à rendre l évacuation rapide et relativement facile et en faire une réussite. Les installations à Dakar et la disponibilité du Haut commissaire britannique se sont avérées très précieuses dans le sens où le temps normalement nécessaire pour mener l opération a été réduit. Une solide coordination, mettant en œuvre plusieurs services gouvernementaux à différents niveaux et dans divers domaines, a permis l obtention d une réaction rapide pour déclencher l opération. Tout a bien fonctionné mais des points faibles ont été identifiés que les services ministériels et les militaires ont dû prendre en compte. La conséquence de cette évaluation honnête a été le projet commun FCO/Ministère de la Défense consistant en la publication d une nouvelle doctrine britannique interarmées sur les opérations d évacuation de ressortissants quelque 3 mois plus tard. JUIN 2009 43 DOCTRINE N 16

Un vol vers l inconnu L opération LIBELLULE PAR LE GÉNÉRAL DE BRIGADE HENNIG GLAWATZ, COMMANDANT ADJOINT DE LA DIVISION DES OPÉRATIONS SPÉCIALES DE L ARMÉE DE TERRE ALLEMANDE E n mars 1997, la situation chaotique en Albanie nécessita l évacuation dans l urgence d environ 100 ressortissants allemands et étrangers désireux de quitter la capitale Tirana. Le 13 mars 1997, le Chancelier fédéral donna à la Bundeswehr l ordre de procéder à l évacuation. L opération d évacuation LIBELLULE requérant six hélicoptères CH-53 débuta le matin du 14 mars 1997 et put être conclue au soir de la même journée par un succès et sans avoir aucune perte à déplorer. Une crise soudaine En mars 1997, la situation politique intérieure en Albanie, engendrée par des opérations financières frauduleuses, dans lesquelles étaient également impliqués des éléments du gouvernement, était devenue incontrôlable. Les forces armées étaient en pleine déliquescence, les stocks d armes avaient été pillés, la paix civile et l ordre n étaient pratiquement plus assurés, des fusillades éclataient dans les rues. Personne ne se risquait à faire de pronostic sur l évolution de la situation dans les jours qui allaient suivre. Le ministère fédéral des Affaires étrangères donna des instructions à l ambassade d Allemagne à Tirana, pour que celle-ci procède immédiatement aux préparatifs d évacuation des ressortissants allemands et d autres nations qui désiraient quitter le pays. Par la suite, plus de 100 ressortissants allemands et étrangers désireux de quitter le pays se rassemblèrent à Tirana. Le 12 mars, l ambassade informa le ministère fédéral des Affaires étrangères qu une évacuation par voie terrestre, maritime ou recourant au transport aérien civil ne lui paraissait plus envisageable en termes de garantie de sécurité, ajoutant que la situation devenait menaçante pour l intégrité physique des personnes. Au terme d un processus décisionnel à Bonn, le Chancelier fédéral ordonna le 13 mars à la Bundeswehr de procéder à l évacuation sous commandement national. Suite à cela, le soir du 13 mars, le Centre d opérations de la Bundeswehr (FüZBw) donna l ordre au commandant national sur le théâtre de Bosnie et Herzégovine (NatBef i.e.) de procéder à l évacuation hors de Tirana le 14 mars. Dans la nuit du 13 au 14 mars, le groupement tactique fut alors constitué à partir des éléments du contingent allemand de la SFOR stationnés sur le camp de Rajlovac et l opération préparée. Le matin du 14 mars, le groupement tactique fit mouvement vers Dubrovnik. Le même jour à 19h30, après le retour du dernier hélicoptère à Dubrovnik, l action pouvait être considérée comme terminée, 20 heures après la réception de l ordre écrit. La phase d évacuation réalisée à Tirana même, particulièrement critique, exigea moins d une demi-heure. L opération se déroula avec succès, toutes les personnes à évacuer le furent par la voie des airs. Un hélicoptère fut endommagé par un tir de fusil. Il n y eut pas de pertes ni de blessés à déplorer dans les rangs amis. Camp de Rajlovac, 13-14 mars 1997 Pour le contingent allemand de la SFOR sur le camp de Rajlovac, au nord-ouest de Sarajevo, le 13 mars 1997 s annonçait comme un jour ordinaire. L état-major du commandant national de théâtre suivait certes les événements dans l Albanie en crise, mais personne ne semblait considérer un engagement dans ce secteur comme une option réaliste. Les soldats du premier contingent GECONSFOR (L) étaient à cette date affectés depuis six à dix semaines sur le secteur. Ils avaient été soigneusement sélectionnés et avaient bénéficié en Allemagne d une formation préliminaire complète. Pour une partie des soldats, il s agissait de leur deuxième, pour certains même de leur troisième affectation. Les acteurs principaux au sein de l étatmajor du commandant national de théâtre à Rajlovac, à Bonn au centre d opérations de la Bundeswehr (FüZBw) et à Coblence au commandement des forces terrestres (HFüKdo) se connaissaient déjà en partie pour avoir accompli des missions communes auparavant, coopéraient étroitement, et il régnait une grande confiance mutuelle. Cet élément devait s avérer ultérieurement être un facteur décisif pour le succès de l opération. Lors du briefing de la soirée à l état-major du commandant national de théâtre arriva à 18h15 une communication téléphonique urgente du chef du G3 HFüKdo à l attention du chef d état-major. Il informait que le ministère de la Défense envisageait de réaliser ou tout au moins de soutenir dans les prochains jours une opération d évacuation hors de Tirana en recourant aux forces du contingent allemand de la SFOR. 44 DOCTRINE N 16 JUIN 2009

Étranger Toutefois, rien ne permettait de dire à cette heure si cette opération dont les détails et le cadre étaient encore incertains, serait effectivement réalisée. Sur la base de cette information, l étatmajor du commandant national de théâtre, avec la participation de l escadrille de transport de l ALAT (HFlgTrpStff) et de l hôpital de campagne (Flaz), lança dans un cadre confidentiel les premières réflexions et établit une première ébauche de conception en termes de dimensionnement du dispositif de forces. Quelques heures plus tard, nous devions déjà être en mesure de mobiliser ces moyens, ce qui, compte tenu de la faible ressource temps, nous conféra un avantage important, peut-être même décisif, lors de la préparation. Je me rendis personnellement dans la soirée au groupement tactique blindé où, vers 21h45, un message d alerte émanant de mon état-major et intitulé «Tirana» me fut communiqué. Le HFüKdo avait informé à 21h35 qu à partir du 14 mars à l aube une opération d évacuation serait à effectuer. Un ordre émanant du FüZBw fut annoncé comme imminent. L ordre écrit du FüZBw arriva à 21h35 à Rajlovac. Le message disait : «Evacuez les ressortissants allemands et d autres nations de la zone Grand Tirana». Un ordre complémentaire du HFüKdo arriva peu après. Le commandement pour la préparation de l opération continua dans un premier temps de relever du HFüKdo. Simultanément, je fus nommé commandant du groupement tactique et relevé de ma mission de chef de l état-major du commandant national de théâtre. Cette dernière fonction fut confiée à mon adjoint, qui coordonna au cours de la nuit avec beaucoup de circonspection le travail de soutien de l étatmajor. Le décollage de Rajlovac avec comme première destination Dubrovnik en Croatie était prévu pour le lendemain à 07h30. Avant cela, il fallait procéder à une évaluation de la situation, constituer un groupement tactique, l équiper et le préparer à décoller pour la mission. La rédaction et diffusion des ordres devaient être lancées immédiatement. Outre le groupement tactique, qui fut constitué à partir d éléments de l armée de terre stationnés sur le camp de Rajlovac, le FüZBw fournit deux avions Transall pour le transport des personnes à évacuer et un Transall faisant office de relai radio, ainsi que la frégate Niedersachsen, également relai radio et chargée de la surveillance de l espace aérien. Sur cette base et sous le nom de code LIBELLULE commença vers minuit la planification détaillée de l opération pour l intervention. Le personnel chargé de la préparation de la mission fut astreint au secret. L opération put être gardée secrète jusqu à son terme. Le groupement tactique opérationnel fut constitué de la manière suivante : - à partir de l état-major du commandant national de théâtre fut constitué le groupe de commandement sur la base d un effectif 8/5/1/14, - l escadrille de transport de l ALAT a fourni six CH-53 avec leur équipage et le personnel de soutien technique/géophysique (17/17/3/37), - l hôpital de campagne et l antenne sanitaire de la garnison (StOSanZentrum) ont constitué la composante sanitaire (9/4/0/13) et - à partir d éléments d une compagnie du groupement tactique blindé, une section de protection sur la base d un effectif de 3/10/12/25 a été activée. L effectif global du groupement tactique s élevait ainsi à 37/36/16/89. En regard de leur formation, de leur motivation, de leur équipement et de leur disponibilité, les éléments stationnés sur le camp de Rajlovac avaient la qualification pour effectuer cette mission imprévue. Une partie des commandants était déjà habituée aux fondamentaux d une telle opération. La troupe travailla d arrache-pied toute la nuit sans interruption. Personne ne chercha à se défiler. Il a même fallu décliner l offre de service spontanée de certains éléments. J ai pu ensuite observer le même phénomène à Dubrovnik, lorsque je procédai à la structuration du groupement tactique en trois éléments ; nombreux étaient ceux qui voulaient à tout prix être affectés au groupe Tirana. En termes de conduite des hommes, aucun problème spécifique ne fut à signaler dans cette phase. La priorité fut, lors d une ininterrompue course contre la montre, de résoudre une grande quantité de problèmes tactiques, organisationnels et techniques. L emport en armement et en munitions consistait en G3, fusils automatiques, armes antichars portables, pistolets lance-grenades et grenades à main. Des rations de survie et de l eau se trouvaient également à bord des appareils. De l argent liquide déboursé par le guichet de Rajlovac à hauteur de 100 000 DM et 15 000 dollars fut réparti sur les appareils 1 à 6. Le 14 mars à 07h00, je présentai le groupement tactique sur le plot de Rajlovac au commandant national de théâtre, le général de division Klaus Frühhaber. Il rappela à nouveau les soldats à leur mission, sans cacher que celle-ci était assortie d un risque. Ensuite, le groupement tactique prit place dans les appareils et se prépara à faire mouvement. Ainsi, entre l instant de la première information faisant état de l éventualité d une telle mission, et celui de la disposition à décoller, tout juste 14 heures s étaient écoulées ; et seulement neuf bonnes heures depuis la communication de l ordre de mission proprement dit. Aussi, les préparatifs de l opération durentils se faire dans la plus grande urgence. La rigueur à observer lors de la préparation JUIN 2009 45 DOCTRINE N 16

de cette opération devait être conciliée avec la situation à Tirana imposant la nécessité d agir rapidement. Dans ces conditions, il n était plus possible d envisager des modes d action alternatifs. On ne disposait pratiquement pas de réserves. En cas de frictions, il eût été nécessaire d improviser. D autre part, la rareté des informations de situation disponibles nous contraignait en grande partie à une planification vers l inconnu. Ainsi, à l instant du décollage de Rajlocvac, on ne savait pas à quel(s) endroit(s) de Tirana les personnes à évacuer se trouvaient, ni où il faudrait les amener, indépendamment du fait que nous ne disposions ni d un plan de la ville, ni de cartes suffisantes. Le groupement tactique LIBELLULE avait entre-temps fait officiellement l objet auprès du SHAPE d un retrait du contingent SFOR, et avait été placé sous commandement national. Peu après 07h30, l hélicoptère leader s éleva dans le ciel gris du mois de mars et prit le cap vers Dubrovnik, laissant Sarajevo de côté. La première phase de l opération LIBELLULE avait commencé. Escale à Dubrovnik et Podgorica A 09h20, le dernier des appareils atterrissait à Dubrovnik. La frégate Niedersachsen avait établi le contact pendant la nuit et entrait dans les eaux proches de la côte albanaise. L aéroport de Dubrovnik s avéra être pour nous tout à fait adéquat, car : - on pouvait y établir immédiatement des liaisons par télécommunication, - les unités étaient totalement protégées dans une zone annexe de l aéroport, rapidement réquisitionnée, - l hébergement et le soutien étaient parfaitement assurés, - un soutien généreux et efficace fut accordé par un petit détachement français et le personnel croate de l aéroport, - l approvisionnement en carburants et ingrédients était garanti. Personne ne nous posa de questions. Nous n y aurions de toute façon pas répondu. A 09h20, la décision me fut communiquée d effectuer, conformément à ma proposition, le vol aller et retour vers Tirana via Podgorica/Montenegro pour le ravitaillement en carburant, et qu un détachement de l ambassade d Allemagne à Belgrade ferait sur place les préparatifs nécessaires. Ceci fut coordonné entre le ministère fédéral de la Défense et celui des Affaires étrangères. Je donnai à 09h50, au PC de Dubrovnik, l ordre N 1 pour l engagement que j avais élaboré pendant le vol ralliant Rajlovac à Dubrovnik. A 10h50, l attaché militaire à Zagreb le lieutenant-colonel Peer Schwan, qui avait été dépêché à Dubrovnik par le ministère fédéral des Affaires étrangères, se signala, et prit immédiatement à sa charge le maintien des communications et les consultations ultérieures avec les autorités croates. Vers 11h30 l ordre de mission suivant fut communiqué par le FüZBw : GECONSFOR (L) procède à l évacuation en utilisant Podgorica entre 141500A-mar-97-141699A-mar-97 hors de Tirana, dans le but de faire quitter le pays à des ressortissants allemands et étrangers. Attendre l ordre pour le rassemblement. Vers 12h00, un colonel arriva de Bonn, qui, quelques jours auparavant, était encore conseiller militaire du gouvernement albanais. Il avait avec lui des cartes dont nous avions un urgent besoin et devait, en regard de ses remarquables connaissances du théâtre, s avérer être d une grande utilité lors de la planification et ultérieurement également lors de l exécution de l opération. Pour celle-ci, les unités furent subdivisées en trois groupes : Dubrovnik, Podgorica et Tirana. Des informations de situation concernant la ville de Tirana étaient disponibles grâce à la connaissance de l endroit dont disposait l ancien conseiller militaire. Ainsi, l itinéraire d approche précédemment défini fut-il modifié juste avant le départ grâce à ses informations. Sans cela, la trajectoire de vol eût directement survolé des positions antiaériennes albanaises permanentes. Les règles d engagement définitives n arrivèrent que quelques minutes avant le décollage, juste à temps pour être communiquées aux commandants. A 11h30, je donnai l ordre N 2 pour la mission. Le sous-alinéa 3a stipulait : - rallier par mouvement aérien et avec six CH-53 en trois vagues la zone au-dessus de FORWARD OPERATIONG BASE PODGORICA, - atterrir à proximité de l ambassade des Etats-Unis, - sécuriser immédiatement l environnement de proximité du plot, - installer un PC mobile, - assurer la prise en charge et l évacuation par voie aérienne des personnes concernées en sécurisant, - acheminer immédiatement les personnes à évacuer vers Podgorica par voie aérienne, - replier le PC mobile et le dispositif de sécurisation après le décollage des dernières personnes à évacuer et - retour vers Podgorica. - Axe d effort principal : embarquement rapide des personnes à évacuer et durée de séjour très bref, en n ayant jamais plus d un hélicoptère au sol à la fois. A cet instant, l embarquement des personnes à évacuer était encore censé être effectué avec l appui des Américains à proximité de l ambassade. Lors de l affectation des hélicoptères, il était important de débarquer avec l atterrissage de la première machine le gros de la section de commandement et une grande partie de la section de protection, afin de pouvoir garantir immédiatement à partir du sol la conduite et la sécurisation de l opération d évacuation. D autres éléments de sécurisation suivirent dans les hélicoptères 2 à 5, afin que l on puisse également disposer d éléments de sécurisation débarqués lors d éventuels atterrissages. Tous les éléments de sécurisation, à l exception des deux mitrailleurs de bord que compte chaque hélicoptère, étaient débarqués pendant la durée de l opération. D autre part, il y avait au minimum un médecin dans chaque appareil. Dans l hélicoptère d évacuation de grande capacité, dont l atterrissage n était prévu qu en cas de détresse et sur mon ordre, se trouvaient quatre médecins. Il y avait deux médecins dans l hélicoptère de commandement. Pendant toute la durée de l opération, un médecin était présent à mes côtés à terre, également en qualité de conseiller pour les cas d urgence. Il y avait également des moyens de transmission dans chaque hélicoptère. Le gros de la section de commandement et de la section de sécurisation devait ensuite redécoller avec le dernier hélicoptère, après que les appareils 1 à 4 aient embarqué jusqu à 30 civils. 46 DOCTRINE N 16 JUIN 2009

Étranger L espacement des appareils qui avait été ordonné pour l approche prévoyait le vol de trois patrouilles de deux MTH (Medium Transport Helicopter), l intervalle chronologique entre deux patrouilles était respectivement de dix minutes. L hélicoptère de grande capacité évoluait au sein de la patrouille du milieu. Il était piloté par le commandant d escadrille de l escadrille de transport de l ALAT. Le commandant d escadrille avait pour mission de prendre la direction de l opération pour le cas où l ensemble de la section de commandement à terre ne serait plus en mesure d opérer. A 13h00, le FüZBw prit le commandement. Pendant ce temps, on mettait la dernière main aux préparatifs précédant le décollage de Dubrovnik, les appareils étaient armés, les hommes connaissaient leur mission et avaient déjà embarqué. A 13h35 arriva l ordre de mission. La situation à Tirana restait confuse. La dernière instruction radiotéléphonique que j avais reçue juste avant le décollage disait en substance : «La situation sur place est totalement chaotique, il y a des fusillades partout, personne ne sait exactement ce qui se passe. Ralliez l endroit et faites en sorte de pouvoir évacuer les personnes. Si la situation devient dangereuse, décrochez». A 13h50, l hélicoptère de commandement décolla en direction de Podgorica, les cinq autres hélicoptères suivirent peu après. Les visages des hommes étaient tendus, mais résolus. Les pilotes et personnels de l ALAT, habitués aux missions, et sans rien concéder du sérieux imposé par la situation, y voyaient volontiers un défi sportif et rayonnaient la confiance. Chacun des hommes du groupement tactique était tout à fait conscient du fait qu à partir de cet instant nous volions vers une zone où le risque n était plus calculable avec certitude. Mais l ambiance générale était de se dire : on va le faire. L approche vers Podgorica dura environ 26 minutes. Gardant une formation rapprochée, six hélicoptères se posèrent sur une prairie entre la piste et le taxiway. Il s avéra alors que le personnel de l ambassade de Belgrade n était pas sur place et qu à Podgorica on n était que vaguement informé de notre venue. La communication avec le FüZBw put être établie immédiatement. Le ravitaillement en carburant dura plus de 30 minutes en raison du manque de préparation et de la vétusté des camions citernes. Les Serbes refusèrent d accepter les cartes de crédit. Il s avérait très utile d avoir emporté de l argent liquide. A Podgorica, nous parvint un message disant que le plot d atterrissage à proximité de l ambassade des Etats-Unis n était plus accessible pour des raisons de sécurité et qu il n y aurait plus de soutien de la part des Américains. Nous étions désormais entièrement livrés à nous-mêmes. Dans l urgence, nous recherchâmes sur le plan de la ville une solution de rechange. Sur proposition du conseiller militaire, le choix fut fait de rallier l aérodrome militaire de Labrak. La situation globale restait confuse. Personne n était en mesure de dire s il y avait encore des militaires sur cet aérodrome. Le groupe Podgorica resta en arrière, prit contact avec les services serbes et prépara notre retour. Son action devait s avérer efficace. 29 minutes à Tirana A 15h02 décolla la première patrouille, l hélicoptère de commandement et l appareil N 2, mettant le cap au sud vers Tirana. L opération LIBELLULE entrait dans sa phase décisive. L approche vers Tirana se fit à une altitude de vol supérieure à 3 000 pieds. A 15h21 nous parvint via le relais radio C-160 un message disant que des hélicoptères US avaient essuyé un feu antiaérien et un tir de roquette au-dessus de Tirana et avaient ensuite définitivement interrompu leur opération. Le pilote se retourna et me regarda droit dans les yeux. Sans qu une parole ait été prononcée, la question était claire : on continue ou on décroche? Il fallait maintenant prendre rapidement une décision de commandement. Un court instant, j envisageai de modifier l altitude d approche, afin de rallier le site à basse altitude, ainsi que de garder encore plus loin en retrait l hélicoptère grande capacité. La réponse à nos questions, retransmise par le relais, fut que notre nouvelle zone d atterrissage n avait pas été concernée par ces feux de barrage. Aussi, fut-il décidé de maintenir le cap et l altitude jusqu à l objectif. A 15h39, le pilote bascula le manche vers l avant, au-dessus de Labrak, l hélicoptère de commandement passa en vol de descente rapide. Peu avant l atterrissage, l appareil fut touché une fois. Le choc fut nettement audible. A la réception du message faisant état de l interruption de l opération des Américains, se posa évidemment la question de la poursuite de l entreprise. Toutefois et en premier lieu, les tirs avaient été essuyés dans un endroit éloigné de celui prévu pour notre atterrissage et, d autre part, je considérai le risque lié à des roquettes antiaériennes comme réduit. Même si des roquettes étaient tombées aux mains des émeutiers, il était peu probable que ceux-ci sachent s en JUIN 2009 47 DOCTRINE N 16

servir. Aussi avais-je de sérieux doutes quant à la véracité de ce message. Ultérieurement, il s avéra effectivement qu un hélicoptère avait essuyé un tir de roquette anti-char. Le plus grand danger venait pour moi toujours des nombreux et incontrôlables tirs d armes individuelles. Mais nous n étions pas en train d effectuer un vol touristique et étions préparés à faire usage de nos armes si on nous y forçait. Lorsque l hélicoptère de commandement fut touché au moment de l atterrissage, je ne considérai pas cet incident comme étant l expression d une résistance organisée et évaluai notre situation comme étant maîtrisable dès lors que nous aurions débarqué. Nous étions tous conscients de progresser désormais dans une zone de risque aggravé, et acceptions cet état de fait. Nous étions à un point auquel celui qui a choisi notre métier peut se trouver un jour. La première impression forte après avoir débarqué par la rampe arrière fut les tirs incessants autour de nous et venant de toutes les directions. Ceci renforça ma détermination à effectuer l embarquement le plus rapidement possible. Les éléments de sécurisation mirent immédiatement en place le dispositif adéquat sur le site. L aérodrome proprement dit avait été abandonné par les militaires albanais. Des avions en piètre état étaient sans surveillance dans les hangars. La section de commandement établit immédiatement la communication avec le FüZBw. Il s agissait maintenant d embarquer rapidement les personnes à évacuer et de quitter l endroit. Un problème inattendu et majeur se posa toutefois à nous. L embarquement dans des conditions nominales fut notablement compliqué par le fait qu en raison du soudain changement du lieu d atterrissage, l ambassade avait égaré les listes d affectation des hélicoptères que j avais communiquées via le FüZBw. Les personnes à évacuer étaient rassemblées en une foule anarchique, à laquelle s étaient mêlés 300 à 400 Albanais. La confusion était grande. Une partie des personnes à évacuer était dans un état psychologique préoccupant et avait besoin d une prise en charge. Il s avérait très judicieux de disposer d un médecin par hélicoptère. A nouveau, je me trouvais brutalement confronté à une situation imposant une décision. J étais parti du principe que conformément à ma demande l ambassade établirait des listes d affectation des personnes à évacuer en quatre groupes de 30 personnes, et avait tout organisé de manière telle que je n aurais plus qu à donner l ordre chronologique d embarquer dans les hélicoptères. Là aussi, il convenait de décider sans tarder : vérification minutieuse et affectation par nos soins des personnes à évacuer? Ceci aurait eu pour conséquence un séjour prolongé au sol, ou alors j aurais dû, pour des raisons de sécurité, faire redécoller le premier appareil en raison du risque, déroger au plan ordonné et demander au fur et à mesure par radio l atterrissage des différents appareils. Nous n avions pas de temps pour de longues concertations avec l ambassadeur. Je pris la décision dans une ambiance de feu incessant autour de nous. Même au risque d évacuer également quelques personnes non autorisées, je donnai la priorité à la rapidité. En outre, mon analyse était que des Albanais qui parviendraient à prendre place dans les appareils ne représenteraient pas de risque pour nous. Aussi, quelques Albanais ont-ils pu prendre place dans les deux premiers appareils. Ensuite, je fis réaffecter des éléments de la section de sécurisation, qui furent chargé d identifier et de repousser les non-ayants droit. A partir du troisième hélicoptère, il redevint possible de procéder à la vérification des personnes, car en raison de l espacement des appareils, nous disposions d environ dix minutes. Vers 15h54, il y eut un bref mais vif échange de coups de feux. Considérant la direction de progression et le comportement des deux véhicules blindés légers à roues qui s approchaient de notre ligne de sécurisation en faisant feu, j en déduisis que le feu nourri d armes individuelles émanant des véhicules était destiné à l opération d évacuation. Dans une telle situation, et ayant la responsabilité de l intégrité physique des soldats et des personnes à évacuer, le seuil d hésitation en termes d usage de la force des armes se trouve étonnement vite révisé à la baisse. L action des feux fut engagée. 188 coups furent tirés, le tir était bien groupé et les véhicules firent immédiatement demi-tour. Ultérieurement, nous eûmes la possibilité d examiner brièvement un de ces véhicules. Nous avons estimé 50 à 100 impacts, dont environ la moitié avait percé le blindage. Nos soldats et les personnes à évacuer ne furent pas blessés lors de l engagement des feux ; nous ne savons pas s il y a eu des blessés dans les rangs de l agresseur ou d autres. Il s agissait probablement d un commando de la police secrète albanaise, qui devait disperser la foule. Mais nous n en fûmes informés que plus tard. L action menée à terre à Tirana dura 29 minutes, de l atterrissage du premier appareil jusqu au redécollage du dernier. Le vol retour vers Podgorica se déroula sans rien à signaler. J ordonnai le rassemblement de l unité et procédai à l appel, avant de rendre compte au FüZBw. Le groupe tactique était devant moi au complet, la phase la plus difficile était derrière nous. Les autorités de la République fédérale de Yougoslavie procédèrent dans les règles au contrôle de la nationalité des évacués. Les Albanais qui avaient emprunté le vol furent identifiés et reconduits à la frontière. Il n y eut pas de résistance. Après l arrivée des deux C-160 à 17h20, les personnes évacuées furent remises à l armée de l air, chargée de les acheminer vers l Allemagne. On pouvait lire un profond soulagement mais aussi de l épuisement sur les visages des femmes et hommes évacués. Le réapprovisionnement en carburant se fit sans problèmes. Dans l ensemble, tant les autorités que les militaires serbes à Podgorica se montrèrent extrêmement coopératifs. Le commandant de l aéroport se tint toujours près de moi après mon arrivée et mit d autre part un véhicule à ma disposition. Avant le décollage, j eus un long entretien avec lui et le remerciai de son soutien lors de cette action humanitaire. Ce fut presque une conversation amicale entre deux soldats au bord de la piste. Dans le crépuscule naissant, les deux C-160 décollèrent à côté de nous, ramenant à leur bord les évacués vers l Allemagne. En tout, 99 ressortissants de 23 nations furent évacués par l armée de l air et ramenés en Allemagne. Dix personnes poursuivirent le voyage de manière autonome à partir de Podgorica. Je décollai de Podgorica à 19h30 avec le dernier appareil. A Dubrovnik, on procéda immédiatement au ravitaillement et au rétablissement de la capacité opérationnelle intégrale dans l éventualité d une nouvelle mission vers Tirana le 15 mars, qui avait été ordonnée par le FüZBw lors du retour à Podgorica. Toutefois, dans la matinée du 15 mars, le FüZBw informa qu il n y aurait pas d autre 48 DOCTRINE N 16 JUIN 2009

Étranger mission, et ordonna de repasser sous le commandement du commandant national de théâtre et de procéder au retour immédiat vers Rajlovac. Lors de l atterrissage à Rajlovac, les camarades du camp nous réservèrent un accueil mémorable qui nous toucha beaucoup, nous qui étions encore sous l impression de l événement vécu. «Rajlovac, Tirana - we always come back», avaient-ils inscrit en grandes lettres sur la porte du hangar. Avec le compte rendu de la mission au général de division Frühhaber s était achevée l opération. Le commandant national de théâtre ne fit pas mystère de son soulagement de voir LIBEL- LULE de retour au complet à Rajlovac : «Mission accomplie, pas de pertes». Outre le véritable professionnalisme, dont les états-majors et les unités avaient remarquablement fait preuve lors de cette entreprise, la chance avait également été de notre côté pendant toutes les phases et au bon moment. En 1993, il y avait eu un dur débat de politique intérieure quant à la question de savoir s il était légitime d engager des forces allemandes avec une mission militaire hors du cadre du territoire de l Alliance atlantique. A peine quatre années plus tard, le Chancelier fédéral décida, dans une situation de crise, et soumis à une forte pression dictée par l urgence, de prélever des éléments allemands du contingent SFOR en ex-yougoslavie et de les engager dans une opération nationale d assistance à des ressortissants, afin de les évacuer d une Albanie secouée par des troubles proches d une guerre civile. D autre part, la direction politique décida de garder cette opération secrète jusqu à son terme. L objectif de l évacuation était en l occurrence non seulement de porter assistance à des citoyens allemands, mais aussi d évacuer des ressortissants de différentes autres nations. Cette opération fut menée sur fond d une situation non entièrement clarifiée et était en partie incertaine. Cette opération fut menée à un moment ou d autres nations interrompaient leurs propres opérations d évacuation, car le risque potentiel leur paraissait trop élevé. L opération LIBELLULE ne fut pas interrompue, car côté allemand, le risque restait encore considéré comme admissible. Un éventuel engagement armé avait été intégré dans les réflexions et préparé par les militaires avec maîtrise et circonspection. Le groupe tactique sut accomplir ses tâches avec professionnalisme et une grande maîtrise. Les défis de cette opération - manque de sommeil, pression de l urgence, incertitude par rapport à la situation, situation chaotique sur le point d embarquement, engagement du feu et risque personnel - les soldats ont su maîtriser tous ces paramètres et montrèrent une grande solidité. En terme de qualité, ils n avaient rien à envier à nos alliés qui sont depuis longtemps rompus à de telles missions. Le HFüKdo et le FüZBw ont assumé la conduite de manière souveraine, en l occurrence fourni les moyens nécessaires et défini le cadre, tout en accordant une grande marge de manœuvre au commandant de l opération. Les analyses effectuées sur le théâtre et les décisions prises ont immédiatement été acceptées, en particulier lors des moments critiques. Personne n a cédé à la tentation d abuser des moyens de télécommunications pour imposer une décision, ni d établir des diagnostics à distance concernant l estimation de la situation faite par les unités sur le théâtre. La confiance établie entre les officiers responsables au HFüKdo et au FüZBw et les commandants sur le théâtre fut selon moi un facteur décisif. Les alliés ont par la suite souvent fait part de leur étonnement concernant la dose selon eux très élevée de liberté d action accordée au commandant du théâtre dans une telle opération. On avait en l occurrence affaire à un commandement par objectif de première qualité. L opération généra de nombreux enseignements et expériences en termes de planification et d exécution d opérations d évacuation. Le maillon faible majeur s était avéré être le fait que l ambassade à Tirana n était pas préparée à une évacuation et fut totalement dépassée par les événements. La réalisation d opérations d évacuation a entre-temps été confiée à la division des opérations spéciales au sein de l armée de terre allemande, celle-ci maintient en permanence en disponibilité un groupe d intervention pour les opérations d évacuation dans le cadre de la prévention du risque à l échelon national. Dans les ambassades de certains pays, des opérations d évacuation de ressortissants on fait l objet d une préparation et d une projection calendaire avec le soutien des forces armées. Cette opération avait certes été harmonisée avec d autres Etats, mais elle fut conduite dans un cadre purement national. La responsabilité du succès ou de l échec incombait entièrement aux Allemands. Ce faisant, on avait accepté, avec toutes les conséquences, d assumer la responsabilité de l intégrité physique de ressortissants d autres pays. Le consentement du Bundestag ne put être recueilli qu après la conclusion heureuse de l opération, en raison de l urgence et de la nécessité de préservation du secret. Seuls les présidents des groupes parlementaires des partis représentés au Bundestag avaient été informés avant l opération. Le vol de LIBELLULE vers Tirana éclaire d un nouveau jour l évolution du rôle dévolu à la République fédérale d Allemagne dans le concert de la politique internationale. JUIN 2009 49 DOCTRINE N 16

Perspective historique de l évacuation de ressortissants PAR LE PROFESSEUR GUILLAUME LASCONJARIAS, CHERCHEUR AU CDEF/DREX 1 Dans l histoire des grands pays occidentaux, la notion d évacuation de ressortissants semble une idée neuve et une préoccupation récente. Pourtant, quoi de plus naturel et de plus essentiel que l obligation d un État de protéger et secourir ses ressortissants? Retour sur les évolutions d une pratique dont l esprit a connu de profonds bouleversements. LA PROTECTION DES «NATIONAUX», UNE NOTION ANCIENNE 2 Sous l Antiquité grecque et romaine ou dans l Europe médiévale, à une époque où la notion d État se développe, la tâche du souverain ou du seigneur tient dans la nécessaire protection donnée aux citoyens ou aux sujets. Déjà, pendant la Guerre du Péloponnèse (431-404 avant notre ère), les agriculteurs de l Attique sont protégés par la cavalerie athénienne qui les conduit à l intérieur des murailles de la ville lorsque les armées spartiates franchissent les limites de la polis 3. Aux temps des grandes invasions, aux IX e et X e siècles, les villes européennes dressent des murailles pour offrir aux ruraux un abri et un secours. photo fournie par l auteur membre». Or, bien souvent, la mission sacrée cache d autres raisons bien moins avouables. Derrière la protection des siens se dissimulent des volontés impérialistes. Nul étonnement à ce que le devoir de protection ne tienne pas ou peu compte des possibilités d évacuation. Il est d ailleurs rare ou exceptionnel que les colons demandent à être évacués. Au contraire, ils exigent de pouvoir rester et vivre en toute sécurité. Les interventions militaires visent d autres buts que le sauvetage des ressortissants et se transforment souvent en la présence permanente de contingents. La révolte des Boxers, de 1899 à 1901 4, connue par le siège des légations européennes, illustre cet argument. Une lente transformation s opère dès le XVI e siècle, à l heure où se constituent de grands empires coloniaux. Les nations européennes fondent des comptoirs en Afrique, aux Amériques et en Asie, y installent leurs colons et bientôt, développent une véritable administration calquée sur les modèles métropolitains. Dans cet esprit qui se nourrit de la lente imprégnation d idées politiques et philosophiques sur les devoirs des souverains et des États envers leurs sujets, l armée joue un rôle essentiel dans la protection des «nationaux» par rapport aux indigènes. AVEC LA COLONISATION, UNE NOUVELLE CONCEPTION La conception même de l État moderne, fondée sur les théories de Hobbes (Léviathan, chapitre XVII) et reprise par Adam Smith dans les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), exige du souverain qu il défende «la société de tout acte de violence et d invasion de la part des autres sociétés indépendantes» et protège «chaque membre de la société contre l injustice ou l oppression de tout autre En juin 1900, le mouvement des Boxers, antieuropéen et soutenu par l impératrice Cixi, atteint Pékin où la population se soulève. Les prêtres étrangers sont massacrés, le chancelier japonais Sugiyama est assassiné le 6 juin, suivi du baron allemand von Ketteler le 20. Le quartier des légations se trouve assiégé par des milliers de Boxers où se retranchent les Occidentaux. Pour leur porter secours, 20 000 soldats - principalement britanniques mais aussi allemands, italiens, français, japonais, américains ou russes - débarquent dans le port de Tianjin le DOCTRINE N 16 50 JUIN 2009

Retour d expérience 14 juillet 1900 et marchent sur Pékin. Après 55 jours de siège, les légations sont sauvées et les troupes alliées mènent une répression féroce aboutissant à la signature d un traité de paix inique en septembre 1901. L intervention est motivée par la volonté de sauver les Européens et un modèle de civilisation : «La révolte des Boxers est impie, puisqu elle va contre le progrès, contre les idées modernes (...). Devant les menaces de ces barbares, la civilisation ne doit pas reculer 5.» D une façon plus cynique, les ressortissants servent parfois de prétexte à un débarquement de vive force et à une annexion coloniale. Ainsi, en septembre 1911, l Italie déclare la guerre à l Empire ottoman. Le casus belli tient aux conditions de vie et de travail des ressortissants italiens en Cyrénaïque et en Tripolitaine 6 ; après un ultimatum que les autorités de la Sublime Porte rejettent, les troupes italiennes débarquent en Lybie et occupent le pays 7. VERS UNE LENTE APPROCHE HUMANITAIRE canonnière dépêchée pour la circonstance. Le 9 décembre, dans le chaos des combats, une centaine de diplomates, de journalistes, d hommes d affaires et de réfugiés, prennent le large. Mais cette opération connaît une fin tragique ; le 12 décembre dans l après-midi, l aviation nippone ouvre le feu sans sommation et coule le navire, tuant deux membres d équipage et faisant de nombreux blessés 8. Pour autant, ces opérations ne retiennent guère l attention des états-majors qui voient surtout dans les réfugiés à évacuer des zones de combat la possibilité de conserver leur liberté d action. Pendant le deuxième conflit mondial, priorité est donnée à l évacuation des combattants. Ainsi en est-il de l opération Hannibal, fin janvier 1945 ; la Wehrmacht aurait donné l ordre d évacuer la Prusse Orientale face à l avancée inéluctable des troupes soviétiques. La Kriegsmarine de l amiral Dönitz aurait pris les dispositions nécessaires pour évacuer les réfugiés via la mer Baltique. Or, il s agit là manifestement d une falsification historique ; les réfugiés n embarquent sur les navires que s il reste de la place. Il faut attendre le 6 mai 1945, deux jours avant la capitulation du régime nazi, pour que l amirauté déclare le sauvetage des populations prioritaire 9! LE TOURNANT DES ANNÉES 1960 Finalement, il faut attendre les années 1960 et les grands épisodes consécutifs à la décolonisation et aux grands bouleversements politiques pour que la notion d évacuation de ressortissants entre dans le cadre des opérations confiées aux forces armées. En avril 1965, au moment où la guerre civile éclate en République dominicaine, les États-Unis mettent en place une Task Force de 1 500 Marines au large de l île. Ce n est que le 29 avril, au moment où le gouvernement dominicain juge impossible de protéger les ressortissants étrangers, que les soldats américains atterrissent à Saint-Domingue, établissent une zone de sécurité entre l ambassade américaine et l Hôtel Embajador où les réfu- Il faut semble-t-il attendre les périodes de décolonisation pour que l évacuation de ressortissants confiée à des autorités militaires apparaisse. L intervention est désormais dictée par des considérations d un autre genre, souvent humanitaires, et les aspects médiatiques prennent un tour essentiel. Désormais, il s agit pour un État de pouvoir intervenir dans un pays souverain ou dans un conflit où il occupe une position plus ou moins neutre. Un des premiers exemples susceptibles d éclairer ces nouvelles missions date du conflit sino-japonais. Au début du mois de décembre 1937, Nankin est menacée par les troupes nippones. L ambassade américaine insiste pour que les derniers Occidentaux présents dans la ville embarquent sur le USS Panay, une ECPAD JANVIER 2009 51 DOCTRINE N 16

giés sont rassemblés, avant qu ils ne soient héliportés sur les navires croisant au large. L opération Powerpack prend de l ampleur les jours suivants ; du 29 avril au 4 mai, 10 000 soldats supplémentaires débarquent, sécurisant l aéroport puis les terminaux maritimes, offrant ainsi la possibilité d embarquer directement les ressortissants à quai. En tout, près de 8 000 réfugiés de 30 nationalités différentes furent évacués en un peu plus d une semaine 10. Autre exemple connu, lui aussi américain, l opération Frequent Wind, lancée devant l imminence de la chute de Saigon. La principale difficulté tient à l urgence dans laquelle il convient de prendre une décision ; le Pentagone souhaite une évacuation rapide et massive quand le Département d État, craignant un mouvement de panique, espère une évacuation progressive. Gérald Ford choisit le compromis ; une évacuation progressive jusqu au maintien de 1 100 hommes qu il serait possible d évacuer en une fois au cas où la situation le nécessiterait. Le 29 mai 1975 l aéroport de Saigon est directement sous le feu vietcong. L ambassadeur met alors en place deux points d évacuation ; les civils apprennent le début de l opération par une chanson diffusée sur les ondes. Protégés par des détachements de Marines, les hélicoptères volent entre Saigon et les navires de la 7 e flotte US au mouillage dans la baie. Les pertes au cours de l opération sont relativement faibles ; deux gardes de l ambassade sont tués dans des combats au sol et deux membres d équipage sont portés disparus après le crash de leur hélicoptère. Plus de 7 000 citoyens américains et de nombreux Vietnamiens sont sauvés, après 194 sorties sur les différents sites. 1 Egalement lieutenant de réserve. 2 Les titres intermédiaires ont été rajoutés par la rédaction. 3 Sur la Guerre du Péloponnèse et les leçons d actualité que l on peut en tirer, Victor Davis HANSON, La Guerre du Péloponnèse, Paris, Flammarion, 2008, chapitre 1. 4 À l origine, les membres d une société secrète (la «Milice de la Justice et de la Concorde») qui pratiquent un art martial proche de la boxe anglaise, dénoncent l impuissance et la corruption du pouvoir impérial face aux Occidentaux. Le mouvement prend de l ampleur au cours de l année 1900 et s attaque aux signes de la présence étrangère, du chemin de fer aux missions catholiques. 5 Lucien Victor MEUNIER, «Europe contre Chine», Le Rappel, 5 juillet 1900 cité par Christine CORNIOT, «La guerre des Boxeurs d après la presse française», Études chinoises, vol. VI, n 2, 1987, p. 73-99. 6 Ces deux régions formeront la future Lybie. 7 Tripoli est rapidement occupé mais il faut encore neuf mois de guerre pour réduire les résistances turques et indigènes. Par le traité de Lausanne, la Sublime Porte reconnaît la souveraineté italienne (15 octobre 1912). 8 Sur cet épisode peu connu, nous renvoyons à Iris CHANG, Le Viol de Nankin. 1937 : un des plus grands massacres du XX e siècle, Paris, Payot, 2007, p.167-175. 9 Sur le mythe de l évacuation des Allemands de Prusse-Orientale, voir l interview de l historien allemand Heinrich Schwendemann, diffusée sur Arte, avril 2005. 10 Sur Powerpack, il est possible de consulter le site www.globalsecurity.org/military/ ops/powerpack.htm. Ces deux exemples, tous deux américains, mettent en lumière les principes d une évacuation de ressortissants. D abord, une volonté politique forte, soutenue par une pression médiatique importante qui conditionne la mise en œuvre rapide d une telle opération. Ensuite, une gestion interministérielle souple et réactive, où les diplomates et les militaires travaillent en parfaite collaboration. Enfin, des moyens adéquats pour assurer le succès de l opération : un nombre important de soldats déployés, une panoplie de matériels (navires d accueil, hélicoptères, véhicules de ramassage...). Un an plus tard, à Entebbe (3 juillet 1976), le raid des parachutistes israéliens démontre que, pour protéger et évacuer des ressortissants, un État doit aussi être prêt à mettre en jeu une somme de risques élevés. US Navy DOCTRINE N 16 52 JUIN 2009

Retour d expérience Les enseignements tirés du déploiement du CRER au Tchad en avril 2006 PAR LE CHEF DE BATAILLON TANGUY EON-DUVAL DU CDEF/DREX En avril 2006, le front uni pour le changement (FUC), poussé par le gouvernement de Khartoum, tente de renverser le président Deby ce qui provoque la rupture des relations diplomatiques tchadosoudanaises. De violents affrontements opposent alors les partisans du président Déby et les rebelles, provoquant des centaines de morts. Dans ce cadre, la France prépare une opération d évacuation de ses ressortissants qui finalement n aura pas lieu, le pouvoir politique décidant de ne pas évacuer. Ces événements ont permis de rappeler quelques vérités qui, sans être nouvelles, méritent d être évoquées pour nourrir une réflexion plus poussée sur le concept et la pratique des RESEVAC. La pertinence du prépositionnement des forces françaises et l appropriation de l esprit de la mission par les EFT 1 apparaissent comme les facteurs principaux qui auraient conduit à la réussite de l évacuation si celle-ci avait été conduite. A l épreuve des faits qui ont secoué le Tchad en avril 2006, provoquant le montage d un CRER A par l armée française, des enseignements ont été tirés. Ils ont permis de conduire rapidement et avec efficacité l évacuation de ressortissants au Tchad en février 2008. DÉROULEMENT DES FAITS Le 11 avril 2006 vers 13 heures, une colonne d une centaine de pick-up rebelles provenant du Darfour attaque la ville de Mongo située à 350 Km à l est de N Djamena. L armée nationale tchadienne (ANT) déploie alors préventivement ses blindés dans la banlieue sud-est de la capitale. Les éléments français au Tchad (EFT) sont mis en alerte. Les unités en tournée de province (TP) sont recomplétées en munitions par HM 2. Le même jour à 22 h 30, deux C130 déposent à N Djamena la 4 e compagnie du 8 e RPIMa, prépositionnée en mission de courte durée à Libreville. Les rebelles continuent leur progression dans la nuit du mardi 11 au mercredi 12 avril. À 10 h 30, le lycée français de N Djamena (Montaigne) ferme ses portes. À 11 h 20, sur ordre de l état-major opérationnel terre (EMO-T), le commandement de la force logistique terrestre (CFLT) fait passer le centre de regroupement et d évacuation des ressortissants (CRER) en alerte à 24 heures au lieu de 48 heures. À 17 heures 47, le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) donne l ordre d engager le CRER Alpha au Tchad. Simultanément, des détachements de liaison (DL) du groupement terre sont envoyés sur les points sensibles répertoriés dans le plan d évacuation baptisé «Chari Baguirmi». Le jeudi 13 avril est marqué par de violents affrontements dans la capitale ; à 18 heures, le CPCO ordonne la projection du CRER. Le samedi 15 avril à 16 heures, l avion le transportant atterrit sur la base militaire de N Djamena. Une reconnaissance est conduite sans délai sur la zone prévisionnelle d implantation du CRER. La solution qui avait été préconisée par des reconnaissances antérieures n est pas retenue pour des raisons essentiellement pratiques. Une réunion de crise se tient alors entre le consul, le chef du centre d évacuation (CENTREVAC) et le chef du CRER. S appuyant sur son expérience personnelle acquise lors du montage du CRER à Abidjan en novembre 2004, le chef du CRER propose de mettre au point un nouveau dispositif intégrant un resserrement des modules prévus, une disponibilité instantanée des infrastructures utilisées et une diminution des moyens humains nécessaires au fonctionnement de l ensemble. Son plan est accepté. Le dimanche 16 avril matin, la chaîne consulaire et le CRER A sont installés. En début d après-midi, le système informatique EVAC INFO 3 permettant l enregistrement des ressortissants est déployé. Compte tenu du retour à la normale dans N Djaména, l ambassadeur de France au Tchad décide de ne pas procéder à l évacuation des ressortissants. JUIN 2009 53 DOCTRINE N 16

ENSEIGNEMENTS PRINCIPAUX Une parfaite maîtrise du plan Chari Baguirmi Tout d abord, chaque contingent arrivant sur le théâtre effectue la reconnaissance des points de regroupement ainsi que des itinéraires permettant de rallier le camp Kosseï. A l issue, un exercice est mené au profit des unités, permettant l appropriation de la mission d évacuation. Baptisé «Chari-Baguirmi», cet exercice de synthèse est contrôlé par l état-major interarmées (EMIA) qui valide les savoir-faire des unités présentes. L instruc-tion sur la mise en œuvre d une évacuation de ressortissants lors de la mise en condition avant projection (MCP) et l entraînement sur le théâtre confèrent aux EFT à la fois la légitimité et les capacités de conduire une RESEVAC avec efficacité et sans pertes. La prise en compte des enseignements de novembre 2004 en RCI plans dûment établis. Colocalisées, les équipes consulaire et militaire auraient ainsi pu prendre en compte successivement les personnes évacuées, chaque cellule ayant une mission propre. La souplesse d emploi du personnel du CRER A dans son nouvel environnement Les prévôts du CRER A devaient rejoindre l antenne prévôtale de N Djaména pour participer aux fouilles des ressortissants et de leurs bagages ainsi qu au service du contentieux. De même, les deux informaticiens étaient prêts à mettre leurs moyens et leurs compétences au service de la cellule informatique des EFT. Enfin, le poste de secours aurait travaillé en parfaite synergie avec l infirmerie de la BSVIA pour l aider dans le traitement des ressortissants. Le CRER A n est donc pas une structure qui agit de façon autonome. Son efficacité est due principalement à sa capacité à s adapter au nouvel environnement qu il trouve sur le théâtre. Ensuite, le chef du CRER projeté à N Djamena en avril 2006 était le même que celui qui avait commandé le CRER lors des évènements de novembre 2004 en Côte d Ivoire. Il avait tiré à l époque des enseignements précis à la fois sur les modalités de montage du CRER et sur la gestion des personnes à accueillir. Ainsi aurait-il pu gérer l afflux de ressortissants et de réfugiés, appréhendant en particulier leur aspect psychologique. Le processus RETEX consistant à la prise en compte des évènements passés permet donc un gain de temps précieux et est, rappelons-le une nouvelle fois, gage d efficacité. Une bonne coordination entre les différents services Le succès de la montée en puissance de ce CRER repose également sur une bonne synergie des services concernés par une telle opération. Les représentants locaux du ministère de la Défense ainsi que ceux du ministère des Affaires étrangères (MAE) ont conservé un contact permanent du lancement de l alerte jusqu au retour à la normale. Le consul, le chef du CENTREVAC et le chef du CRER ont ainsi pu mettre en œuvre leur structure conformément aux 1 Éléments français au Tchad. 2 Hélicoptères de manœuvre. 3 Le module EVAC INFO est le module de base minimum pour réaliser les opérations d enregistrement de 500 ressortissants par 24h00. Il constitue le cœur du module harpon du CRER A. DOCTRINE N 16 54 JUIN 2009

Retour d expérience ADJ DRAHI/SIRPA Terre Ainsi, la structure projetée en avril 2006 au Tchad a permis de valider le principe même du déploiement d un CRER A. Les autorités politiques françaises ayant décidé de ne pas évacuer les ressortissants, le CRER A a été démonté et le personnel est rentré en France. Le prépositionnement des troupes et françaises au Tchad et la bonne connaissance du milieu ont permis l accueil et le déploiement rapide du CRER A. L expérience acquise avec la projection et l installation du CRER a permis de conduire dans d excellentes conditions l évacuation des 1 384 ressortissants du 1 er au 8 février 2008. JUIN 2009 55 DOCTRINE N 16

Opération CHARI BAGUIRMI L évacuation de 1 750 ressortissants au Tchad en 2008 PAR LE COLONEL XAVIER COLLIGNON* Alors que de violents combats opposent la rébellion tchadienne à l armée nationale tchadienne et que l opération EUFOR Tchad RCA monte en puissance, le groupement terre 21 e RIMa participe à l évacuation de 1 750 ressortissants, dont le tiers de Français, de Ndjamena du 1 er au 8 février 2008. Dans ce cadre, l action du 21 e RIMa est évidemment déterminante mais elle n est pas exclusive. En effet, elle s inscrit dans un cadre global interarmes, interarmées et international très favorable qui lui a fourni les moyens logistiques, et humains indispensables à la réussite de l opération. Fondamentalement, l expérience vécue par le groupement terre n est pas exceptionnelle, l armée de terre possède de multiples exemples similaires dans son passé récent ; elle remet simplement en lumière quelques vérités : la nécessité de l entraînement, la liberté d action et l indispensable fluidité de l information sont trois points toujours essentiels. * Chef de corps du 21 è RIMa de 2006 à 2008. UN ENTRAÎNEMENT CAPITAL Le GTIA 21 est à la base très hétérogène. Certes l ossature du GTIA est constituée par le 21 e RIMa. Mais pendant 4 mois il faut optimiser les savoir-faire des cavaliers légionnaires et des Bigors pour obtenir un GTIA efficace et homogène. Un entraînement intensif interarmes et interarmées facilite grandement cette fusion. Par la suite le renforcement des unités TAP se fait assez naturellement. Leur arrivée en 24 heures, la tension qui monte rapidement et les retrouvailles des commandants d unité, chefs de section ou de groupe qui se sont connus au cours de différents séjours, accélèrent une intégration qui s avère être une nécessité opérationnelle. Le GTIA 21 est donc entraîné et aguerri. Le travail réalisé à Fréjus lors de la mise en condition pour la projection, l exercice conduit au début du mois de septembre sur l ancienne base aéronavale a permis aux différentes unités du GTIA 21 de se préparer avec réalisme, appliquant à l occasion le plan CHARI BAGUIRMI fourni lors des reconnaissances réalisées un mois avant le départ. Le GTIA 21 connaît parfaitement son environnement. Après quatre mois d entrainement intensif de missions de présence et de reconnaissances, il est en mesure d accueillir les renforts de Libreville. Ces derniers connaissent le milieu africain, ils sont déjà acclimatés. En outre, les commandos de l air et le génie de l air fournissent des renforts de dernière minute. Les sapeurs auront à travailler jour et nuit pour embosser les engins et protéger la troupe. Ainsi le GTIA 21 bien aguerri par quatre mois de mission, bénéficiant d un renfort entraîné et expérimenté, voit-il se déclencher les événements avec une certaine sérénité. LA LIBERTÉ D ACTION DU GTIA Cette liberté d action repose sur sa connaissance de son environnement et sur la qualité de sa réserve tactique. Il faut encore et toujours insister sur la connaissance de l environnement. Celleci ne s arrête d ailleurs pas seulement à l environnement géographique. Il convient d y ajouter la connaissance du matériel mis à disposition, la connaissance des plans, des moyens complémentaires et des chefs. Si nous n y prenons pas garde, la liberté d action du GTIA peut être limitée par «l externalisation». En effet, la réalisation de tâches multiples par du personnel non militaire (casernement, soutien de l homme) en temps de paix permet indéniablement de conserver du personnel pour l entraînement. Cependant dès que la crise surgit, ce personnel ne pouvant (ou ne voulant) venir travailler, son absence impose de nouvelles contraintes à la force qui a justement besoin à ce moment de tout son personnel... Pour faire face à cette situation, il est indispensable que les unités conservent une capacité de rusticité et d autonomie afin de maintenir leur disponibilité opérationnelle. La connaissance des matériels permet de s adapter au matériel en service. En l occurrence, le parc automobile en service aux EFT est insuffisant en terme DOCTRINE N 16 56 JUIN 2009

Retour d expérience ADJ DRAHI/SIRPA Terre de blindage pour la troupe ou pour le commandement. Par ailleurs, toutes les sections ne peuvent disposer de VAB 12.7. Ainsi, ayant pris l habitude de manœuvrer en tenant compte de ces lacunes, la répartition des moyens a-telle été adoptée d emblée pour faire face à ces difficultés déjà connues. De même le plan RESEVAC dominé dans l esprit comme dans la lettre a pu être utilement actualisé pour le faire coller à la réalité du moment. Notons qu il s est révélé particulièrement utile car la connaissance des plans, des amis ou alliés et des chefs facilite la compréhension et la coordination. Enfin le GTIA 21 connaissait ses chefs directs et savait ce qu il pouvait attendre des amis ou alliés (moyens interarmées, ambassade, armée nationale tchadienne). C est pourquoi au fur et à mesure des événements l aide de l ambassade pour déterminer les sites d extraction des ressortissants isolés ou pour coordonner l action de nos troupes s est révélée déterminante. La qualité de la réserve tactique est comme toujours prépondérante. Il s agit bien sûr de sa nature qui doit coller à la réalité du combat. Lorsqu il est apparu clairement que les rebelles ne faisaient pas grand cas de la vie des ressortissants en n hésitant pas à prendre à partie nos convois, nous avons immédiatement décidé d évacuer sous blindage. Certes, compte tenu du nombre de VAB, les opérations ont été ralenties mais cette décision nous a permis de disposer d une capacité d extraction protégée et d une capacité de réaction (d escorte) sous blindage. Cette option plus lente mais plus sûre a été validée par les faits. Aucun ressortissant n a été blessé. La faiblesse de nos moyens était compensée par les appuis disponibles, la SAM était prête à tirer et les hélicoptères appuyaient les convois. FLUIDITÉ DE L INFORMATION La fluidité de l information est également déterminante, elle conditionne, la compréhension de la mission à tous les échelons et la réactivité des éléments engagés. La circulation de l information est primordiale. L évacuation au milieu des combats dans une zone peu étendue mais urbaine avec des belligérants très mobiles impose un effort de renseignement de contact pour choisir les itinéraires d évacuation les moins exposés et une sélection pertinente des points de regroupement de ressortissants. Du fait de la quasi-absence de capteurs spécialisés (faute de blindage), le renseignement au contact peut être directement exploité grâce à l emploi d un réseau radio unique permettant de coordonner en boucle courte l action des unités. De même, l exploitation des informations détenues par les ressortissants évacués s avère primordiale pour le suivi et la poursuite des opérations. Enfin, il apparaît indispensable de déterminer des points de regroupement de ressortissants proches du CENTREVAC qui, en début de crise, peuvent être rejoints au plus vite afin de diminuer le nombre et la vulnérabilité des convois d évacuation sous blindage. Cette fluidité de l information permet également au chef de détachement de se situer en permanence dans l action principale, il s agit bien d accroître l intelligence de situation. Ainsi informé en direct des intentions des chefs des échelons supérieurs ou des subordonnés, il peut décider en intégrant les éléments d ambiance et adapter ses actions ou réactions. C est en suivant le réseau radio de l échelon subordonné que nous pouvons faire replier des éléments qui sont pris à partie par méprise par des éléments de l armée nationale tchadienne, évitant ainsi le pire. Cette fluidité de l information est capitale également au niveau «horizontal» ou en interarmées. En effet, la défense de la piste et son emploi simultané par les avions de transports tactiques imposent une coordination très fine avec l armée de l air, afin de pouvoir appuyer les décollages et atterrissages des aéronefs. La colocalisation du J3 avec la cellule de commandement du GTIA permet ainsi une information instantanément exacte et une réaction immédiate. Les limites de cette fluidité de l information résident dans la maîtrise et le volume des informations traitées. Les messages opérationnels, les photos et autres films sont de nature certes à expliquer et témoigner de l action en cours mais la multiplicité des sources doit induire une attention soutenue de l encadrement. En effet, le nombre conséquent de films et de photos prises pendant l opération par les soldats euxmêmes ou les ressortissants (voir les sites Internet spécialisés) doit nous inciter à la vigilance. En conclusion, cette RESEVAC a été à l image de toutes celles que l armée de terre a eu à conduire dans le passé ; soudaine et violente elle a nécessité savoir-faire et réactivité. Entraînement, liberté d action et fluidité de l information sont évidemment indispensables. Faut-il souligner qu ils ne seraient rien s ils n étaient réalisés par des hommes motivés et bien encadrés, dans une organisation aux qualités avérées et dans un environnement maîtrisé? JUIN 2009 57 DOCTRINE N 16

Une opération d assistance et d évacuation au Liban L opération «Baliste» (juillet-août 2006) PAR LE CONTRE-AMIRAL XAVIER MAGNE DE L EMM * Le 12 juillet 2006, après une incursion en territoire israélien ayant conduit à la capture de deux Israéliens par des combattants du Hezbollah et provoqué la mort de huit autres soldats, les hostilités éclatent, très violentes, entre Israël et le Hezbollah dans le sud du Liban. L aviation israélienne attaque méthodiquement les positions du Hezbollah - en particulier le quartier chiite de Beyrouth et le village de Bent J Bail au sud du Litani. Elle fragilise ou détruit plus d une centaine de ponts routiers dans tout le Liban, bombarde une usine dans la plaine de la Bekaa. Elle frappe également la centrale électrique de Jiyé, située en bord de mer, provoquant ainsi une marée noire qui souille la côte vers le nord jusqu à Tripoli. Le Hezbollah réplique par des tirs de roquettes qui atteignent le territoire israélien de façon aveugle. Ces actions provoquent, d une part, un exode important de la population libanaise du sud du Litani vers Beyrouth et le nord du Liban et, d autre part, un déplacement limité de réfugiés israéliens vers le sud d Israël. L opération Baliste, décidée par le gouvernement français dès le 14 juillet, a pour objectif initial de porter assistance à nos ressortissants qui fuient les bombardements au sud du Liban, d acheminer du fret humanitaire vers les zones les plus touchées par les combats et d apporter un soutien à la force intérimaire des Nations Unies au Liban (FINUL). Cette dernière est dans une situation précaire et particulièrement inconfortable du fait de son positionnement géographique, exactement entre les deux protagonistes, au cœur de la zone des combats. Deux C-160 Transall et trois EC-725 Caracal sont projetés immédiatement sur la base britannique d Akrotiri à Chypre et le Jean de Vienne reçoit l ordre d appareiller dans l heure. Une compagnie du 7 e bataillon de chasseurs alpins et une compagnie du 2 e régiment d infanterie de marine, chacun avec ses éléments de soutien, reçoivent l ordre de rejoindre le Siroco et le Mistral à Toulon. Le Siroco appareille dès le 16 juillet, le Mistral et le Jean Bart appareillent le 19, sitôt leur chargement effectué. Dès que l ensemble du dispositif militaire est en place, les opérations d évacuation prennent une dimension beaucoup plus professionnelle grâce à la présence et au travail précis et méthodique des centres de regroupement et d évacuation des ressortissants (CRER). L organisation est cohérente et répond de façon efficace à la situation d urgence - les ressortissants sont immédiatement rassurés par le calme des soldats, l impression qu ils maîtrisent la situation, la puissance et le sentiment de sécurité qui se dégagent du dispositif. C est le fruit de l expérience acquise par l armée de terre lors des diverses opérations d évacuation de ressortissants auxquelles elle a participé au cours des dernières années, en particulier en Afrique. Au bilan, ce sont plus de huit mille ressortissants de soixante et une nationalités différentes qui sont évacués par les moyens militaires, mille quatre cents tonnes de fret humanitaires qui sont acheminées vers les ports de Beyrouth, Tyr, Saïda et Naqourah, le tout dans un contexte très tendu. Comme dans toute opération réelle, les choses ne se sont pas passées exactement comme elles avaient été planifiées et les surprises se produisaient comme toujours à l endroit où on ne les attendait pas. DOCTRINE N 16 58 JUIN 2009

Retour d expérience SIRPA Marine L UNICITÉ DU COMMANDEMENT : UN PRINCIPE IMMUABLE? Dès que nous adoptons le métier des armes, nous apprenons à nous organiser pour mener des opérations et gérer des crises en nous appuyant sur le principe de l unicité du commandement. Ce principe n est jamais remis en cause parce que chacun peut ou a pu vérifier par lui-même que le fait d avoir plusieurs chefs est presque toujours gage de désordre et d inefficacité. Tout le monde s accorde sur ce principe essentiel et, pourtant, ce n est pas toujours ce qui se passe dans la réalité. C est ainsi que pendant les premières semaines de l opération Baliste, j ai pu identifier jusqu à six donneurs d ordre différents au premier rang desquels il y avait, bien évidemment, le centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), ce qui est tout à fait normal puisqu il est dans son rôle de courroie de transmission des ordres donnés par le chef d état-major des armées (CEMA). En revanche, certaines «incitations», pour ne pas dire injonctions, venaient d autres correspondants et ces interventions n étaient manifestement pas toutes coordonnées. Il est toujours un peu déroutant pour un chef de se voir solliciter de cette manière, surtout au moment où les événements requièrent concentration et précision. Nous n avons pas, loin s en faut, le don d ubiquité et il n est généralement pas possible de répondre à toutes les demandes dans les temps impartis. Sous la pression des événements, l envie d un chef trop sollicité est alors d éconduire poliment chacun de ces interlocuteurs supplémentaires mais il faut résister à la tentation de leur faire un procès d intention. En effet, dès lors qu une opération comporte une forte dimension émotionnelle, elle fascine et attire inéluctablement le monde politique qui y voit, à juste titre, une excellente opportunité d œuvrer pour le bien commun. Chacun se dépense sans compter, oubliant juste parfois qu il n est pas seul à se soucier du bien commun. C est la raison pour laquelle il y a parfois un manque de coordination qui pose problème à l échelon d exécution. Que peut-on faire? On peut s en remettre à son chef direct pour tenter de supprimer les interférences. On risque surtout de se voir reprocher le fait d avoir introduit des délais supplémentaires dans des processus issus de sollicitations qui sont en réalité parfaitement légitimes. Il ne reste alors plus qu une option, faire au mieux en essayant de rester fidèle à l esprit de la mission et, patiemment, expliquer le bienfondé de ses choix, donner une indication sur les délais de réalisation pour bien montrer qu on ne laisse rien tomber. LA COMMUNICATION : UNE ÉCOLE DU CALME ET DE LA PATIENCE Les journalistes sont des gens pressés, il suffit de les côtoyer pour s en convaincre. Parce qu ils suivent les développements de l actualité, ils cherchent en permanence à l anticiper pour mieux la couvrir et décrocher le «scoop» mythique lorsque c est possible. Cette impatience, aggravée par la dure compétition qui existe entre eux, devient parfois agressivité pure, ce qui nous place, par contrecoup, en posture défensive. Cette attitude, que nous sommes trop souvent tentés d adopter, est ressentie elle aussi comme très agressive par les journalistes. C est comme un jeu de miroirs qui se renvoient la même image et qui fait monter la tension. Ici aussi il me semble qu il faut s abstenir de faire un procès d intention aux journalistes - sans pour autant être naïfs. Ils ne font, en effet, que leur métier. Bien sûr, nous tentons de nous justifier en remarquant que certains d entre eux souffrent d un manque d éducation chronique. Cela ne change rien au fait qu ils sont chargés d informer nos concitoyens. Mieux vaut prendre son mal en patience et faire preuve de pédagogie pour que l information soit présentée de la façon la plus objective possible. Nous avons eu à gérer l impatience et l agressivité des médias présents à Naqourah les 19 et 25 août 2006 au moment du débarquement des premiers renforts de la FINUL. Nous avions mis à terre une section de génie avec son matériel le 19 et nous débarquions, le 25, le restant de la compagnie. Les journalistes ne comprenaient pas que les quinze mille hommes de renfort, annoncés avec de grands effets de manches par le monde politique, ne débarquent pas tous ensemble. Il m a fallu leur expliquer que, compte tenu du nombre d engins explosifs disséminés dans la zone - et qui provoquaient chaque jour des accidents au sein de la population - il était essentiel de préparer le terrain pour éviter d avoir à gérer un problème encore plus grand. C est pour cette raison que nous mettions à terre deux cents spécialistes avec mille huit cents tonnes de matériel, capables de dépolluer le terrain et de construire les infrastructures d accueil. Le reste suivrait en son temps. Curieusement, ceci a mis fin à toute cette agressivité. LA SÉCURITÉ : UNE QUESTION DIFFICILE DANS CE CONTEXTE La phase d évacuation des ressortissants a été une opération délicate qui nécessitait méthode, organisation et rigueur. Elle demandait surtout une synergie entre les différents acteurs présents sur le terrain, en particulier ceux des affaires étrangères, afin d optimiser le travail d identification des personnes évacuées, le transit des ressortissants vers les bâtiments de la marine nationale et l accueil à bord de nos unités. Malgré l affolement, les pleurs, la lassitude, l impatience des familles souvent composées de jeunes enfants, il nous fallait garder le contrôle de la situation et éviter l apitoiement face à ce drame humain que tous, militaires comme civils, vivaient en direct et souvent pour la première fois. JUIN 2009 59 DOCTRINE N 16

Le contexte était à l urgence et le risque d une action contre nos bâtiments ne devait pas être négligé. La question sécuritaire était donc primordiale. Pourtant, face à la détresse des personnes évacuées, il paraissait particulièrement indélicat de se lancer dans une inspection détaillée de leurs bagages. Alors, une fois les personnes accueillies à bord de nos unités et les bagages regroupés dans un même lieu, une équipe cynophile, spécialisée dans la recherche d explosifs, venait méthodiquement flairer les paquetages embarqués. La question délicate de la sécurité s est également posée lors de la prise en charge et l acheminement de fret humanitaire en direction du Liban. Le contrôle des matières transportées, regroupées et empilées sur des palettes, était difficile à réaliser en raison de la quantité et du volume que cela représentait. Les aspects juridiques étaient complexes et conduisaient, dans la plupart des cas, à l interdiction du contrôle des marchandises acheminées. Ainsi, pour éviter la fouille directe du fret qui risquait de nous faire sortir du cadre légal, l emploi de l équipe cynophile s est avéré être le moyen optimal pour répondre au volet sécuritaire de cette opération même s il ne garantissait en aucune façon l étanchéité du dispositif. Un effort reste à fairedans ce domaine pour trouver un cadre juridique satisfaisant. LA GESTION DU POTENTIEL : UNE RESPONSABILITÉ QUI N EST PAS PARTAGÉE Lors de la phase dite «urgence» 1, au cours de laquelle les évacuations avaient lieu, les hélicoptères EC-725 Caracal de l armée de l air servaient, plus particulièrement, à exfiltrer des personnalités menacées ou des ressortissants blessés, à mobilité réduite. Le fait de disposer d un outil de cette qualité et de cette facilité d utilisation n a, bien sûr, pas échappé aux services de l ambassade de France à Beyrouth. Et, tout naturellement, ils se sont servis de ces machines de guerre un peu comme s il s agissait d un service de taxi aérien. Il n y avait pas de raison objective de le leur reprocher dans la mesure où aucune règle du jeu ne leur avait été fixée et que seule l urgence prévalait. En revanche, dès mon arrivée sur zone, m étant posé la question de la gestion du potentiel de ces appareils, il a fallu prévoir assez rapidement une visite sur chacun des trois. J ai demandé à organiser les vols de façon à permettre l échelonnage de ces visites dans le temps pour éviter une rupture capacitaire. Cela m a amené, par exemple, à refuser le transfert d une équipe de relève du groupement d intervention de la police nationale (GIPN) par voie aérienne sur le trajet Chypre - Beyrouth. L attaché de défense est intervenu pour tenter de forcer la décision. Puis comme je maintenais le refus, c est l ambassadeur en personne qui est intervenu. Ceci m a permis d expliquer, aussi délicatement que possible, les raisons qui motivaient mon choix et de rappeler que ce choix relevait de ma responsabilité. Devant, en particulier, maintenir une capacité d exfiltration au profit de l ambassade, je ne pouvais, sans faillir à ma mission, laisser les hélicoptères arriver à échéance de potentiel au risque d en avoir deux - voire trois - indisponibles simultanément. Il me fallait donc gérer rigoureusement leur potentiel. Dans le cas précité, la meilleure réponse n était pas nécessairement un transfert par voie aérienne et nous avons assuré la relève dans les meilleures conditions en retardant d une journée le retour en métropole de l équipe relevée. LA «RÉDUCTION DE LA TOILE» : UNE DÉCISION DIFFICILE Sitôt la phase «urgence» achevée, nous sommes passés à la phase «reconstruction». La hache de guerre était officiellement enterrée entre les protagonistes et les hostilités avaient cessé. La situation n en était pas moins explosive et chacun sentait que les combats pouvaient reprendre à tout instant. Et pourtant, l armée libanaise prenait la décision de se déployer dans le sud Liban, faisant tomber un tabou. En plus de trente années de carrière, j ai pu constater que la règle habituelle à l ONU, lorsqu une opération se déclenche, consiste à mettre en place des troupes, la plupart du temps en mission d interposition, puis à les «oublier». Les opérations de maintien des Nations unies ne se terminent jamais. C est ainsi qu il y a toujours, à ma connaissance, des casques bleus à Chypre. C est ainsi que la FINUL était en place depuis 1978. Il m a semblé important, par principe, d initier la décrue et de remettre à disposition de l employeur une partie des forces allouées à l opération Baliste. Bien évidemment, c était prendre le risque de voir l incendie se rallumer et de ne plus avoir les forces indispensables pour conduire la mission. Ma conviction profonde était que, si je ne faisais pas cet effort, nos forces resteraient inoccupées trop longtemps et, se sentant inutiles, se démotiveraient. Par ailleurs, nous sentions localement à quel point il était important d investir sur l armée libanaise. Ceci m a conduit à développer une coopération bilatérale. LE DÉTACHEMENT «BAILEY» : UN SOUTIEN À PARTIR DE LA MER Dès la fin des hostilités, l action de notre force s est orientée vers une phase de soutien et de reconstruction au profit du Liban. C est ainsi qu une compagnie de légionnaires du 2 e régiment étranger de génie a rallié le territoire libanais afin de participer à la restauration des axes routiers stratégiques avec la construction de ponts provisoires Bailey. Cette équipe de 200 hommes, renforcée par des militaires du 121 e régiment du train, a rejoint directement le Liban sans qu un point de situation ait pu leur être fait, au sein de la force Baliste, avant leur déploiement sur le terrain. Puisqu ils étaient sous ma responsabilité, j ai souhaité leur rendre visite le plus tôt possible. Ils m ont dit toute leur appréhension d être exposés dans une zone qu ils pensaient être toujours au cœur des combats, sans avoir une quelconque connaissance des acteurs et des enjeux. Après leur avoir présenté le dispositif de la force Baliste et le soutien dont ils allaient bénéficier, les avoir convaincus de l utilité de leur action, leurs craintes ont diminué. Elles ont complètement disparu lorsqu ils ont pu vérifier qu une unité était toujours à proximité, veillant fidèlement sur eux et que chaque fois qu ils exprimaient un besoin, il était satisfait dans la mesure de nos moyens. Lors de ma première visite, le chef de détachement m a fait part de sa préoccupation de ne disposer que de rations de combat. Elles semblaient dérisoires compte tenu des efforts physiques à fournir - nos légionnaires manipulaient des pièces de métal de deux cents kilos sous un soleil de plomb, avec des températures autour de quarante degrés. Le soutien à partir de la mer a alors pris une forme très concrète avec la fourniture de deux unités logistiques 2 qui ont sans doute été un facteur essentiel du moral. DOCTRINE N 16 60 JUIN 2009

Retour d expérience SIRPA Marine * Etat-major de la marine. Le CA Magne était COMANFOR de l Opération BALISTE. 1 La phase «urgence» a duré du 14 juillet au 14 août 2006. 2 Une «unité logistique» (UL) représente de quoi nourrir 300 personnes pendant 10 jours. La variété des aliments qui sont proposés dans une «UL» résulte d études rigoureuses faites conjointement par des nutritionnistes, des commis aux vivres et des cuisiniers. On y trouve vivres frais, congelés et quelques conserves. La première UL a été acceptée sans trop de conviction, la seconde a été commandée avec enthousiasme! LA COOPÉRATION BILATÉRALE AVEC LE LIBAN Au-delà de la construction des ponts Bailey, l action de notre force s est également orientée vers une coopération bilatérale avec l armée libanaise. Il était important de les intégrer dans cette phase de l opération car l armée libanaise avait besoin d une légitimité forte vis-à-vis de sa population. Elle avait aussi besoin de prendre confiance en ses capacités d action et d intervention sur son territoire et ses approches maritimes. La coopération bilatérale a été initiée, de part et d autre, dans un esprit de solidarité, de respect de l autre et de partage du savoir-faire. Cette coopération, qui s est appuyée sur des liens créés il y a plus de trente ans entre de jeunes aspirants français et libanais à l Ecole navale de Lanvéoc-Poulmic, était empreinte d une confiance mutuelle qui permettait un dialogue optimal entre les deux marines. En prenant une part active aux opérations de reconnaissance de plages le long de leur littoral, les marins libanais obtenaient estime et reconnaissance de leur savoir-faire par une marine amie qui compte pour eux. Cette coopération nous a ainsi permis d apporter soutien à la motivation des marins libanais, de les aider à retrouver la fierté légitime d œuvrer à la sécurisation de leur espace maritime et de leur garantir notre estime pour leur professionnalisme malgré leurs contraintes matérielles. JUIN 2009 61 DOCTRINE N 16

Opération BALISTE Une complémentarité interarmées indispensable PAR LE COLONEL LAUNOIS* Opération interarmées depuis la mer, l opération BALISTE a vu les trois armées œuvrer sans préavis à partir des bâtiments déployées au large du Liban durant plus de huit semaines sur le théâtre Est-Méditerranée dans un cadre initialement non permissif évoluant favorablement avec pour résultat l aide au départ du Liban dans de bonnes conditions de plus de huit mille ressortissants français ou étrangers. * Chef de corps du 2 è RIMa de 2006 à 2008. Déployée sur deux bâtiments amphibies, le BPC 1 Mistral et le TCD 2 SIROCCO après un déclenchement de l opération en urgence hors programmation le 17 juillet 2006, la participation de la composante terre centrée sur le 2 e RIMa 3 stationné au Mans s élevait à près de 600 personnes. Le GTE 4 «Richelieu» était articulé de manière équivalente à un groupe amphibie de niveau 2. Il était en conséquence en mesure de fournir tout l éventail de capacités opérationnelles allant de la conception et la conduite d opérations amphibies de niveau CATG-CLG 5 jusqu à la mise sur pied d un centre d évacuation autonome ou de cellules de rapatriement en soutien du MINAE, en passant par le raid blindé et héliporté de niveau GTE dans une ambiance non permissive. Si la directive BALISTE ouvrait toutes les possibilités d action avec une dominante d action amphibie, pour le 2 e RIMa, avec son chef de corps commandant de la force terrestre embarquée, les opérations durant les 45 jours de mission dont 37 en zone d opération ont été successivement centrées autour des activités suivantes : - intégration opérationnelle, technique et humaine des différentes composantes du groupement terrestre en vue d opérations amphibies dans un cadre de haute intensité au moyen d exercices et d instruction (qualification du personnel navigant, préparation d une opération amphibie sur la côte du Liban et exercice sur carte pour l état-major tactique, service des armes et soins au combat pour la troupe, maintenance des matériels à la mer) ; - appui aux opérations de rapatriement des ressortissants dans les fonctions de protection, d accueil, de filtrage, de guidage, depuis Beyrouth au lycée français et sur le port, à la jetée de Naqourah, lors de l embarquement et du débarquement à Mersin en Turquie et à Chypre, en liaison avec le personnel du ministère des Affaires étrangères en ambassade ; - protection rapprochée des bâtiments lors des mises à quai de ceux-ci ; - évacuation sanitaire héliportée de personnel à terre au Liban de jour comme de nuit vers les bâtiments ; - transport par hélicoptère tactique d autorités civiles ou de personnel militaire spécialisé ; - opérations amphibies de mise à terre de personnel et de moyens n appartenant pas à des formations spécialisées ; - opérations de soutien au transport et débarquement de fret humanitaire de la fondation «Raffik HARIRI». Au bilan, si l ensemble de la force terrestre était en mesure de conduire à terre une évacuation de ressortissants depuis la mer, l opération peut être considérée comme une aide au départ et on peut en retirer les enseignements suivants. ENSEIGNEMENTS TERRE Les principaux enseignements ont été les suivants : - réactivité indispensable des troupes pour servir hors programmation ; - expérience impérative du cadre de vie et d emploi des autres armées pour le succès initial et dans la durée de la mission en raison de la promiscuité et de la charge de travail à bord. Les caractéristiques d ouverture d esprit et de disponibilité méritent d être soulignées et sont indispensables pour ce type de mission interarmées ; - compétences de fond à acquérir et entretenir au préalable dans la durée, sous réserve de prise de risques forts par improvisation (compétences am- DOCTRINE N 16 62 JUIN 2009

Retour d expérience phibies d état-major et de troupe, maintenance à la mer, concept et mise en œuvre d une évacuation de ressortissants) ; - réalisation d une cartographie numérique des zones d opérations. Dans ce domaine, il est à noter que l utilisation d atlas commerciaux tels que Google Earth a permis de mener un utile travail de préparation de mission, allant jusqu à la présélection des zones à coup sûr impropres au plageage ; - maintien régulier de la capacité opérationnelle de la force terrestre embarquée tant du point de vue des qualifications des troupes de mêlée (manœuvres, tirs, aguerrissement, appontage jour/nuit) que du moral en cas d embarquement d une durée dépassant le mois. Le GTE a donc pris contact avec les autorités militaires chypriotes en vue de disposer de facilités d exercices techniques soit nationaux, soit conjoints. Or, la force se trouvait dans un contexte particulier par rapport aux dispositions réglementaires des opérations amphibies (Instruction 3500 titre 3- GA1), en ce sens qu elle participait à une opération, et non à un prépositionnement. De ce fait, la mise à terre du GTE pour des phases d entraînement ne pouvait-elle se faire qu avec précaution, compte tenu de la proximité du théâtre et de la nature du signal envoyé vers les acteurs régionaux par ce type d entraînement ; - utilité d un conseiller d environnement franco-libanais au profit du commandement, officier de marine de la réserve citoyenne ; - insuffisance, voire absence des dotations en maintenance, munitions et piles embarquées pour des opérations de haute intensité à terre ; - importance de la désignation d un élément de maintenance conséquent quantitativement et qualitativement pour mener l ensemble des matériels et donc des personnels à destination. Au regard des délais contraints 6 pour rejoindre l arsenal de Toulon, il était impératif de disposer de compétences variées, susceptibles de procéder aux réparations sans délais, sur terre mais aussi à bord. S agissant du commandement interne du GTE, la répartition sur deux bâtiments n a pas posé de problème particulier en raison des facilités multiples de liaison entre bâtiments, mais surtout de la simplicité des missions finalement dévolues aux éléments terrestres embarqués. Ainsi, en accord avec le chef du GTE, les ordres de détails pour la protection rapprochée du bord ou de la batellerie ou pour l appui aux opérations de rapatriement, de ravitaillement et de renforcement de la FINUL 7, pouvaient être donnés en permanence par le commandant de chaque bâtiment à sa troupe embarquée, à l exclusion rigoureuse de toute autre mission, en particulier s agissant de la mise à terre d une force de combat. En outre, les opérations amphibies menées ont finalement été du niveau 1. Elles ont cependant permis à chaque fois de mettre en œuvre les savoir-faire techniques requis, que ce soit dans la rédaction des ordres ou dans la mise en œuvre de la batellerie (opérations de porte à porte et mise à terre, effectuées exclusivement par du personnel qualifié TECHPHIB 8 ). Enfin, l environnement était à chaque fois permissif bien que toujours risqué avec la présence des forces armées locales comme de miliciens. S il avait fallu mener une opération de vive force, une planification rigoureuse dont la force avait les moyens et surtout une répétition eussent cependant été des facteurs critiques de succès. En ce qui concerne les hélicoptères du GTAM 9 embarqué, la nécessaire cohérence à réaliser entre les missions données par le J3 AIR du COMANFOR 10 et les contraintes inhérentes aux bâtiments ou aux zones de poser terrestres a parfois conduit à une limitation relative de la souplesse d emploi de ces aéronefs. Leur emploi depuis la mer aura été directement réalisé par le J3 AIR. Le mixage entre moyens embarqués et aéronefs de l armée de l air gardés sur Chypre aura alors permis de répondre avec la meilleure réactivité possible aux besoins, y compris lors d une évacuation sanitaire à proximité de tirs d artillerie hostiles au profit de la FINUL. ENSEIGNEMENTS INTERARMÉES SIRPA Marine Compte tenu des effectifs très important de ressortissants à évacuer, la présence d une force terrestre est apparue indispensable à la réalisation dans des conditions strictement satisfaisantes des missions de la force BALISTE. La quasi-totalité des effectifs terre a été requise, tant à terre pour accueillir depuis l ambassade les ressortissants, les mettre en condition administrative et les guider, participer à la protection rapprochée des bâtiments, qu à bord pour encadrer et soutenir sur JUIN 2009 63 DOCTRINE N 16

les plans sécurité, moral, alimentation et santé un effectif à chaque fois de l ordre de 2 000 ressortissants. En effet, les équipages à l effectif limité des bâtiments avaient à assurer en priorité leur fonction à bord. S agissant de la structure de commandement interarmées de l opération, inspirée par la structure générique CATF élaborée dans la perspective de l exercice amphibie multinational Brilliant Midas 2006, elle a manifesté sa validité en raison du niveau des forces étrangères sur zone, de son efficacité par sa permanence tant dans la conception que dans la conduite et enfin par la réactivité apportée par la colocalisation des PC de niveau opératif et tactique, aspect typique de ce genre d opération à vocation amphibie. Dans le domaine du soutien, il est à noter le caractère parfaitement fondé du système des dépenses à bon compte qui permet de faire face instantanément aux besoins opérationnels ou logistiques urgents qui ne peuvent être satisfaits qu à partir des ressources locales du théâtre et de liquidités fiduciaires. Ainsi, l avance de 100 000, emportée sur la trésorerie du 2 e RIMa a été répartie au profit de l ensemble de la force interarmées comme trésorerie OPEX et a permis de répondre avec célérité aux besoins individuels et collectifs (alimentation, santé) de la force comme de la FINUL isolée. Quant à la communication, il est impératif de l intégrer d emblée comme une condition du succès d une opération. La présence de l officier communication du 2 e RIMa, travaillant en liaison avec la cellule correspondante du BPC Mistral, est apparue indispensable pour contribuer à gérer les nombreuses présences médiatiques et commencer à élaborer des éléments de langage adaptés à la mission initiale. Ultérieurement, ces deux cellules se sont naturellement intégrées dans le PIO interarmées. En dernier lieu, il est à noter l utilité de la formation apportée par le CID avec la présence de nombreux officiers étrangers. En effet, en raison des relations personnelles nouées tant entre officiers des armées qu avec les étrangers et du référentiel acquis lors de cette scolarité commune, les contacts ont été d emblée aisés tant au sein de la force française qu à Chypre ou au Liban avec les états-majors locaux, par exemple lors du montage d activité d entraînement. Il est une nouvelle fois évident qu une opération interarmées ne s improvise pas tant au niveau des états-majors que des troupes ou équipages. Pour la partie terre, conditions du succès initial, la formation interarmées, l expérience des opérations amphibies et du milieu, l entretien de la capacité de maintien en condition opérationnelle et technique de la troupe embarquée, apparaissent définitivement comme incontournables. Hormis les extractions en haute intensité qui n ont finalement pas eu lieu d être, le schéma d organisation interarmées d une opération d évacuation de ressortissants a été mis en place sur l ensemble de la région entre le Liban, Chypre et la Turquie. Sans doute rendu plus complexe dans sa mise en œuvre par les élongations et les différents milieux d opérations, il a une nouvelle fois fait la preuve de sa validité dans un contexte à dominante navale. Cela étant, si une opération à portée réduite en effectifs et en temps peut certainement être conduite par une seule armée individuellement, en cas d opération de masse et dans la durée, les différentes armées sont indissolublement complémentaires même s il reste indispensable de confier le leadership à l une d entre elles. 1 Bâtiment de projection et de commandement. 2 Transport de chalands de débarquement. 3 2 e RIMa, 7 e BCA,1 er RS,1 er REG, 6 e RG, 3 e RHC, 121 e RT, GRI, 132 e BCAT, Prévôté. 4 Groupe tactique embarqué. 5 Commander of amphibious task force - commander of landing force. 6 24 heures. 7 Force intérimaire des Nations unies au Liban. 8 Niveau de technique amphibie (1/2/3). 9 Groupement terre aéromobile. 10 Commandant de la force. DOCTRINE N 16 64 JUIN 2009

Retour d expérience Les enseignements tirés du dernier déploiement d un CRER (Gabon février 2008) PAR LE LIEUTENANT-COLONEL THIERRY BOSSET, CHEF DE CORPS DU CEDIMAT Une opération d évacuation de ressortissants se définit comme une opération de sécurité ayant pour objectif de protéger des ressortissants résidant à l étranger en les évacuant d une zone présentant une menace imminente et sérieuse risquant d affecter leur sécurité. Lorsque dans un Etat en crise, cette sécurité est gravement exposée, l autorité politique française peut décider d en évacuer la communauté de ressortissants. Si le climat d insécurité locale ne permet pas d envisager une évacuation par des moyens civils, l autorité politique peut requérir l emploi des forces armées pour en assurer l exécution. CADRE GÉNÉRAL Aussi, dans le cadre de leurs missions générales, les armées doivent être en mesure de participer, sur décision politique, en tout temps et tous lieux à la sécurité des ressortissants français à l étranger. Le cas échéant, l action des forces armées consiste à planifier et conduire une opération visant à évacuer les ressortissants, depuis chez eux ou à partir de points de regroupement, par des moyens militaires vers une zone sécurisée où se déploie généralement le centre de regroupement et d évacuation de ressortissants (CRER) ; cette phase est baptisée extraction ou évacuation primaire. Or, l instabilité politique de nombreux pays, conjuguée à l augmentation constante du nombre de ressortissants nationaux, notamment ceux résidant de façon ponctuelle hors des frontières, rend cette mission sans cesse plus complexe. Les autorités consulaires se chargent ensuite, à partir du CR E R, d organiser leur rapatriement, en principe vers le pays d origine, cette phase constitue l évacuation secondaire. Système d évacuation des ressortissants JUIN 2009 65 DOCTRINE N 16

Cela signifie que les unités de la force logistique terrestre, en charge de cette mission, se préparent à cette mission en développant des savoir-faire spécifiques. En outre, les évolutions tant politiques que militaires conduisent à envisager désormais ce type d opération dans un cadre résolument multinational impliquant une coopération interministérielle indispensable à la réussite de la mission. Enfin, le succès de ces opérations est conditionné par une capacité de réaction immédiate illustrée par l état-major de la 1 re brigade logistique lors du déploiement du CRER à Libreville en 2008 pour assurer l évacuation des ressortissants français et européens expatriés au Tchad. LE CRER : UN SAVOIR-FAIRE SPÉCIFIQUE Maillon du système global d évacuation de ressortissants mis en place par l EMA, la mission de mise en œuvre d un CRER est spécifiquement attribuée à la force logistique terrestre. Un centre est commandé par l un des deux étatsmajors de brigade logistique et armé par l un des quatre régiments du train - régiments de soutien 1. Conduisant une mission de soutien qui permet aux forces prépositionnées de sauvegarder leur cœur de métier, le CRER est un lieu où les ressortissants sont protégés et pris en compte par les forces armées en vue de leur évacuation vers la métropole. C est la dernière zone de transit placée sous la responsabilité des forces armées, on y effectue l ensemble des opérations d accueil, d administration, de soutien, préalables à l évacuation secondaire. C est aussi le lieu privilégié pour les forces armées de collecter tous les témoignages pouvant faciliter les évacuations et permettre une meilleure compréhension de la situation politicomilitaire au profit des forces engagées ou susceptibles de l être. Le CRER est, si possible, déployé dans une zone parfaitement sécurisée de l État hôte ou éventuellement dans un pays tiers. Il se situe prioritairement dans une zone pouvant accueillir les aéronefs et /ou les navires nécessaires à la poursuite de l évacuation vers la métropole. Il peut être confondu avec ce point d évacuation si la menace est faible. Toutefois, il sera différencié en cas d opération importante ou de menace sur le point d évacuation. Il peut être déployé dans une emprise du dispositif prépositionné et située à proximité du théâtre. Pour les opérations d évacuation de forte communauté de ressortissants, il peut être nécessaire de déployer plusieurs CRER en un ou deux sites différents (cas de Baliste 2006). Une opération d évacuation de ressortissants peut durer de une à plusieurs semaines. Ses missions consistent à : - Accueillir : accueillir les ressortissants et les informer de la situation générale, effectuer des mesures de sécurité 2, procéder à l enregistrement de renseignements d identité, rassembler et préparer l évacuation et le transport des ressortissants, coordonner les opérations d embarquement, assurer, si besoin est, le transport jusqu au point d embarquement, sous responsabilité du ministère des Affaires étrangères et européennes (MINAE). - Soutenir : assurer un soutien santé 3 (médical et psychologique) des ressortissants, être en mesure de les héberger et de les nourrir. - Rendre compte : renseigner le commandement de l opération sur le nombre et l identité des ressortissants, maintenir les liaisons avec les autorités civiles et militaires. Le CRER se distingue par sa capacité à : - reprendre à son compte les travaux d enregistrement initiés par les forces prépositionnées (de souveraineté ou de présence) ou les autorités consulaires 4, - déployer en quelques heures un dispositif complet d enregistrement des ressortissants, - renseigner le commandement sur la nature et le volume des ressortissants enregistrés et évacués. En outre, il constitue une structure indispensable de coordination entre la force et le ministère des Affaires étrangères et européennes. Il représente l ultime étape de l évacuation primaire et permet par son action le transfert de responsabilité entre les deux ministères. Le CRER est modulaire, il s articule autour d un système d enregistrement des ressortissants (système EVACINFO) pouvant être projeté seul avec une autonomie de deux à trois jours. Les modules complémentaires (CRER Alpha, Bravo et CRER lourd) ne constituent qu un renforcement capacitaire déployé en fonction de la durée de la mission et du nombre de ressortissants à évacuer. Deux CRER A sont en permanence en alerte l un à 72 heures, l autre à 9 jours. Les opérations récentes entre 2002 et 2006 font apparaître que le CRER A est le module le plus fréquemment projeté car son poids logistique est compatible avec les capacités de transport stratégique actuelles des armées. Deux CRER ALPHA peuvent être projetés successivement dans le cas d une opération délicate qui nécessite une évacuation des ressortissants à partir de deux zones distinctes. Le CRER A est sécable en deux sousensembles : un module harpon EVACINFO et un module complémentaire. Aux prémices d une crise, il convient de projeter le module EVACINFO simultanément avec l équipe du ministère des Affaires étrangères. Ainsi, le chef du CRER, arrivant en précurseur, peut effectuer une reconnaissance des lieux, préparer la mise en œuvre du CRER, prendre contact avec le COMANFOR, les autorités locales et les autorités diplomatiques, commencer le DOCTRINE N 16 66 JUIN 2009

Retour d expérience De façon à entretenir et améliorer la coopération entre les deux ministères, les exercices menés par les étatsmajors de brigade logistique permettent la participation d agents consulaires du MAEE soit à titre de formation initiale soit à titre d amélioration des procédures et des échanges entre les deux partenaires. Ces améliorations ont permis au chef militaire du CRER, au Liban en 2006 puis au Gabon en 2008, de transmettre depuis le théâtre des fichiers de données immédiatement exploitables par la cellule de crise du quai d Orsay. 121 è RT déploiement et l initialisation du logiciel d enregistrement des ressortissants. Pour mener à bien cette mission délicate, les états-majors de brigade logistique conduisent très régulièrement avec leurs régiments des exercices d évacuation. Systématiquement ces autoentraînements font l objet d une analyse qui permet d affiner les procédures et d orienter les décisions du commandement en cas d engagement réel. Ils renforcent également les brigades interarmes lors d exercices programmés (ex : CRER à Fréjus avec le 21 e RIMa lors de l exercice ANVIL 2008.) LA COOPÉRATION INTERMINIS- TÉRIELLE : UN PARTENARIAT PERMANENT Décidée au plus haut niveau politique sur recommandation de l ambassadeur, l évacuation de ressortissants est déclenchée et supervisée par le ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE), responsable de la sécurité des Français à l étranger. Lorsqu une opération militaire est décidée, celle-ci est planifiée et conduite sous l autorité du chef d état-major des armées (CEMA). Le CEMA détient alors le commandant opérationnel de la force engagée. Compte tenu du caractère interministériel très prononcé de ce genre d opération, une étroite coordination doit avoir lieu entre les armées et les services du MAEE dans les phases d anticipation, de préparation et de conduite de l action. Dans la plupart des cas, une évacuation de ressortissants dépasse le cadre strictement national. En effet, en vertu d accords diplomatiques ou de liens historiques importants, la France assure l évacuation des ressortissants d autres nationalités, en leur accordant la qualité de bénéficiaires, au même titre que les ressortissants français. Dans ce cas, une étroite coordination doit être assurée avec les services diplomatiques des pays concernés. Lors de l évacuation du Tchad en février 2008, 79 nationalités ont été recensées parmi les évacués. Par ailleurs, une évacuation de ressortissants induit des transferts de populations qui doivent être soumis à l assentiment des Etats concernés (y compris ceux dont le territoire est utilisé pour le transit). Mal contrôlés, ces transferts peuvent faciliter des tentatives isolées d immigration illégale. Cet aspect renforce l importance des mesures de coordination à mettre en place sur le terrain entre le commandant de la force, la représentation consulaire française, l équipe du MAEE projetée, le CRER et les instances diplomatiques des différents pays concernés (notamment pour le contrôle et le tri des bénéficiaires). Seront évacués sur désignation des services consulaires : les ressortissants français, les doubles nationaux, les ressortissants européens et d une autre nationalité dans le cadre d accords diplomatiques définis. Enfin, il n est pas rare de retrouver, en cas d engagement réel, des agents consulaires et des militaires qui se connaissent car ayant participé soit à un exercice commun quelques semaines auparavant soit à une précédente évacuation. UNE CAPACITÉ DE RÉACTION PARTICULIÈREMENT ÉLEVÉE : TCHAD 2008 Au cours de la semaine précédent le vendredi 1 er février 2008 des colonnes de rebelles opposées à Idriss Deby font mouvement vers le TCHAD. Dès le vendredi des affrontements ont lieu dans la capitale Ndjamena. Ce même jour en soirée, le CPCO décide de placer le CRER GUEPARD à 24H. Tout le personnel d alerte rejoint alors la base de Montlhéry, le dernier détachement arrivera le samedi 2 en matinée. Le CRER A qui sera déployé est commandé par l état-major de la 1 re brigade logistique qui fournira également le système d enregistrement (EVACINFO), il est composé d un groupe «soutien» et «santé» du 121 e RT, d une équipe à 2 prévôts, d une équipe «INMARSAT» du 48 e RT et d un groupe de recueil de l information du GRI de Metz. Le détachement une fois constitué rejoint la base aérienne de Villacoublay à 14H00 et décolle en direction d Istres à 17h00 pour percevoir un lot pédiatrique. Une fois à Istres le détachement apprend que le CRER ne sera pas déployé à N Djamena mais à Libreville en raison de la situation sécuritaire très dégradée sur l aéroport de la capitale tchadienne. JUIN 2009 67 DOCTRINE N 16

Le dimanche 3 février 2008 à 05h00 le CRER atterrit au Gabon et se déploie au sein du 6 e BIMa qui dès lors peut reprendre ses activités normales. Deux heures après s être posé, le CRER est opérationnel, il «traite» et enregistre son premier avion de ressortissants et fournit les comptes rendus demandés par le commandant de la force et la cellule de crise du MAEE. L évacuation des ressortissants du Tchad est organisée en deux temps : une évacuation primaire du Tchad vers le Gabon par avions tactiques (C130 et C160) ; 19 rotations ont eu lieu entre N Djamena et Libreville évacuant quelque 1 384 personnes. Une évacuation secondaire à partir de Libreville principalement vers Paris, mais aussi vers d autres destinations en fonction des demandes émises par les ressortissants et les moyens offerts par les diverses ambassades et organisation internationales. 4 vols ont été affrétés en direction de Paris par le MAEE entre le 3 et le 6 février. A partir du 7, des places ont été réservées par le MAEE sur la ligne régulière Libreville-Paris. Certains ressortissants ont préféré se rendre dans des pays limitrophes de la région (Sénégal, Cameroun...). 1 121 e RT/RS (Montlhéry), 503 e RT/RS (Souge), 511 e RT/RS (Auxonne) et 515 e RT/RS (La Braconne). 2 Le tri des bénéficiaires est effectué par le ministère des Affaires étrangères et européennes. Il n incombe pas aux forces armées. 3 Dans certains cas le soutien santé de niveau 2 est effectué à partir d un bâtiment de la marine nationale (TCD ou BPC). 4 Ce qui permet alors aux forces armées de se concentrer sur la sécurisation et au MINAE sur l évacuation secondaire. Les opérations d évacuations à travers le monde Au final, ce sont 1 384 personnes qui ont été extraites de N Djamena représentant 79 nationalités différentes. Tous les éléments, position géographique du CRER, collaboration étroite avec le MAEE, l ambassadeur et le consul de France, les autorités gabonaises, étaient réunis pour faire de ce déploiement une réussite largement soulignée par les ressortissants eux-mêmes, mais aussi par l ensemble des ambassadeurs ou autorités consulaires d autres nations présentes à Libreville et qui ont pu assister et accompagner leurs propres compatriotes dans ces moments difficiles. DOCTRINE N 16 68 JUIN 2009

Libres réflexions La recherche opérationnelle au service de l évacuation de ressortissants PAR LE LIEUTENANT-COLONEL PHILIPPE BOUGERET* EMAT Composante de l aide à la décision, la recherche opérationnelle est la discipline des méthodes scientifiques utilisables pour élaborer de meilleures décisions grâce à l étude, la compréhension et la résolution de problèmes complexes. L armée de terre fait régulièrement appel à des chercheurs opérationnels pour trouver des solutions optimisées principalement dans le domaine organique. Cependant, le domaine opérationnel est un champ d application potentiel de ces techniques, notamment pendant les phases de stabilisation qui s inscrivent dans la durée. est pourquoi, au cours de son plan de charge annuel, la division simulation et recherche opérationnelle C (DSRO) a engagé une réflexion de fond sur l emploi des techniques de recherche opérationnelle au profit de l engagement des forces dans le cadre de la planification opérationnelle et de la conduite des opérations. L instabilité politique de nombreux pays et le nombre croissant de Français expatriés ont augmenté la probabilité d opérations d évacuation de nos ressortissants. On peut estimer que quinze opérations de ce type pourraient avoir lieu dans les vingt prochaines années! est donc tout naturellement qu une étude concernant l évacuation des ressortissants a été initiée en C liaison avec le commandement de la force logistique terrestre (CFLT 1 ), en charge de la mise sur pied de quatre centres de regroupement et d évacuation des ressortissants (CRER). Le premier volet de cette étude consiste à développer un démonstrateur permettant d optimiser le déploiement et le fonctionnement du CRER. * anciennement au CDEF/DSRO La problématique générale d une RESEVAC Lorsqu un Etat n est plus en mesure de garantir l ordre public sur son territoire, une opération d évacuation des ressortissants est alors initiée à la demande de l ambassadeur de France et conduite soit par le ministère des affaires étrangères soit sous l autorité du chef d état-major des armées (CEMA), s il y a engagement de forces militaires. La conception des plans de sécurité repose sur une étroite collaboration entre les services consulaires et l attaché de défense, conseiller militaire de l ambassadeur. Chaque plan définit les modalités de l opération d évacuation suivant trois phases : le regroupement, l évacuation primaire et l évacuation secondaire. L organisation du regroupement des ressortissants vers les points de regroupement (PR) revient aux services diplomatiques. L intervention des forces armées commence lors de la protection des PR puis du transport vers un point d évacuation central (PE). Si les conditions du pays et la conjoncture font que le convoi est arrêté, les forces peuvent mettre en place une zone temporaire de protection (ZTP) pour garantir la sécurité des ressortissants. 1 Le CFLT sera dissous à l été 2009. JUIN 2009 69 DOCTRINE N 16

Avis complémentaires sur les opérations d évacuation de ressortissants Placée sous la responsabilité des armées, l évacuation primaire est mise en œuvre entre le PE et un CRER implanté à proximité immédiate d infrastructures aéroportuaires ou maritimes. Jouant un rôle central dans la procédure RESEVAC, le CRER est le point à partir duquel les ressortissants quittent le territoire après y avoir rempli des formalités administratives simples et effectué un contrôle sanitaire. Lorsque les conditions de sécurité le permettent, le CRER peut être colocalisé avec un PE. Enfin, le ministère des affaires étrangères organise l évacuation secondaire entre le CRER et la métropole. Par leur nature et la multiplicité des acteurs, les opérations d évacuation de ressortissants sont complexes et conduites dans un environnement interarmées, interministériel voire multinational. L opération Baliste menée au large du Liban en 2006 a en effet mis en relief la dimension interarmées de l évacuation de ressortissants. Il peut être utile d élaborer un outil d aide à la planification et à l organisation de l évacuation de ressortissants à destination de l attaché de défense. Destiné à agir dans l urgence et dans des conditions de déploiement difficiles, le CRER apporte un précieux concours pour assurer la sécurité des personnes et leur évacuation. La projection d un CRER d urgence composé de trente militaires en novembre 2004 en Côte d Ivoire a montré la pertinence d une telle structure, avec plus de 4 800 ressortissants évacués en 10 jours. L expérience montre que les délais induits par la prise de décision de RESEVAC et la projection du CRER limitent ce dernier à n être opérationnel qu après les premières rotations d évacuation. Or le CRER doit être opérationnel immédiatement après son déploiement et la mise à disposition d outils simples pourrait permettre d emblée d optimiser l emploi de ses ressources et son organisation. La démarche adoptée par la DSRO S appuyant sur le retour d expérience d officiers ayant eu des responsabilités en Côte d Ivoire et au Liban, la première étude de la DSRO consiste à modéliser le centre de regroupement et d évacuation des ressortissants. L objectif est de créer un logiciel d aide à l organisation, à la planification et la conduite du CRER. Le CRER est situé en zone sécurisée. Il s agit à la fois d un refuge et d une chaîne de traitement ayant un but bien précis : celui de faire évacuer les personnes recevant l autorisation de retourner en France par les moyens mis en place par l Etat. Certains réfugiés peuvent y rester plusieurs jours quand d autres y séjournent seulement quelques heures, et ce, pour des raisons de priorité et d accord politique entre nations. Pour le commandant de ce centre, l organisation est un véritable casse-tête. En effet, les ressortissants doivent être fouillés avant d entrer dans le centre pour endiguer toute menace d attentat. Ils doivent recevoir l autorisation du consulat ainsi que le niveau de priorité lié à leur statut. Ils sont ensuite recensés, et une liste de passagers embarquant sur le vecteur d évacuation (avion, bateau...) doit être éditée afin de tenir informées les autorités et les familles. Les blessés doivent être soignés, et enfin les détenteurs d informations relatives à la crise sont interrogés par le groupement de recueil de l information (GRI). Le GRI pourra alors suivre l évolution de la menace et prendre en compte les familles encore isolées dans le pays. Une fois toutes ces tâches effectuées, les ressortissants figurant sur la liste de passagers sont appelés puis transportés vers le site d embarquement (aéroport, port...). Cette situation d urgence doit être planifiée et maîtrisée afin d être conduite dans les meilleures conditions. La DSRO va donc mettre au point un démonstrateur qui permettra à son utilisateur, de créer un CRER virtuel, dans lequel il pourra indiquer pour chaque tâche les caractéristiques nécessaires à la simulation (nombre de postes, durée de la tâche, capacité de traitement...). Ce CRER sera modélisé par un organigramme où chaque tâche sera représentée par un bloc et où chaque lien entre deux blocs représentera le flux de ressortissants allant d une tâche à l autre (voir schéma ci-contre). Cette modélisation permettra de déterminer la répartition des ressortissants dans le CRER à un instant donné. Par expérience, le chef du CRER est en permanence en train de calculer ces flux à la main. La visualisation des étapes et des flux sera une aide précieuse pour prévoir et anticiper l hébergement, l alimentation, les moyens de transport ainsi que les effectifs à consacrer à chaque tâche, optimisant ainsi l utilisation des ressources. DOCTRINE N 16 70 JUIN 2009

Libres réflexions Une fois les informations saisies, l utilisateur aura accès à un panel de fonctionnalités. Grâce à elles, on pourra notamment déterminer les ressources nécessaires au bon fonctionnement du CRER (nombre de véhicules, nombre de repas à produire, assignation des postes...). On pourra également déterminer l heure à laquelle lancer la chaîne de traitement, afin que les passagers appelés soient tous sur le site d évacuation au moment où le vecteur est prêt à partir. Cela aura comme conséquence de minimiser le temps de stationnement des vecteurs d évacuation et donc de réduire leur vulnérabilité tout en diminuant les coûts engendrés. Comme nous l avons vu, ceci est une première approche. Il est également possible d étudier chaque point clef de l évacuation : du théâtre à l arrivée en France (ou toute autre destination qui permet de sécuriser les familles). Ces études successives permettront d améliorer sensiblement l évacuation, et ainsi de rapatrier plus rapidement les ressortissants tout en réduisant les dépenses liées à une telle opération. Plus généralement, la phase décisive de stabilisation s inscrit résolument dans la durée afin de recréer les conditions nécessaires et suffisantes à un retour à la normale. Elle se caractérise aussi par une plus grande stabilité permettant ainsi aux chercheurs opérationnels d étudier tous les types de problèmes génériques. La recherche opérationnelle peut trouver dans les opérations actuelles un vaste champ d application en s inscrivant toujours dans une logique d aide à la décision préservant toujours in fine la capacité de prise de décision. JUIN 2009 71 DOCTRINE N 16

Avis complémentaires sur les opérations d évacuation de ressortissants L attaché de défense, médiateur opérationnel PAR LE GÉNÉRAL (2S) JACQUES DESCAMPS 1 Question : quels sont les 2 pays du monde dont les capitales sont géographiquement les plus proches? Ceux qui ont un peu bourlingué en Afrique savent qu il s agit de la République du Congo et de la République démocratique du Congo dont les capitales Brazzaville et Kinshasa séparées par le fleuve Congo sont éloignées de 4 kilomètres seulement. Ces deux villes comptent chacune plusieurs millions d habitants et sont depuis 40 ans le théâtre régulier d affrontements ethniques et de lutte pour le pouvoir qui plongent à chaque fois la population, déjà très pauvre, dans une insécurité insoutenable. La présence d une communauté occidentale et en particulier française importante a amené la France, durant ces périodes de troubles, à réaliser des opérations militaires pour permettre l évacuation de ses ressortissants, chacune des capitales servant, alternativement et suivant le cas, de base de départ et de base de transit pour les opérations d extraction. Ce fut le cas en fin d année 1998 où Brazzaville a permis l évacuation des ressortissants français de Kinshasa alors que les opposants armés à Laurent Désiré Kabila étaient annoncés aux portes de cette capitale. Cette opération fut particulière par son opportunité et les circonstances qui nous ont demandé d agir à front renversé. 1 En poste à Brazzaville de 1998 à 2001. Une opération militaire à double effet La situation politique de la zone était à cette époque (elle l est encore) très explosive. Les gouvernements des deux pays étant chacun en lutte armée avec une opposition très active. Denis Sassou N Guesso, le Président du Congo Brazzaville, venait de reprendre par la force le pouvoir à Pascal Lissouba et devait à ce moment là faire face à une opposition venant du sud du pays et menée par un certain Pasteur N Toumi qui, avec des groupes armés très mal équipés mais très motivés, menaçait la capitale après avoir fait subir aux forces du Président en place quelques revers importants. Le Président de la RDC, Laurent Désiré Kabila, soutenu à l époque par le Rwanda, avait pris le pouvoir également par la force quelques années auparavant mais subissait aujourd hui la pression d une force armée d opposition qui contrôlait la majorité du pays et qui, appuyée par ses alliers d hier, était en marche vers Kinshasa. Brazzaville sortait d une guerre civile très grave. La ville entièrement pillée et dévastée par ses habitants eux-mêmes, tentait de renaître de ses cendres. La population, à peine revenue des campagnes où elle s était réfugiée, vivait dans une grande précarité et s apprêtait à subir un nouvel épisode de guerre du pouvoir. La ville était intensément contrôlée et cloisonnée par des barrages filtrants tenus par des hommes armés DOCTRINE N 16 72 JUIN 2009

Libres réflexions Le déroulement de l action : le non prévisible et l adaptation ECPAD Très tôt sur les lieux, la force française eut le temps d échafauder le plus de scénarii possibles et de s y préparer. Reconnaissances, entraînements spécifiques, prise en compte du contexte politique, géographique et climatique donnèrent aux soldats une confiance suffisante pour affronter des missions qui se présentaient comme difficiles. Mais ce qui est bon au plan opérationnel ne l est pas forcément au plan de l intégration. vaguement militarisés dont l incompétence n avait d égal que leur nervosité, ce qui les rendaient extrêmement dangereux et capables de toutes les vilénies. Les ressortissants étrangers étaient très peu nombreux à Brazzaville et se limitaient quasiment aux seuls membres des ambassades qui rouvraient les chancelleries avec beaucoup de prudence, la France n ayant, il faut le noter, jamais fermé la sienne même durant les événements. Kinshasa comptait en revanche dans sa population plusieurs milliers d occidentaux et l arrivée probable et rapide des forces armées d opposition inquiétait. Une opération militaire fut décidée. Avec l accord des autorités locales, un groupement de force fut projeté et installé à Brazzaville avec pour mission l évacuation des ressortissants français et occidentaux de Kinshasa en cas de besoin. Cette mise en place eut un double effet : celui de cristalliser les fronts à Brazzaville et de permettre à Sassou N Guesso de respirer tout en rendant les tensions internes plus vives à Kinshasa. La présence française de l autre côté du fleuve était lue en effet par les deux partis opposés de la RDC comme un soutien à l autre bord, tandis que les ressortissants étrangers, notamment les binationaux français, face à une agressivité montante de la population à leur égard, se sentaient de plus en plus en insécurité. La présence des troupes françaises à Brazzaville, bien acceptée au début, est devenue rapidement lourde à supporter : d une part pour les politiques et les chefs militaires locaux qui y ont vu très vite une ingérence insupportable et d autre part pour la population déçue de notre neutralité devant les exactions des bandes armées à la solde du pouvoir en place qui contrôlaient la ville. Mais c est comme souvent à une situation non prévue à laquelle il a fallu faire face. Alors que contre toute attente un accord semblait naître à Kinshasa entre les rebelles et le gouvernement, les ressortissants étrangers réclamaient leur évacuation de manière de plus en plus pressante, tandis qu à Brazzaville l opposition aux troupes françaises était de plus en plus évidente. Lorsque la décision fut prise, la situation était pour le moins paradoxale : il s agissait en effet d évacuer des ressortissants français d une ville plutôt calme et sous contrôle et de les amener dans une autre ville où leur présence n était pas forcément désirée. D où cette sensation de travailler à front renversé. Avec l assentiment et la presque facilitation des autorités de Kinshasa, le transfert des ressortissants français fut réalisé avec les bateaux qui habituellement assuraient les liaisons entre les deux capitales. Cela fut fait sans aucune intervention des troupes françaises et sous le contrôle des consulats des deux rives, ce qui fut, on s en doute, l occasion de sarcasmes de la part JUIN 2009 73 DOCTRINE N 16

Avis complémentaires sur les opérations d évacuation de ressortissants de nos amis du ministère des Affaires étrangères prompts à mettre en évidence la supériorité de l esprit de négociation qui les anime. On comprit assez vite la raison de la facilitation des uns et de l opposition des autres. Les ressortissants évacués étaient pour la presque totalité des binationaux congolais dotés pour la plupart de passeports relativement neufs dont l authentification posa nombre de problèmes à l adjoint de l ambassade chargé de cette délicate mission. En quelques jours, près de 2 000 personnes furent acheminées, posant le problème de leur sécurité, de leur alimentation et de leur sortie de ce pays d accueil exsangue qui ne pouvait supporter leur installation durable. La France ne pouvant quant à elle pas non plus accueillir la majorité d entre eux, faute d une nationalité totalement prouvée et faute de moyens de subsistance avérés dans notre pays, une solution de transit par le Gabon fut alors trouvée. La mission des soldats français se limita alors à la sécurisation et au transport de ces ressortissants entre le port, lieu d arrivée, le centre culturel français, base de transit, et l aéroport pour l acheminement vers le Gabon au sein d une ville où l insécurité régnait et avec une posture non agressive pour ne pas déclencher d accrochage avec les bandes armées locales ce qui eût été catastrophique. Ce rôle est à mon sens totalement incompatible avec les fonctions de contrôleur opérationnel qu on pourrait parfois vouloir lui faire tenir et qui lui fait prendre trop visiblement parti. Même si, pour l intéressé, cela peut être justement considéré comme éminemment valorisant et s il est sans doute nécessaire de tenir cette place en tout début de mise en place de la force, il doit pouvoir très vite la transmettre. Dans un contexte comme celui-là, l ambassadeur de France aura toujours tendance à retarder l arrivée des forces alors que les militaires voudront avoir un temps d avance le plus important possible. Expliquer à l un que l arrivée des troupes laissera encore de la place à la négociation et à l autre que la mise en place discrète ne l empêchera pas de prendre en main son terrain n est pas chose facile. L attaché de défense est bien la seule personne capable de pratiquer cet exercice de funambule car en pleine connaissance des intérêts de l un et de l autre. Cela n est possible cependant que s il a réussi à instaurer une relation de confiance avec son ambassadeur, son seul supérieur, et si sa compétence opérationnelle est reconnue par l EMA. La coopération entre les militaires et les membres de l ambassade fut alors très grande et l on vit l ambassadeur de France, drapeau français au vent, franchir en tête des convois les différents barrages hostiles sous l escorte discrète des soldats du 3 e RPIMA, un vrai bonheur. L attaché de défense dans son rôle de médiateur Expliquer pour assurer les liaisons et les liens entre les acteurs et ainsi rassurer chacun, donner les éléments du contexte relationnel du pays et surtout ménager «l Ego» des chefs politiques et militaires présents sur le terrain sont les tâches majeures de l attaché de défense lors du déroulement d une opération de ce type. Celui-ci doit ainsi se placer dans un rôle de médiateur opérationnel qui lui prend toute son énergie en lui faisant manger de nombreuses couleuvres, mais qui est essentiel pour la réussite de l action. Il s agira donc pour cet attaché de défense de ménager l Ego des uns et des autres et souvent de faire fi du sien car il recevra des coups des deux bords, ce à quoi il n est pas forcément préparé. C est l expérience majeure que l on peut tirer de ce poste dans ce cadre opérationnel spécifique, apprendre à faire preuve de modestie et se mettre totalement au service de l action, en sachant que l on sera toujours considéré comme un fusible salvateur en cas d échec. DOCTRINE N 16 74 JUIN 2009

Libres réflexions Diplomatie et armée Un partenariat unique et indispensable en cas d évacuation de ressortissants PAR MONSIEUR MATTHIEU GRESSIER DU CENTRE DE CRISE DU MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET EUROPÉENNES Dans un environnement sécuritaire fortement dégradé, où menaces terroristes, tensions politiques, alertes sanitaires et catastrophes naturelles se sont multipliées au cours des dernières années, la sécurité des ressortissants français à l étranger, qui compte parmi les plus hautes priorités de l action gouvernementale, est un défi permanent pour le ministère des Affaires étrangères et européennes. Relever ce défi exige des réformes pour être à l avenir plus efficace face aux crises de très grande ampleur et surtout lors des opérations d évacuation de ressortissants. Ces réformes sont déjà engagées à travers la mise en place du nouveau centre de crise (CDC). Rôles et responsabilités Les opérations d évacuation de ressortissants peuvent se définir comme une action de mise en sécurité des ressortissants résidant à l étranger en les soustrayant d une zone présentant une menace imminente et sérieuse risquant d affecter leur sécurité, lorsque l Etat dans lequel ils sont localisés, n est plus en mesure de la garantir. Au niveau politique, ces opérations d évacuation sont décidées à la demande de l ambassadeur et conduites par le ministère des Affaires étrangères ou, s il y a engagement de forces militaires, sous l autorité du chef d état-major des armées (CEMA). En l absence de toute norme conventionnelle en la matière, l évacuation des ressortissants s inscrit dans un cadre coutumier et relève de l obligation qu a tout Etat de porter secours à ses ressortissants, même lorsque ceux-ci se trouvent à l étranger. Photo fournie par l auteur Néanmoins, en matière de droit international, ce type d opération constitue une entorse au principe de souveraineté des Etats. A ce titre, il doit être considéré comme une exception à la règle de non-recours à la force armée (article 2 de la charte des Nations unies), justifiée par le fait que l Etat hôte n est plus en mesure de garantir l ordre public sur son territoire. JUIN 2009 75 DOCTRINE N 16

Avis complémentaires sur les opérations d évacuation de ressortissants Au cours des dernières années, nombreux ont été les Français impliqués dans des situations de crise à l étranger : touristes, expatriés, volontaires d organisations non gouvernementales, au Liban, en Haïti ou encore en Afrique, en Asie ou en Amérique latine. Ces situations de crise exigent une capacité permanente d intervention. Lorsque dans un Etat en crise, la sécurité de ses ressortissants est gravement exposée, l autorité politique française peut décider d en évacuer la communauté de ressortissants. Si le climat d insécurité locale ne permet pas d envisager une évacuation par des moyens civils, l autorité politique peut requérir l emploi des forces armées pour en assurer l exécution en lien avec les autorités diplomatiques. Le cas échéant, l action des forces armées consiste à planifier et conduire une opération visant à évacuer les ressortissants par des moyens militaires vers une zone sécurisée. Par la suite, les autorités consulaires sont en charge d organiser leur rapatriement, en principe vers leur pays d origine. Or l instabilité politique de nombreux pays, conjuguée à l augmentation constante du nombre de ressortissants nationaux, notamment ceux résidant de façon ponctuelle hors des frontières, rend cette mission toujours plus complexe. En outre, les évolutions tant politiques que militaires conduisent à envisager désormais ce type d opération dans un cadre résolument multinational. Anticipation et transparence La gestion des risques doit reposer aujourd hui sur ces deux principes. Ne pas vivre dans la peur des crises, c est avant tout intégrer la notion de risque, et apprendre à le mesurer et à l anticiper. Pour être efficace, l anticipation doit s accompagner d une nécessaire transparence vis-à-vis de nos concitoyens, en vue de les sensibiliser aux risques et de les informer sur les dispositifs de protection mis en place. Cette transparence vaut, bien sûr, pour les quelque deux millions de Français expatriés mais également pour les vingt millions de touristes français qui sillonnent le monde chaque année et qui peuvent être confrontés à des situations de crise dans les pays où ils séjournent. Selon la gravité de la situation, et bien avant que la décision d engager une opération d évacuation de la communauté française soit prise, il peut être décidé de l envoi immédiat d une équipe de soutien en situation de crise (E.S.S.C). Tel a notamment été le cas au Tchad et au Gabon en février 2008. Cette équipe doit être capable de renforcer l ambassade, de constituer une antenne sur place, voire un poste consulaire autonome, dans un environnement dégradé. Elle est principalement amenée à gérer les points de regroupement, diffuser des consignes de sécurité à la communauté française, assurer un accueil logistique (coordination des équipes médicales), déterminer, si nécessaire, les bénéficiaires d une évacuation, apporter une assistance aux ressortissants sinistrés (relogement, eau, nourriture, renouvellement de documents d identité), et participer à la recherche des victimes ou encore rassurer nos compatriotes et soutenir les familles des victimes. Retour d expérience sur la crise politique au Tchad : aide aux départs des ressortissants français et étrangers Les événements de février 2008 au Tchad ont confirmé l importance de maintenir un dispositif efficace pour assurer la sécurité de nos ressortissants à l étranger, priorité absolue du ministère des Affaires étrangères et européennes. Cette crise politique constitue un exemple-type d évacuation. Dés le début de cette crise, le ministère des Affaires étrangères et européennes a mis en place un numéro vert à l attention des personnes qui souhaitaient avoir des informations sur la situation de leurs proches se trouvant au Tchad. Pilotée par la cellule de crise du quai d Orsay, l opération de rapatriement des ressortissants étrangers a été coordonnée sur place par les armées françaises en lien avec les autorités diplomatiques et consulaires. Comme toujours, la procédure s est déroulée en trois phases, selon des plans prédéfinis à l avance. Dans un premier temps, le ministère des Affaires étrangères et européennes a demandé aux ressortissants français, via l ambassade, de rejoindre les points de regroupements (PR) préalablement définis dans les plans de sécurité 1 au sein desquels l armée française a pris position pour sécuriser les ressortissants au fur et à mesure de leur arrivée. Ces points de regroupement peuvent être par exemple des hôtels, des écoles, des centres culturels, etc. La deuxième étape a consisté à transférer les 1 Le plan de sécurité, outil indispensable dans les opérations d évacuation, vise à faire en sorte que la mission diplomatique soit en mesure de fonctionner dans un contexte de crise découlant de désordres civils ou d une catastrophe naturelle qui menaceraient la sécurité de nos compatriotes et de surmonter les difficultés inhérentes. DOCTRINE N 16 76 JUIN 2009

Libres réflexions civils vers une zone hors de toute menace. A N Djamena, il s agissait de la base militaire française de Kosseï, à proximité de la capitale tchadienne. Le transfert des points de regroupement vers le camp s est effectué en véhicules blindés. Le départ pour Libreville s est fait grâce aux 6 avions Transall C160 et Hercule C130 présents dans la zone. Enfin, troisième et dernière étape, la prise en charge des civils évacués par le centre de regroupement et d évacuation de ressortissants (CRER), installé à Libreville. Photo fournie par l auteur Depuis plusieurs années, les armées et le MAEE ont mis en place un circuit particulièrement efficace pour gérer les ressortissants. A leur arrivée, ces derniers ont été informés sur la suite des opérations, puis ils ont fait l objet d une série de contacts visant à préparer leur évacuation : 1) avec la police de l air et des frontières du pays concerné, si elle est présente, qui s est assurée de leur statut de ressortissant (délivrance d une autorisation d entrée sur le territoire, passeport...) ; 2) avec la gendarmerie française, pour enregistrer d éventuelles déclarations de perte ou plaintes par rapport à de mauvais traitements subis... ; 3) avec l un des militaires du CRER, en lien avec les services consulaires, afin de leur délivrer la carte d embarquement pour le vol de retour ; 4) avec un médecin (médecins des SAMU, de la sécurité civile et/ou du CRER) ; 5) avec un membre de l équipe d aide médicopsychologique, en cas de besoin. Comme cela se fait habituellement, une équipe d aide médico-psychologique a accompagné ce dispositif et a été surtout présente au centre de regroupement et dans les avions de retour permettant ainsi de prendre en charge très rapidement les troubles post-traumatiques. Les psychiatres ont constaté qu une personne sur trois éprouvait une réelle souffrance par rapport au vécu des dernières heures pendant lesquelles elle avait été confinée dans un espace réduit et contrainte de rester de longues heures sans bouger pour se protéger des impacts de balles. Des symptômes de stress dépassé ont été observés : enfants présentant un stress traumatique avec syndrome de répétition, manifestations d anxiété... Des troubles comme l angoisse de perte et d abandon ont été diagnostiqués chez un certain nombre de ressortissants, obligés de quitter leur résidence de façon précipitée et craignant les pillages. Angoisse par rapport à des parents dont ils étaient sans nouvelle, au Tchad, ou même en France comme cette femme qui craignait une aggravation cardiaque chez son père gravement malade. Par ailleurs, les équipes soignantes ont dû prendre en charge l inquiétude d un grand nombre de familles sur l avenir, l incertitude, la nécessité de trouver une solution temporaire ou plus prolongée voire définitive. A l approche du départ, les ressortissants ont été informés et rassemblés pour être conduits à l aéroport. Toutes les personnes passées par le centre de regroupement ont fait part de leur satisfaction quant au dispositif mis en place et notamment à l égard des soldats français qui les ont protégées tout au long de leur évacuation. Le retour de nos compatriotes a pu être réalisé dans les meilleures conditions possibles grâce à la coordination assurée par la cellule de crise du ministère des Affaires étrangères et européennes avec les intervenants extérieurs : ministère de la Défense/Etat-major des armées ; ministère de l Intérieur : (Centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (C.O.G.I.C.) et Préfecture de Seine-Saint-Denis pour l accueil à Roissy) ; ministère de la Santé, SAMU et Croix- Rouge française ; et le ministère des Transports, sans oublier une coopération particulièrement efficace avec Air France et nos partenaires européens. La crise tchadienne a également suscité une mobilisation exceptionnelle des ambassades et des consulats de France de la région pour l accueil des personnes ayant quitté le Tchad par d autres moyens que les vols affrétés par le ministère des Affaires étrangères et européennes, en particulier au Cameroun. JUIN 2009 77 DOCTRINE N 16

Avis complémentaires sur les opérations d évacuation de ressortissants A l ère de la construction européenne, il devient de moins en moins envisageable d évacuer nos seuls ressortissants. A l avenir, une coopération et une étroite coordination seront nécessaires à toute action d évacuation commune décidée par les autorités politiques. Le concept d Etat pilote Lors de la crise politique au Tchad en février 2008, la France a proposé le vendredi 1 er février 2008, à Bruxelles, à ses partenaires européens, d assurer le rôle d Etat-pilote en matière de protection consulaire. Le concept d Etat-pilote a été adopté par le Conseil de l Union européenne le 18 juin 2007. Il vise à améliorer la protection des ressortissants des Etats membres de l Union européenne en temps de crise dans les pays tiers, notamment quand certains Etats membres n ont pas de représentation dans le pays concerné. La mission d Etat-pilote consiste à coordonner les mesures de protection de l ensemble des ressortissants européens en temps de crise (information, regroupement, évacuation le cas échéant). A ce stade, les Etats membres expérimentent ce concept dans des pays tiers où deux membres, au plus, de l Union européenne sont présents. C est le cas au Tchad où seules la France et l Allemagne sont représentées. Dans le cadre de la situation que nous avons connue au Tchad, la France a ainsi organisé le regroupement et l évacuation de près de 300 ressortissants de plus de 10 Etats membres de l Union européenne. Au total, ce sont les ressortissants de plus de 50 pays différents que la France a aidé à quitter le Tchad, ce qui représente près de la moitié du total des personnes secourues par l armée française. Nécessaire adaptation de notre dispositif aux enjeux de demain Dans sa lettre de mission adressée au ministre des Affaires étrangères et européennes le 27 août 2007, le Président de la République a souhaité que «le ministère des Affaires étrangères et européennes se dote d une capacité de gestion des crises lui permettant de remplir pleinement son rôle de coordination de l action extérieure», afin de répondre efficacement aux crises de toute nature. Dans cette perspective, il était donc prévu qu un dispositif conciliant les exigences d une veille permanente et les nécessités d une réaction immédiate en cas de crise soit mise en place. Anticipant cette demande, l arrêté du 11 juillet 2007 a créé un centre opérationnel de veille et d appui à la gestion des crises, le centre de crise (CDC). Le centre de crise est conçu comme le point d entrée privilégié au ministère pour les postes diplomatiques et consulaires, les autres administrations et les partenaires extérieurs intervenant en situation de crise à l étranger. Depuis le 1 er juillet 2008, le centre de Crise est doté d une cinquantaine d agents, résultant d une fusion entre la sous-direction de la sécurité des personnes de la direction des Français à l étranger et des étrangers en France d une part et de la délégation à l action humanitaire d autre part. En effet, le CDC n a pas seulement vocation à traiter les crises touchant les ressortissants français à l étranger, mais aussi les crises humanitaires ou la partie humanitaire d une crise (ex : catastrophe naturelle impliquant des ressortissants français et nécessitant également d apporter une aide à un pays démuni). Les opérations d évacuation s inscrivent dans des contextes de crises lointaines et d hostilités incertaines qui les rendent complexes à mener. L évacuation de près de 15 000 personnes du Liban pendant l été 2006 a été, de loin, la plus importante opération de ce genre jamais réalisée par la France. A l avenir, pour mettre en place ce type d opération et rapatrier ainsi des milliers de Français et d Européens à des milliers de kilomètres, il est indispensable qu un travail d équipe tel que celui évoqué plus haut puisse se déployer, sur des bases pérennes, en associant différents ministères et notamment celui de la Défense. DOCTRINE N 16 78 JUIN 2009

Libres réflexions Entretien AVEC M. PHILIPPE GELINET, DE LA DIRECTION DE LA SÉCURITÉ GÉNÉRALE ET AVEC M. ROBERT GABERT, RESPONSABLE DE LA GESTION DE CRISE DU GROUPE TOTAL 1 1 Ancien officier de Marine, M. GELINET est à la fois chargé du secteur Afrique et expert sur les questions de sécurité maritime au sein de la direction de la sûreté générale. Spécialiste des opérations pétrolières, M. GABERT est un opérationnel du groupe Total qui, dans une première partie de carrière, a passé 25 ans dans les différentes filiales du Groupe à l étranger. Cette expérience acquise, il est devenu le responsable de la coordination et de la gestion de crise pour l ensemble du groupe. À ce titre, ils ont accordé à la revue Doctrine cet entretien. Ils y évoquent notamment comment les collaborateurs d un des premiers groupes français dans le monde sont préparés à faire face à l éventualité d une évacuation du territoire où ils sont déployés, comment ils font face à ces situations de crise et quels sont les principaux enseignements qui ont été tirés des dernières opérations vécues. JUIN 2009 79 DOCTRINE N 16

Avis complémentaires sur les opérations d évacuation de ressortissants Quel est le cadre général de votre action? Le groupe Total est aujourd hui une entreprise comprenant 110 000 collaborateurs, présents souvent en famille sur l ensemble des continents dans 130 pays, répartis sur 1 200 sites, 222 terminaux et 23 000 Km de pipelines. Quelle est la nature des crises auxquelles vous devez être prêts à faire face? Compte tenu de la diversité de ses activités qui vont de l exploration à la distribution en passant par la production, la transformation et le transport de produits souvent dangereux, le groupe Total peut être confronté à des risques de toute forme et de toute nature, qui peuvent concerner tant la sécurité (industrielle par exemple) que la sûreté de ses collaborateurs et de leurs familles dans un pays étranger. Il est clair également que notre groupe travaille dans un environnement sécuritaire contraint dans plus d une centaine de pays, sans toujours pouvoir bénéficier de la présence éminemment rassurante de troupes françaises prépositionnées. Or, le groupe Total doit en permanence pouvoir garantir sa capacité à déployer des compétences à l étranger dans des conditions souvent exigeantes. C est la raison pour laquelle le groupe dispose de ses propres capacités à faire face à un large éventail de crises, cette capacité étant le gage de la sérénité de leurs familles, corollaire de l adhésion de nos collaborateurs expatriés. Ceux-ci sont très attachés aux capacités dont dispose le groupe pour pouvoir non seulement assurer l analyse de l évolution des pays dans lesquels il évolue, mais également la sécurisation des familles, voire leur rapatriement. Comment vous préparez-vous à faire face à une situation qui se dégrade? Dans notre groupe, la gestion de crise est une activité que nous avons totalement démystifiée : c est en effet l affaire de tous. Depuis le drame qui a touché en 2002 à Karachi le personnel expatrié d un chantier naval, chacune et chacun d entre nous se considère plus encore comme un acteur potentiel d une crise et s attache à acquérir avec professionnalisme la culture de la précaution et de la prévention avec rigueur, réactivité et souci du travail en équipe. Ceci se concrétise d abord par un effort de formation à la gestion et à la communication de crise. Des stages réguliers d une semaine sont organisés au sein du groupe ; ils sont complétés par des exercices : à titre d exemple en 2007, 50 exercices d alerte et de gestion de crises ont été conduits au niveau des branches du groupe ; au niveau de la direction de la sécurité générale, nous avons régulièrement l occasion de participer à des exercices organisés par les armées et qui comportent systématiquement un volet évacuation de ressortissants. Cette collaboration nous permet de tester en grandeur nature la complémentarité de nos plans avec ceux des autorités diplomatiques et consulaires. En effet, des plans de management des crises sont en place dans chaque filiale avec des dossiers complets comportant la désignation du personnel qualifié, la définition des missions, des outils disponibles dans les différentes salles de crise et des fiches de méthodologie pour faire face au plus large panel d incidents possibles. Ces plans répondent bien à la nécessité d entretenir un système permanent d alerte. Pourriez-vous nous décrire le processus de gestion de crise dont vous êtes le coordinateur? La multiplicité des crises possibles nous conduit à développer en permanence une prise en compte du risque sécuritaire de chacun des pays où le groupe Total est présent. Pour cela, nous avons mis en place un dispositif fondé d abord sur la veille et l analyse, ensuite sur la planification des mesures à prendre et enfin sur des outils de gestion de crises. Quelles sont les capacités de veille et d analyse dont vous disposez? Les capacités de veille et d analyse sont assurées grâces à une parfaite synergie entre le siège du groupe, les filiales qui sont sur le terrain et les organismes extérieurs comme le ministère des Affaires étrangères et celui de la Défense. S agissant tout d abord du groupe, nous disposons au sein de la direction de la sécurité générale d une capacité d expertise permettant l analyse et la compréhension des crises possibles dans les domaines politiques, institutionnels, économiques et sociaux. Les informations dont disposent les filiales permettent ensuite de valider ces analyses en liaison avec les partenaires extérieurs (consultants, ministères concernés...). Ce travail débouche ainsi sur un dossier par pays permettant de dresser la liste des risques dont celui-ci fait ou pourrait faire l objet. Cette capacité à entretenir une veille stratégique et à disposer DOCTRINE N 16 80 JUIN 2009

Libres réflexions d outils d analyse croisée avec nos principaux partenaires institutionnels débouche ensuite sur un travail de planification. En quoi consiste ce travail de planification? Notre travail de planification est de deux natures. Grâce au travail de veille et d analyse, nous disposons en effet d une planification à froid pour chacune de nos filiales. L objectif est encore une fois de se préparer à toute éventualité y compris dans des régions où le risque ne fait pas partie des préoccupations quotidiennes. En cas de crise, la subsidiarité s impose et c est la filiale qui conduit localement les opérations avec le concours de notre cellule de crise installée à Paris. Celle-ci lui apporte en effet plutôt son assistance pour la phase aiguë de la crise dans des domaines où la filiale ne dispose pas des expertises ou si la collaboration avec des partenaires comme les Affaires étrangères ou la Défense s avère nécessaire. Sur quoi débouchent ces différents travaux de planification? Le travail de planification qui est conduit, tant au sein de la filiale qu à partir du siège, permet d élaborer des plans de sûreté, à partir d une approche matricielle. En effet, ces plans permettent de définir des niveaux d alerte qui sont ensuite déclinés par des types de mesures à appliquer sur le terrain. La possibilité de regrouper le personnel dans un hôtel ou de rapatrier les familles constitue un exemple des mesures qui peuvent être prises pour faire face à une crise. Ces plans de sûreté comportent également des plans d évacuation. Ceux-ci sont réalisés en liaison très étroite avec l ambassade ou le consulat qui tient à jour les plans d îlotage dans lesquels ils s intègrent. Dans quelles circonstances êtes-vous amenés à participer à une opération d évacuation de ressortissants? Compte tenu de son implantation dans le monde entier, le groupe a souvent été confronté à la problématique du rapatriement ou de l évacuation de ses collaborateurs. Pour chaque site et dans chaque pays, les plans d évacuation existent et permettent de réagir de manière appropriée. Le problème est bien sûr abordé de manière différente selon que les opérations sont conduites par les forces armées françaises ou non. Dans le premier cas, l évacuation est une opération militaire telle que décrite dans les articles de cette revue. Mais le cas est assez fréquent où, en l absence de forces prépositionnées ou d évacuation décidée par le gouvernement, le rapatriement des familles de nos collaborateurs voire de ceux-ci est organisé directement par le groupe. Photo fournie par les auteurs JUIN 2009 81 DOCTRINE N 16

Avis complémentaires sur les opérations d évacuation de ressortissants Ainsi, à titre de prévention, on peut décider un rapatriement limité aux familles et aux collaborateurs essentiellement impliqués dans le back office. Ceci permettra la poursuite de la production et la mise en sécurité des installations. Lorsqu il estime en effet que la sécurité de ces derniers est en question, comme ce fut le cas en République de Côte d Ivoire en 2004 ou au Tchad en 2008, l évacuation est alors décidée, généralement par les autorités diplomatiques en liaison avec les forces militaires chargées d assurer la sûreté des points de regroupement. Quels sont les principaux enseignements que vous avez pu retirer de ces opérations? Le premier enseignement tiré des rapatriements ou des opérations d évacuation vécus par le groupe Total est la nécessité de disposer d un système d alerte permanent et d un réseau local permettant d anticiper toute dégradation de la situation. Nos responsables de filiales portent ainsi un intérêt tout particulier à la prise en compte par chacun de nos collaborateurs des mesures à adopter en cas d urgence, qu il s agisse des points de regroupement à connaître et de l intégration dans l îlotage organisé par l ambassade ou le consulat. Le second enseignement tient à l indispensable capacité à conduire au niveau local et dans l urgence la gestion d une crise. Celle-ci étant généralement imprévisible dans son déroulement particulier, seule une bonne connaissance des procédures à appliquer permet d éviter de céder à la panique. Cela peut tenir à des choses simples comme par exemple de disposer en temps réel d une parfaite connaissance des collaborateurs présents sur le site ainsi que de leur famille. C est ce que nous appelons le personnel on board (POB). Quelle que soit la précision des plans d évacuation réalisée, il est toujours délicat de connaître, à l instant où se déclenchent les opérations, les effectifs présents effectivement. Il convient aussi de souligner l importance des moyens de communication. Il est en effet indispensable dès le début de la crise d avoir la liaison avec l ensemble de nos collaborateurs d une part et avec les autres parties prenantes (ambassades ou consulats, forces militaires prépositionnées et le cas échéant, forces militaires ou de police locale). Disposer de ces liaisons résout une bonne partie des problèmes, permet de donner des consignes et de rassurer. D une manière générale, nous sommes bien sûr particulièrement attentifs à l exploitation des enseignements tirés des différentes opérations auxquelles nous avons été confrontés. Le retour d expérience montre ainsi toute l importance à accorder à la rigueur dans l organisation, la solidarité dans le travail d équipe, la réactivité à cultiver, les réseaux à entretenir pour être efficace, l importance d une communication externe et interne parfaitement maîtrisée et transparente. Enfin, en conclusion, je voudrais souligner l excellente coopération entre le groupe Total et ses correspondants naturels que constituent à Paris la direction des Français à l étranger du ministère des Affaires étrangères ainsi que l état-major des armées. DOCTRINE N 16 82 JUIN 2009

Libres réflexions Kolwezi, ou la première évacuation de ressortissants PAR LE GÉNÉRAL DE CORPS D ARMÉE BRUNO DARY 1 Le jour du 30 e anniversaire de l opération aéroportée sur Kolwezi et à la demande du Figaro, j avais écrit un article, pour expliquer le triple pari que constituait à l époque cette opération. Sans en reprendre in extenso les termes et notamment sa conclusion, je me permets de revenir sur ce sujet, non pas pour raconter une fois encore mes campagnes, mais plutôt pour évoquer cet événement à travers la grille de lecture des évacuations de ressortissants, car tel était bien le premier but de cette opération, le saut en parachute ne devant pas occulter sa finalité. Bonite, en effet, fut la première RESEVAC, qui, malheureusement fut suivie par de nombreuses autres. J emploie volontairement le terme de malheureusement, car toute opération d évacuation, aussi brillante soit-elle sur le plan tactique, reste cependant un échec politique et humanitaire, et même plus que cela, elle est en effet parfois, notamment pour le pays qui a été le théâtre de l évacuation, un accélérateur de crise, puisque le départ des ressortissants, européens pour la plupart, entraîne des pillages supplémentaires et l arrêt de nombreuses petites entreprises. Pour en revenir à Kolwezi, il ne faut pas oublier le triple pari que constitua à l époque cette opération et qui explique sans doute son retentissement international, car le succès n était pas garanti d avance. 1 Le GCA Dary, gouverneur militaire de Paris et commandant de la RT Ile-de-France, était lieutenant chef de section à Kolwezi. Le pari politique Kolwezi fut d abord un fabuleux pari politique. Il faut se rappeler le contexte de 1978, celui de la Guerre froide, où les Etats-Unis, sous la présidence de Jimmy Carter, sont en phase de repli sur eux ; cette situation laisse le champ libre aux Soviétiques, qui, par puissance interposée, en l occurrence Cuba, déstabilisent l Afrique par une stratégique indirecte. Ainsi, l Angola sert-il de base de départ pour l invasion du Shaba en 1978 ; le mois de mai se situe juste à la fin de la saison des pluies, ce qui rend les pistes carrossables et permet une attaque surprise de la ville. La France est donc seule sur l échiquier mondial et africain. De surcroît, le Zaïre est un pays immense, qui représente plus de cinq fois la France ; aussi, mettre un pied dans la province du Shaba revient à mettre un pied dans un pays gigantesque, ce qui, même en cas de succès initial, risque d enliser notre pays pour de longues années, comme l est l ONU aujourd hui. Or la France va gagner ce premier pari, par une opération audacieuse, courte, intense et bien ciblée, qui permettra d abord le sauvetage de plusieurs milliers de vies humaines et qui suscitera, en outre, la pleine adhésion de la communauté internationale. Le pari stratégique Le saut sur Kolwezi a été et restera également un pari stratégique majeur. L histoire des opérations aéroportées nous révèle que si elles ont enregistré des succès éclatants, elles ont été aussi le tombeau de beaucoup de parachutistes. Pour Kolwezi, les délais sont très contraints, car les interceptions radios font état de pillages et d exécutions sommaires d Européens et d autochtones, ce qui impose une intervention, conduite dans l urgence, sans planification et avec un largage au plus près de l objectif. En outre, les moyens français sont limités : la projection depuis la France est assurée par des avions civils réquisitionnés et parmi les 6 avions JUIN 2009 83 DOCTRINE N 16

Avis complémentaires sur les opérations d évacuation de ressortissants ECPAD tactiques du largage, deux seulement sont français. Si les moyens aériens sont précaires, les autres le sont tout autant, puisque une fois au sol les légionnaires ne peuvent compter que sur euxmêmes et leur sens de la débrouillardise. En fait, il s agit d un vol sans retour possible ; une fois le largage décidé et effectué, les légionnaires ne peuvent espérer ni soutien, ni appui feu, ni renfort à moins de deux ou trois jours. Or le 2 e REP va gagner ce pari stratégique par une opération militaire exemplaire, alliée à une mission humanitaire remarquable ; en effet, en moins de 24 heures, les unités vont s emparer rapidement de quelques points majeurs de la ville, qui seront autant de points de regroupement, et qui, en déstabilisant l adversaire, visent à lui faire arrêter les massacres. Dans les jours suivants, une fois la majorité des civils mis à l abri ou évacués, le régiment devra sécuriser les faubourgs et les villages environnants, pour repousser l ennemi sur ses bases de repli en Angola. Le pari tactique Les décisions politiques les plus pertinentes et les manœuvres les mieux conçues ne peuvent réussir que si elles se concrétisent par une exécution rigoureuse, et c est bien ce qui va se passer durant l engagement ; c est le troisième pari de cette opération, le pari tactique. A cette époque, en effet, ceux qui ont connu le feu, dans les rangs de l armée française et même au 2 e REP, que ce soit en Algérie ou au Tchad, sont une poignée ; à titre d exemple, au sein de la 4 e compagnie à laquelle j appartenais, seul l adjudant d unité avait une expérience opérationnelle. Ce pari tactique a été gagné, car le REP palliait cette absence d expérience opérationnelle concrète par plusieurs facteurs qui furent prépondérants : un entraînement continuel, dans toutes les circonstances, par tous temps et dans tous les domaines ; le régiment, sans prétendre en avoir le monopole, était surentraîné. Il avait aussi une excellente forme physique, ce qui a permis d encaisser sans difficulté l accumulation de fatigue liée à la projection, aux nuits courtes, au stress du saut dans l inconnu, au poids des munitions à transporter, et aux déplacements à pied. Enfin, troisième facteur essentiel, le moral du régiment, car si nous n avions que peu de renseignements sur l adversaire, nos forces morales, renforcées par la justesse de notre cause, nous conféraient une ardeur, et même plus que cela une force d âme, qui était palpable simplement dans le regard des légionnaires, embarqués dans le bruit assourdissant des moteurs, équipés pour le saut, chargés comme des mulets, et volant vers une destination connue mais incertaine. DOCTRINE N 16 84 JUIN 2009

Libres réflexions Et une leçon pour les générations à venir Je me permettrais de tirer quelques leçons à travers ma propre expérience et notamment mes premiers pas dans cette ville. Chef de la 2 e section, j appartenais à la 4 e compagnie, commandée par le capitaine Grail, qui 20 ans plus tard deviendra le général commandant la Légion étrangère ; nous fûmes désignés pour faire partie de la 2 e vague d assaut, qui survola Kolwezi le 19 à la tombée du jour, mais sur ordre du colonel Erulin et par précaution, ne fut larguée que le lendemain à l aube, non loin de la ville européenne. La première mission donnée à la section fut de rechercher une maison de ce quartier, où se trouverait un charnier Quelle déception pour moi et la section qui espérions bien rattraper le retard sur nos camarades parachutés depuis la veille. Remplissant la mission plus dans sa forme que dans son esprit, je rendis compte peu de temps après que rien n avait été trouvé, mais qu en revanche nous étions prêts à reprendre la mission avec la compagnie ; la réponse ne se fit pas longtemps attendre : Gris 2 2! Vous reprendrez la mission avec la compagnie, une fois que vous aurez découvert ce charnier. Peu de temps après, peutêtre une heure, après avoir recoupé différentes informations auprès de la population encore cachée chez elle et quelques autochtones, je découvris avec horreur le charnier, où une trentaine d Européens avaient été regroupés, avant d être abattus ; j accueillais et guidais ensuite les journalistes vers la maison où avait eu lieu le massacre. Une semaine plus tard, une photo de ce charnier faisait la première de couverture de Paris- Match Cette action et surtout sa médiatisation permettaient à la fois de légitimer l opération de la France et de décrédibiliser notre adversaire aux yeux de l opinion publique. Cet incident appelle trois remarques de ma part : - d abord, la discipline fait encore la force principale des armées et comme le rappelle le code d honneur du légionnaire la mission est sacrée ; je rajouterai pour les jeunes générations qu il n y a pas de petite mission, et que chacun n a pas à juger de la mission reçue, surtout en opérations, qu il doit faire confiance à ses supérieurs, mais que chacune d elles exige un investissement complet de tous ; - on peut noter que le raisonnement d un chef de section n est pas celui de son chef de corps, voire du chef de l Etat! Mais tous les deux sont respectables, même si celui du chef reste incontestablement prioritaire : celui-ci, en effet, une fois les premiers succès confirmés, cherche alors des indices incontestables pour justifier cette intervention à l égard de la communauté internationale ; il s agit d un paramètre-clef des opérations modernes, la légitimité. En revanche, celui-là a hâte d en découdre, ce qui est logique dans le contexte d une telle opération ; n ayons pas peur de dire que c est une richesse pour l armée française de disposer ainsi d unités ardentes pour partir en opérations ; - enfin, je crois qu il est toujours souhaitable, et souvent possible, dès qu on le peut, d éviter le choc des logiques ; en effet, lorsque les délais le permettent, ce qui n était peut-être pas le cas à Kolwezi, on a tout à gagner, ne serait-ce que par simple efficacité, à replacer toute action dans son contexte, pour en expliquer la finalité, la place et l importance dans le contexte plus général du but poursuivi. Il s agit simplement de donner un sens à son action. Le deuxième exemple que je voudrais évoquer concerne la pénurie des moyens à cette époque-là ; le régiment ne disposait pour son entraînement et ses déplacements que de GMC, qui consommaient en moyenne quelque 50 à 60 litres/100km, soit un litre par minute sur les pistes africaines. Près d une cinquantaine d entre eux furent aérotransportés par des Galaxy américains, deux ou trois jours après le saut, ce qui nous redonna notre mobilité tactique et opérative. Avant notre retour en France, il nous avait été demandé de les laisser gracieusement aux Marocains, qui venaient nous relever, mais qui commencèrent d abord par les refuser, les trouvant trop vieux, mais finirent par accepter! Quant à nous, c était le retour en Corse, où quelques jours plus tard, nous perçûmes 60 GMC qui venaient d être déstockés de leur position de mobilisation et avec lesquels nous reprîmes notre entraînement 2 Chaque compagnie avait une couleur, en l occurrence Gris pour la 4 e compagnie, et comme je commandais la 2 e section, mon indicatif à la radio était Gris 2. Alors ceux qui se plaignent aujourd hui de ne pas disposer de toute la panoplie requise pour conduire une instruction de qualité, qu ils se consolent et qu ils se disent que les GMC de leurs anciens ne les ont pas empêché de s entraîner et de sauter à Kolwezi! Il nous manquera toujours un sou pour faire cent sous! JUIN 2009 85 DOCTRINE N 16

Autres contributions à la réflexion doctrinale La complémentarité des feux vue par les Anglais PAR LE LIEUTENANT-COLONEL OLIVIER FORT, OFFICIER DE LIAISON À LARKHILL (ROYAUME-UNI) Al heure où la France se prépare à des décisions majeures concernant les capacités de ses forces armées, décisions qui lui imposeront d optimiser ce qu elle conserve, il est primordial de recueillir l expérience de nos plus proches alliés. Depuis la bataille de Castillon en 1453, il n y a pas de victoire sans la maîtrise des feux. Ceux-ci revêtent des formes variées, artillerie classique, aviation légère (hélicoptères armés), avions, missiles, roquettes et demain drones armés. Cette variété est une source de complexité. Si cette dernière est bien assumée, elle garantit le juste effet au bon moment et devient l outil décisif, a contrario elle peut être contreproductive, générant indécisions, dommages collatéraux ou tirs fratricides. C est la problématique à laquelle ont été confrontés les Américains en Irak et les Anglais en Afghanistan. C est cette dernière expérience que vont développer les lignes qui suivent. En juin 2007, les Britanniques déployaient leur nouveau système d artillerie, tirant des roquettes à 70 km, avec une précision inférieure à cinq mètres. Cela a véritablement révolutionné les appuis, rappelant qu en tactique, si les principes demeurent, les modalités d exécution dépendent des capacités mises en œuvre. Atouts tactiques fondamentaux de la roquette unitaire Rôle défensif : l artillerie sauve des vies Bien que le résultat ne soit pas chiffrable, l artillerie sauve de nombreuses vies au sein des forces occidentales, un rapport de la Chambre des Communes en fait même état 1. Cela est essentiel dans ce type de conflit et explique pourquoi il y a des pièces d artillerie ou de mortiers lourds sur la quasi-totalité des bases, y compris celles des forces spéciales. Cela explique également pourquoi l artillerie britannique n a cessé de se renforcer depuis 2006 en Afghanistan. Rôle offensif : la roquette unitaire = portée et rapidité Avant l arrivée en Afghanistan de la roquette en juin 2007, les Britanniques sollicitaient l appui des canons de 155 mm canadiens pour les missions offensives, car le calibre de 105 mm était parfois insuffisant. Désormais, la roquette unitaire (RU) fait entrer l artillerie dans une ère nouvelle, elle est un moyen d appui très sollicité. La portée de 70 km, franchie en 150 secondes dépasse de très loin les capacités de réactivité des autres appuis (30 mn en moyenne pour un aéronef en alerte). La roquette unitaire réduit les dommages collatéraux La précision et la charge militaire de la RU inférieure à celle des munitions aériennes réduisent le risque de dommages collatéraux. Elle est devenue pour les forces américaines et britanniques l arme d appui privilégiée pour les combats en milieu habité. Depuis juillet 2007, ces derniers ont multiplié les missions feux des RU et un rapport du comité de défense de la Chambre des Communes du 3 juillet 2007 établit clairement que le déploiement récent de la RU va améliorer la précision et réduire les risques de victimes au sein des populations. Les tout premiers tirs opérationnels de la RU ayant eu lieu en septembre 2005, les leçons d opérations précédentes relatives aux moyens 1 13 th report Defence Committee session 2006-2007 du 3 juillet 2007, p 45. DOCTRINE N 16 86 JUIN 2009

Libres réflexions SIRPA Terre 2 Les armes guidées par GPS sont complémentaires des armes guidées par laser, il ne s agit pas de les opposer. 3 L usure pour le pilote est également morale ; il est arrivé que des pilotes dussent abandonner des alliés avant de leur fournir l appui indispensable parce qu ils étaient déroutés pour une priorité nationale. d appui indirect sont partiellement obsolètes pour les armées équipées de cette nouvelle munition. Pertinence contemporaine de cette munition La roquette unitaire est la munition la mieux adaptée aux tactiques asymétriques L artillerie est l arme de la surprise. L expérience de nombreux micro-engagements montre que pendant le survol des zones de combat, les Taliban se protègent et se dissimulent ; en revanche, ils sont totalement surpris par l arrivée d obus ou de roquettes. La précision de la roquette et sa moindre létalité par rapport aux munitions aériennes sont parfaitement adaptées au tir au voisinage des troupes amies, cela permet de contrarier la tactique des Taliban, qui vise à s approcher au maximum de la cible, afin de réduire le déséquilibre en moyens d appui. L artillerie (canon et roquettes) permet de graduer la réponse à une attaque La présence de l artillerie permet de graduer la riposte face à une attaque ennemie et d employer des moyens efficaces, sans recourir d emblée à l usage de munitions à très haut pouvoir de destruction. La roquette unitaire est l arme de la sécurité des troupes amies Sa présence peut diminuer le risque pour les équipages d hélicoptères armés ou d avions d attaque au sol, en fonction de la menace sol-air. De plus, elle n est pas guidée laser et n a pas besoin d une équipe qui illumine l objectif. Enfin en 2003 des bombes guidées laser sont tombées trop court, car le rayon a été arrêté par des nuages de poussière 2. L artillerie offre une meilleure garantie d autonomie dans le domaine des appuis La présence d artillerie permet au chef de la force terrestre de disposer d une autonomie et donc d une capacité de réaction instantanée, capacité qui n est pas garantie dans un contexte multinational (les moyens CAS d une autre nation auront tendance à être redirigés en cours de mission pour appuyer les unités du même contingent prises à partie). L artillerie est un type d appui économique Elle vient en complémentarité des aéronefs. Lorsque ces derniers sont les seuls appuis disponibles, ils sont soumis à une très forte pression qui use physiquement l engin et son pilote 3. L engagement de l artillerie permet aux appuis aériens de se concentrer sur leurs missions spécifiques. Cela réduit de façon significative les coûts des opérations, tout en augmentant de manière sensible la capacité opérationnelle. Evitant ou limitant au juste niveau, la présence d aéronefs en alerte dans le ciel, l artillerie redonne une grande liberté d action au chef interarmes, qui peut de nouveau disposer de moyens pour sa manœuvre. L artillerie est un moyen d appui adapté aux phases de reconstruction d un conflit L artillerie est un moyen discret capable de remplir des missions sans quitter sa base, alors que le survol d aéronefs peut contribuer à renforcer l impression de guerre auprès des populations (leur rôle dissuasif ne s applique -éventuellementqu à l ennemi). En Afghanistan le survol constant des avions - sans mentionner les dom- JUIN 2009 87 DOCTRINE N 16

Autres contributions à la réflexion doctrinale mages collatéraux réguliers- est un reproche fait à la coalition par le président Karzaï. L artillerie est adaptée à toutes les phases d un conflit tant que subsiste une menace, même résiduelle. Complémentarité des feux tirés du ciel et du sol Les expériences tirées de l emploi de l US Air Force ne sont pas transposables à l armée de l air Les forces armées doivent aussi se préparer à d autres conflits que l Afghanistan, et il convient de souligner que la plupart des leçons tirées de ce conflit s appuient sur les capacités des vecteurs aériens américains, comme le A-10 ou l AC-130 Gunship. Dans le cadre d une action autonome de la France, nous ne serions pas en mesure de disposer des mêmes vecteurs, et la disparité en matière de munitions est du même ordre. Cette donnée relativise considérablement l importance de l arme aérienne par rapport à l artillerie. Bien sûr la comparaison avec l artillerie française n est pas valide tant que nous ne disposons pas de la roquette unitaire. Il faut néanmoins souligner que depuis 2005, les Américains ont en moyenne tiré 8 roquettes unitaires par mois -l intervention type 4 étant égale à trois- tandis que depuis le 12 juillet 2007 les Britanniques ont tiré 48 roquettes 5 unitaires, soit 16 par mois -alors qu une intervention type britannique est seulement d une roquette. Bien qu elle doive ultérieurement être validée par une étude approfondie, cette comparaison tend à montrer que pour les Britanniques, qui disposent de forces aériennes comparables aux nôtres, l emploi de roquettes unitaires revêt une importance plus grande que pour les Américains, qui disposent d une gamme de vecteurs d appui air-sol bien plus sophistiqués 6. 4 L intervention type est l unité standard qui permet un effet tactique. La différence d appréciation entre les Américains et les Britanniques est à la fois culturelle et financière. L approche française va dans le sens des Britanniques. 5 Bilan début octobre. 6 L approche économique est de plus en plus mise en avant chez les britanniques, elle devrait trouver des échos en France où les moyens sont encore plus comptés. L expérience britannique ne minimise pas le rôle des forces aériennes, qui est essentiel, mais montre l intérêt de la complémentarité de l artillerie et de l appui air-sol dans toutes leurs composantes. Cette complémentarité pourrait même se traduire par la mise sur pied de petites équipes interarmées de «contrôle des feux» s appuyant sur la structure des équipes d observation d artillerie, destinées à mettre en place l ensemble des feux d appuis qui peuvent être coordonnés sur un théâtre. Cette intégration interarmées, idéale à long terme, demande une longue acculturation du personnel de l armée de l air aux procédés tactiques de l armée de terre, il est en revanche très rassurant pour le pilote de savoir que l équipe qui le guide connaît bien ses modes d action. Sous la pression des engagements, les Américains, Canadiens, Allemands et Britanniques ont déjà confié à l artillerie cette responsabilité interarmées, créant de facto un standard OTAN. C était le thème principal du dernier symposium international d artillerie à Fredericton au Canada. Les autres armées occidentales, dont la France, mènent également des réflexions qui vont dans le même sens. En Grande-Bretagne 14 contrôleurs aériens se trouvent dans les unités d artillerie, en 2008 les droits ouverts augmentent de 25, et augmenteront encore par la suite pour arriver au total de 56. Les contrôleurs aériens britanniques sont des artilleurs, la plupart du temps sous-officiers et sont intégrés aux nouvelles Fire Support Teams 7, qui comprennent également des observateurs d artillerie, de mortiers et d appui hélicoptère d attaque. Ces équipes remplacent les équipes d observation traditionnelles. Leur efficacité repose sur leurs multiples compétences techniques, mais surtout sur leur connaissance des troupes appuyées et du milieu humain dans lequel elles évoluent. Sans fermer la porte à la participation de spécialistes issus de l armée de l air, elles sont donc, par nature, des forces terrestres. 7 Une traduction littérale par équipe d appui feu ne convient pas à la réalité française (il pourrait y avoir une confusion avec des équipes d infanterie) il est préférable d utiliser une formulation : équipe de coordination et de contrôle des appuis feux rapprochés. DOCTRINE N 16 88 JUIN 2009

Libres réflexions Pour une arme du renseignement PAR LE COLONEL BREJOT*, OFFICIER LIAISON À FORT LEAVENWORTH (USA) Le XXI e siècle est né à Berlin en 1989 car, alors que certains se ruaient bien imprudemment sur la récolte de dividendes de la paix imaginairement réalisés, la guerre faisait son retour. On la crut morte pendant 45 ans, éliminée par l effet démultiplicateur de puissance de la bombe atomique. Les «petites guerres» qui ont jalonné l après-second conflit mondial étaient confinées à des espaces où l Alliance atlantique et le Pacte de Varsovie choisissaient de s interdire la montée aux extrêmes. Mais la bipolarité menaçante et stabilisatrice a laissé place au désordre (qui n a pas été imaginé durable) avec la disparition de l empire soviétique. L éclatement de l ex-yougoslavie dès 1991 est la première expression du retour de la guerre. Le monde ne s en est pas vraiment rendu compte. Ce n est pas la guerre clausewitzienne, qui est de retour. C est la guerre ancienne, antique, primitive, mâtinée de terrorisme mondialisé qui réapparaît. «L incertitude marque notre époque», écrivait le général De Gaulle en 1932, dans le Fil de l Épée. Le désordre international est tel aujourd hui que l hyper-incertitude marque le début du siècle nouveau, pourrait-on dire. * Anciennement au CDEF/DDo 1 C est d ailleurs aussi un enjeu pour les conseillers politiques, les actions civilomilitaires et les opérations d influence. 2 C est un réservoir comprenant des personnels d armes diverses qui alternent postes renseignement et retour dans l arme d origine. La guerre ne s exprime plus sur le champ de bataille où le tacticien cherchait encore hier à obtenir une supériorité décisive. Elle se déroule le plus souvent au sein des populations et dans les villes, là où la supériorité technologique occidentale est amoindrie, là où elle peut être gauche et brutale et donc parfois injuste. L environnement au sein duquel l adversaire irrégulier provoque le soldat occidental est complexe, multiple, mouvant et incertain. Pour agir efficacement sans se discréditer durablement, il importe aujourd hui de comprendre cet environnement et, par là même, l adversaire. C est tout l enjeu majeur que le renseignement doit aujourd hui relever pour répondre aux besoins exprimés 1. Or, le renseignement de l armée de terre est-il aujourd hui structuré pour répondre à l attente légitime et parfois exacerbée du chef en opérations? Est-il capable de prononcer cet effort de compréhension qui passe inévitablement par une analyse qualitative toujours plus élaborée? La réponse est indiscutablement et globalement négative. La création d une arme du renseignement grâce au recrutement, et donc à la gestion de sa ressource humaine propre, en particulier ses officiers, semble être une réponse possible et durable à l effort de connaissance et d anticipation que les crises actuelles et à venir imposent. A tout le moins, le commandant de la fonction renseignement doit avoir un rang suffisamment élevé pour peser sur sa gestion. Comprendre l adversaire, comprendre les ressorts d une situation politique, économique, religieuse où il se fond, requiert des experts toujours plus performants. Or, la fonction renseignement de l armée de terre est aujourd hui bâtie sur une structure profondément inadaptée 2. Accepter aujourd hui de fédérer les acteurs spécialisés de la recherche et de l exploitation du renseignement dans une arme est une réponse possible à l expression du besoin formulé par le chef au combat. JUIN 2009 89 DOCTRINE N 16

Autres contributions à la réflexion doctrinale SIRPA Terre Une adversité toujours plus complexe Depuis la première guerre du Golfe et l opération Daguet en 1991, les armées françaises se sont engagées en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Croatie, en Albanie, en Macédoine, en Afghanistan, au Tchad, en Côte d Ivoire, au Rwanda, au Congo, en Somalie, en Haïti, en Indonésie, etc. Cette liste incomplète de crises, d intensité, de nature et de durée diverses, n a d autre but que de rappeler l extraordinaire difficulté d acquérir aujourd hui la culture locale, au sens où l officier des affaires indigènes ou le chef d une section administrative spécialisée (SAS) en Algérie pouvaient l entendre au siècle passé, dès lors que les crises éclatent - géographiquement dans des espaces aussi variés. Or, la compréhension de l environnement dans lequel les crises actuelles et à venir à court et moyen terme éclatent, aussi difficile soit-elle, est fondamentale, non seulement et classiquement pour les experts du niveau stratégique, mais aussi et surtout pour ceux qui recherchent et analysent le renseignement tactique. Il est d autant plus crucial aujourd hui de comprendre l environnement dans lequel la force agit, que la «guerre probable» 3 s inscrit dans la durée avec une phase de stabilisation 4 qui mobilise toutes les énergies militaires, politiques, économiques, diplomatiques, etc. pour atteindre un effet final recherché parfois tout juste formulé. Les engagements ont lieu le plus souvent au sein des populations 5 et donc dans des milieux urbains où se heurtent de nombreux intérêts divergents. Ce faisant, l analyste du renseignement doit, sous peine d incompréhension profonde, investir dans une analyse systémique 6 qui requiert intelligence, expérience et maturité, toutes qualités qui devraient être une forme d aboutissement d une carrière consacrée au renseignement. Dans cet environnement complexe évolue un adversaire irrégulier car, face à la supériorité écrasante de la technologie occidentale, il choisit l évitement, le contournement. Souvent au fait des capacités des armées occidentales, décrites à l envi dans nombre de magazines et journaux, il adapte intelligemment ses équipements, ses modes opératoires et les met en œuvre là où la technologie peine à s exprimer. La complexité s exprime aussi par le choc culturel d agissements terroristes qui font considérer l adversaire comme un barbare 7. La subjectivité qui en naît trouble nécessairement l analyse froide des faits que le renseignement tactique doit mener. Elle conduit même au risque majeur qui consiste à considérer l adversaire irrégulier, agissant dans l asymétrie 8, comme un «va-nupieds» du Tiers-Monde, profondément barbare et donc méprisable. Or, cet adversaire est intelligent. Il adapte ses équipements opérationnels bien plus vite que l acteur étatique empêtré dans des programmes industriels interminables. Il sait 3 La guerre probable, général Vincent Desportes, Economica, Paris 2007. 4 FT-01, Gagner la bataille, Conduire à la paix, CDEF, Paris, janvier 2007. 5 L utilité de la force, général Rupert Smith, Economica, 2007. 6 RENS 100, tome 2, Doctrine du renseignement de l armée de Terre, 2008 : l analyse systémique a pour but de déterminer les éléments d un système quelconque (politique, militaire, économique, social, etc.) puis d analyser son fonctionnement et les relations existant au sein du système. De cette analyse, on peut déduire sur quelles parties du système agir pour produire des effets particuliers qui concourent à la réalisation de la mission. 7 Généalogie des barbares, Roger-Pol Droit, Odile Jacob, 2007. 8 Les guerres asymétriques, Barthélémy Courmont, Darko Ribnikar, IRIS, PUF, 2002. DOCTRINE N 16 90 JUIN 2009

Libres réflexions manier l information, en fait une arme pour affaiblir des volontés nationales peu mobilisées (en particulier en Europe) pour la défense d un «avant lointain» si peu menaçant pour le pouvoir d achat. Il a par ailleurs le temps pour lui lorsque les démocraties sont sous la pression de cycles électoraux si répétitifs. L analyse de la manœuvre possible de la division mécanisée soviétique engagée en Allemagne de l ouest face aux forces de l OTAN nécessitait une parfaite connaissance de la doctrine soviétique pour identifier son mode d action potentiel. Que ces combats se déroulassent en Pologne, en RFA ou aux Pays-Bas, peu importait l environnement car les populations se réfugiaient en dehors des zones de combat, comme en 1914 et 1940. On imaginait un affrontement certes sur de larges fronts mais en somme sur le champ de bataille clausewitzien. Le renseignement tactique est devenu extraordinairement plus complexe par l amplitude de ce qu il convient de rechercher, par la nature même de l information à recueillir. Il n y a plus une doctrine adverse, soigneusement mise à jour annuellement, mais une multitude de références culturelles, religieuses, éthiques, de buts nationalistes, mafieux, etc., qui mobilisent les énergies de combattants étatiques ou non. Là où il fallait, avant, savoir la doctrine adverse pour comprendre ses intentions, il faut dorénavant comprendre qui est l adversaire (et son environnement) pour savoir où et comment s engager avec pertinence. Or, l organisation du renseignement tactique est par nature inefficace L évolution de la nature des combats actuels et probables redonne à l homme une place cruciale. L historien Martin Van Creveld le décrivit d ailleurs très bien en 1991 dans La transformation de la guerre 9. Il est évident que la recherche du renseignement s inscrit naturellement dans cette logique. Le rôle que l homme y joue aujourd hui ne fait que s accroître. Il est d ailleurs décrit dans la doctrine du renseignement d origine humaine de l armée de terre 10 qui impose même au soldat non spécialisé des formations élémentaires pour la recherche d informations. L armée de terre prononce aussi un effort notable par la création dès 2008 des unités de renseignement de brigade qui comptent en leur sein une section de recherche humaine. Ces unités multicapteurs (section de recherche humaine, section radar, section drone et groupe de guerre électronique) au niveau de la brigade interarmes témoignent de la prise en compte officielle du besoin accru d acquisition de renseignement sur les théâtres d opérations. Mais ce flux d information n a d intérêt que grâce à l analyse qui en est faite pour la transformer en renseignement. Or la complexité des engagements rend cette analyse très difficile et requiert des experts rompus au métier, expérimentés, formés et équipés. L effort est évidemment aujourd hui à prononcer sur ces capacités d analyse, au niveau tactique pour le sujet ici abordé. Or, le renseignement de l armée de terre est aujourd hui organiquement inadapté! Il est certes une fonction opérationnelle, organisée en chantier et gérée par un pilote de domaine mais il comprend cinq sous-domaines pour le moins hétérogènes. Ainsi le sousdomaine «relations internationales» n a que peu à voir avec la fonction renseignement. Par ailleurs, le renseignement, malgré son appellation opérationnelle très claire, est un regroupement de compétences en provenance d autres fonctions que tout un chacun appelle armes : artillerie, arme blindée cavalerie, infanterie, transmissions, etc. Il est ainsi très difficile de gérer des compétences dans la durée dès lors que les armes d origine interfèrent, légitimement, dans les cursus de carrière. Les Américains, Canadiens, et Britanniques par exemple, ont fait le choix inverse, celui d une arme du renseignement (l armée allemande a aussi engagé ce processus). 9 «Les conflits seront menés par des terriens et non par des robots dans l espace. Ils seront plus proches des affrontements qui survenaient dans les tribus primitives que des guerres conventionnelles dans la mesure où l adversaire et les populations civiles s interpénètreront, la stratégie clausewitzienne restera sans objet. La simplification des armes, et non le contraire, ira croissant. La guerre ne sera pas menée par des hommes aux uniformes impeccables, assis derrière des écrans, dans des salles climatisées et occupés à manipuler des symboles sur des claviers d ordinateurs ; au contraire, les «troupes» ressembleront davantage à des policiers (ou à des pirates) qu à des spécialistes. La guerre ne se déroulera pas sur un champ de bataille, ce type d espace n existe plus de par le monde, mais au sein d environnements complexes, naturels ou artificiellement créés. Ce sera une guerre d écoutes, de voitures piégées, de tueries au corps à corps, dans laquelle les femmes transporteront des explosifs dans leur sac, ainsi que la drogue pour les payer. Elle sera sans fin, sanglante et atroce». 10 RENS 210, doctrine du renseignement d origine humaine, avril 2007. JUIN 2009 91 DOCTRINE N 16

Autres contributions à la réflexion doctrinale Le constat objectif pourrait aujourd hui se traduire ainsi : à un environnement opérationnel toujours plus complexe, une organisation fonctionnelle aussi complexe! On répond à la complexité par la complexité. En effet, dès lors que chacune des armes d origine continue à gérer le déroulement de carrière de ses ressortissants, le renseignement n a d autre alternative que de combler les vides structurels. Il est ainsi profondément choquant qu un officier supérieur, après sept ans au sein d un régiment de renseignement d origine électromagnétique de la brigade de renseignement, puis trois ans à participer à la rédaction de la doctrine du renseignement, au moment où il rejoint le collège interarmées de défense, soit «récupéré» par son arme pour suivre une formation technique tout à fait autre. Il est tout aussi choquant que, pour tenter de répondre à ces mouvements illogiques de personnels, il faille affecter à des postes de renseignement opérationnel des spécialistes des relations internationales, considérant que «c est à peu près la même chose». Les exemples semblables sont malheureusement nombreux. Il ne s agit évidemment pas de mettre en cause la direction de l armée de terre qui fait son travail consciencieusement mais bien de relever les conséquences immédiates et logiques de l organisation actuelle. Il y a structurellement une impossibilité à construire une carrière cohérente et longue dans le renseignement. moins erratique, cette organisation technique interdit au renseignement tactique de progresser. La capitalisation des formations (pourtant toujours plus longues et coûteuses par nature) et des expériences ne se faisant qu au gré des circonstances et des aléas plus ou moins heureux liés aux besoins des armes, sans continuité dans l enrichissement professionnel et la réflexion, il devient extrêmement complexe d identifier les besoins de progrès ou d adaptation liés à la nature des combats. Par ailleurs, l arrivée des unités multicapteurs impose également une polyvalence des hommes pour le commandement de capteurs très divers et pour la capacité de l analyse dont on a déjà dit toute l exigence. Il est aussi possible d évoquer les capacités linguistiques des acteurs du renseignement dont on pourrait attendre, sous réserve de cette cohérence d arme, qu ils développent telle ou telle expertise à l heure où il n y a jamais assez d interprètes (à l exemple du corps des Marines américain qui fait dispenser des rudiments linguistiques à ses soldats). Enfin, une arme se caractérise par la conservation des traditions, la mise en avant d une culture et par conséquent, une vision d avenir, une anticipation et donc des objectifs de progrès partagés. Il y a ainsi urgence à répondre organiquement aux défis opérationnels que les guerres actuelles et futures posent en acceptant l idée de la création d une arme du renseignement. Il y a par ailleurs, dans cette organisation, une incitation à «la fuite des cerveaux». Sans cursus de carrière, il est impossible d offrir des perspectives de postes à haute responsabilité à des officiers qui par conséquent fuient la fonction renseignement. Enfin, cette gestion par arme d origine, en hachant le parcours professionnel, interdit la construction patiente, progressive et longue de ces analystes du renseignement dont la force a un impérieux besoin pour comprendre l environnement et l adversaire. Bien plus encore qu une gestion de la ressource pour le SIRPA Terre DOCTRINE N 16 92 JUIN 2009

Libres réflexions Ala complexité des crises dans laquelle la France s engage, il est fondamental de pouvoir apporter un peu de clarté, d essayer d atténuer le «brouillard» de la guerre afin de proposer au chef les choix opérationnels les plus justes. Charles De Gaulle écrivit dans Le Fil de l Epée : «L ennemi est contingent, variable ; aucune étude, aucun raisonnement ne peuvent révéler avec certitude ce qu il est, ce qu il sera, ce qu il fait et ce qu il va faire». S il est admis que l incertitude est la marque principale du combat, les réponses simples seront à privilégier. Il y a donc urgence à simplifier l organisation du renseignement en en faisant une arme, ou au minimum à renforcer le «poids» du commandant de la fonction, qui permettra sans conteste d optimiser l emploi d une ressource humaine dont la qualité de la formation et du recrutement est un réel enjeu. Pérennité d une carrière pour comprendre l environnement opérationnel des crises et s y adapter mieux! Mais au-delà même de l arme du renseignement, il y a cette réflexion indiscutable qu il importe de mener sur la notion de finalité d une force armée. Une simple approche capacitaire condamne les ambitions pourtant légitimes d adaptabilité, de pertinence et donc d efficacité opérationnelle pour des raisons souvent corporatistes. A l opposé, si la question fondamentale du «pour quoi faire?» est acceptée, il y a progrès dans la recherche des solutions, y compris celles que le conformisme rejetterait au nom de la défense de capacités parfois inadaptées ou trop coûteuses par leur nombre. Et dans ce contexte, il est réellement nécessaire de revenir aux notions simples, claires et évocatrices des armes. Si le renseignement cache derrière un nom limpide une organisation archaïque, les fonctions opérationnelles «combat débarqué» ou «embarqué», «appui à l engagement», «agression» et autre vocabulaire technique dissimulent des finalités opérationnelles dans lesquelles on se perd. Parlons de l infanterie déployée au sein des populations, appuyée par des canons d artillerie et éclairée par l arme du renseignement. Laissons à la gestion du personnel ses appellations spécifiques et revenons à l explicite pour éclairer la réflexion sur les finalités opérationnelles. JUIN 2009 93 DOCTRINE N 16

Autres contributions à la réflexion doctrinale Capacités duales et forces africaines de développement PAR LE COLONEL HUGHES DE BAZOUGES 1, ADJOINT AU DIRECTEUR EN CHARGE DES AFFAIRES INTERNATIONALES AUX ÉCOLES DE SAINT-CYR COËTQUIDAN «Dans la vie, voyez-vous, il n y a pas de solutions. Il n y a que des forces en marche ; il faut les créer d abord, les solutions suivent ensuite». Saint-Exupéry (Vol de nuit) Malgré le développement économique et social de deux pôles diamétralement opposés, sur les rives de la Méditerranée et à l extrémité australe du continent, l Afrique subsaharienne (dans laquelle nous incluons la Corne de l Afrique) demeure aujourd hui la zone la plus meurtrie du globe, au regard du nombre de conflits, de personnes déplacées ou réfugiées, ou encore des populations paupérisées souffrant de la faim et nécessitant une aide alimentaire extérieure, sans compter celles n ayant pas accès à l eau potable, à l éducation et celles exposées aux pandémies. Bien sûr, des îlots de développement existent et l Afrique subsaharienne enregistre quelques remarquables success stories. Ainsi, la part du continent dans les échanges mondiaux progresse lentement (3% en 2007), comme son taux de croissance économique supérieur ces dernières années à 5%. Cependant chacun sait que ce progrès est fragile, voire factice (cf. le dernier rapport 2007-2008 du PNUD), car surtout dépendant des exportations des matières premières (pétrole 2 l Afrique recèlerait 15% des réserves mondiales, minéraux rares, bois, etc.) et qu il n est guère utilisé pour tenter de résoudre les maux fondamentaux dont souffre l Afrique noire : le manque d infrastructures, de moyens de production et surtout de transformation, les conséquences de la mutation des sociétés, de plus en plus jeunes et de moins en moins rurales (d ici 2015, plus de 51 ou 52% de la population d Afrique subsaharienne sera urbaine ou périurbaine), la dépendance alimentaire, conséquence de l inadaptation des politiques économiques par rapport à l accroissement démographique incontrôlé (la population du Kenya étant passée de 8,5 millions en 1960 à 35 aujourd hui ), la surexploitation des ressources naturelles, entraînant l accélération de la déforestation ou l épuisement des sols avec in fine des conséquences globales portant sur le réchauffement de la planète, la destruction irréversible de la faune et de la flore ou encore les migrations de populations pouvant se muer en formes d invasion pacifique. 1 Attaché de défense au Zimbabwe, en Zambie et au Malawi de 2003 à 2006. Auteur de Madagascar, l île de Nulle-Part ailleurs, Editions L Harmattan, 1999. 2 Grâce au programme américain Agoa (African Growth Opportunity Act), les exportations africaines vers les Etats-Unis ont progressé de 33 % en 2006. Mais la part des produits agricoles (+ 17 %) ne représentait que 1 % des échanges alors que les exportations de gaz et de pétrole comptaient pour plus de 80 %! DOCTRINE N 16 94 JUIN 2009

Libres réflexions SIRPA Terre/ADC CHESNEAU 3 Les titres intermédiaires ont été rajoutés par la rédaction. Car l Afrique, malgré tous ces maux, déborde d une étonnante vitalité : si 60% de sa population a moins de 30 ans, c est aussi la part la plus touchée par les conflits (enfants-soldats, viols, esclaves sexuels, etc.), le SIDA, l analphabétisme, l extrême pauvreté ou encore le chômage. Dans un tel contexte, comment prétendre que cette même jeunesse, organisée en «forces africaines de développement», pourrait demain constituer un espoir pour le continent et plus particulièrement un instrument de paix et un vecteur de développement? Les Africains seraient-ils capables de mettre sur pied de telles formations? La communauté internationale et en particulier l Union africaine y verraient-elles un quelconque intérêt? Et existe-t-il des moyens financiers à y consacrer, notamment au niveau de l aide internationale? Les mouvements de jeunesse pour les actions de développement 3 En premier lieu, il existe à travers le monde un certain nombre de mouvements de la jeunesse impliqués dans des actions de développement et réunis au sein de l International Association for National Youth Service (IANYS). Fondée à partir d une initiative américaine lancée en 1992, cette institution regroupe de façon virtuelle autour d un site dédié, et plus concrètement au cours d une conférence internationale biannuelle, l ensemble des programmes civiques de jeunes volontaires 48 dont 15 pour l Afrique dont elle cherche à faciliter et même à stimuler les échanges. La 8 e conférence de IANYS s est tenue du 19 au 22 novembre 2008 à Paris, à la fondation des Etats-Unis. Malheureusement, cette association exclusivement anglophone semble aussi ignorée des institutions françaises qu africaines qui viennent pourtant de se déclarer ouvertement en faveur de tels programmes comme en témoigne la récente charte de la jeunesse africaine (African Youth Charter), adoptée en novembre 2006 par l Union africaine. Celle-ci souligne en effet le soutien que les Africains eux-mêmes doivent apporter à de tels programmes dont l encadrement peut être composé de militaires et qui sont placés sous la tutelle d un ministère autre que celui de la Défense et les missions qui pourraient leur être confiées : Article 15, alinéa h : Sustainable Livehoods and Youth Employment: «institute national youth service programmes to engender community participation and skills development to entry into the labour market», et JUIN 2009 95 DOCTRINE N 16

Autres contributions à la réflexion doctrinale Article 18, alinéa f : Peace and Security: «mobilise youth for the reconstruction of areas devastated by war, bringing help to refugees and war victims and promoting peace, reconciliation and rehabilitation activities». Ces services civiques ou forces africaines de développement auraient donc une capacité duale, à la fois dans le cadre national de la bataille du développement et, au niveau régional ou continental, en soutien des forces de maintien de la paix, dans le cadre multinational d une action humanitaire ou de la reconstruction d un état. Organisées autour d écoles des métiers du développement durable, et encadrées par des personnels militaires, ces unités auraient tout d abord la charge d instruire les jeunes volontaires dans les domaines prioritaires en Afrique subsaharienne : - agriculture 4 (soutien aux populations dans des zones où la force de travail a parfois disparu du fait du SIDA, du paludisme ou de la sous-nutrition pour les récoltes, l aménagement de digues et canaux, la lutte anti-acridienne, etc.) ; - action sanitaire et médicale (infirmiers/-ères, sages-femmes, assistants de vétérinaires, ambulanciers, etc.) conduisant une action ciblée en faveur du contrôle des naissances, de la lutte contre le SIDA ou encore contre les maladies africaines endémiques ; - construction (dispensaires, écoles, marchés couverts, étals, etc. utilisant des matériaux et des savoir-faire locaux) ; - aménagement de pistes, de routes et d ouvrages d art dans les zones reculées ou désertées (perte d une partie des récoltes du fait de l enclavement de certaines zones) ; - gestion de l eau (formation de plombiers, forage de puits, installation de pompes, adduction et récupération d eau, etc.) ; - aménagements électriques (installation de groupes électrogènes, de panneaux solaires, de réseaux de distributions dans des camps de réfugiés, équipement de bâtiments, halles, etc.) ; - alphabétisation, re-socialisation des orphelins du SIDA, des déplacés et autres réfugiés, etc. La consolidation des forces africaines déjà existantes Contrairement à une idée reçue, il s agirait moins de créer a nihilo que de consolider de telles forces déjà existantes, bénéficiant parfois d une solide expérience, aussi ancienne que celle de notre propre service militaire adapté (SMA) mis en œuvre dans nos départements et territoires d outre-mer. Tel est le cas du Zambia National service (ZNS), sans doute moins connu que les modèles francophones que sont le service civique béninois, le service malgache d aide au développement (SMAD) ou encore le service national adapté djiboutien, tous inspirés du SMA. Créé en 1963 et donc aussi ancien que celui-ci, le ZNS a surtout profité de la stabilité politique de la Zambie qui a su en faire un modèle original exempt de tout reproche ou de toute suspicion de manipulation politique ou de violence, destinant cette institution de jeunes volontaires encadrés par des militaires au service de la population, et souvent dans les zones reculées d un pays plus vaste que la France. Ainsi, placé sous la tutelle du ministère de la jeunesse et des sports, et bénéficiant du soutien direct du Président de la République, dans le strict respect de la loi, cette institution remplit toutes les missions traditionnelles d un service civique et a même conduit récemment une expérience remarquée au profit de la re-socialisation des enfants des rues ou street kids. Le ZNS, déjà membre de IANYS, pourrait donc dès à présent servir de modèle pour faire de la jeunesse africaine l acteur de son propre développement en mettant ses capacités, son dynamisme et son enthousiasme au service des organisations ou des agences internationales engagées dans la poursuite des objectifs du millénaire du développement, dont on sait qu aucun ne sera atteint en 2015, date butoir. A la condition de l aider à se hisser au rang de modèle continental en levant les obstacles qui entravent son développement Les entraves à la création de telles forces africaines de développement Grâce à des études conduites récemment en liaison avec le centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan 5 et soutenues par le général CoFAT et la fondation Saint-Cyr, on peut désormais identifier les entraves à la création de telles forces africaines de développement : 4 «En cinq ans, les importations céréalières des pays africains ont triplé Cette dégradation [ ] touche 48 pays africains sur 53» - Salée, la facture alimentaire! in Jeune Afrique n 2488 du 14 au 20 septembre 2008. 5 Dont l action s articule autour de trois pôles d excellence : éthique et déontologie, sécurité et Union européenne, action globale et forces terrestres. 6 «Un Caracal testé en bombardier d eau», in Armées d aujourd hui n 325, novembre 2007, p 54. DOCTRINE N 16 96 JUIN 2009

Libres réflexions SIRPA Terre/CCH FEFF 7 Démobilisation, désarmement, rapatriement, réinstallation, réinsertion (DDRRR ou 2D3R). 1) celles-ci souffrent en premier lieu d un déficit d image, souvent caricaturées à mi-chemin entre les troupes de boy-scouts et les milices d enfants-soldats, quand elles ne sont pas simplement ignorées des medias comme des institutions traitant de sécurité ; ce manque d intérêt est d autant moins compréhensible que notre pays a longtemps été pionnier dans l implication des militaires dans les actions de formation (enfants de troupe, chantiers de la jeunesse, service militaire adapté, lycées militaires, défense deuxième chance ), 2) une aversion intellectuelle stigmatise le principe même de capacité duale alors que nos propres forces armées ont développé depuis près de trente ans une solide culture d aide humanitaire et de sauvegarde des populations, créant même des unités de sécurité civile dédiées ou expérimentant ce principe sur de nouveaux équipements 6, 3) mépriser la bataille du développement au profit des seules opérations du maintien de la paix ou de la réforme de systèmes de sécurité est une erreur d appréciation du théâtre africain et de ses spécificités : non seulement cette jeunesse constitue les gros bataillons des futures vagues d immigration ou d endoctrinement idéologique, mais, de plus, seules de telles forces sont susceptibles d accueillir une part conséquente de jeunes femmes alors que la population féminine représente désormais plus de 50% de la population de n importe quel pays d Afrique subsaharienne. Celles-là mêmes qui doivent jouer un rôle essentiel dans le contrôle de la natalité, la prévention du sida ou l assistance aux orphelins du SIDA et autres enfants abandonnés, 4) enfin, les détracteurs de ce projet prétendent toujours qu aucun fond ne saurait être utilisé pour soutenir des forces africaines, fussentelles de développement. Or lors du séminaire international organisé en novembre 2006 par l ambassade de France à Lusaka (Zambie), et présidé par Monsieur Wiltzer, alors Haut représentant pour la paix et la prévention des conflits, deux organisations africaines ont financé plus du tiers de cette manifestation. En effet, l ACBF (African Capacity Building Foundation) et le COMESA (marché commun regroupant une vingtaine de pays d Afrique australe et orientale), ont montré un intérêt marqué, la première dans le cadre de son action en faveur du 2D3R 7 et l autre pour soutenir un projet intéressant l égalité des chances entre hommes et femmes (gender equity). En d autres termes, ces institutions JUIN 2009 97 DOCTRINE N 16

Autres contributions à la réflexion doctrinale ont avant tout considéré les missions qui pourraient être confiées à ces forces, plus que les seules structures dont on prétend abusivement qu elles ne peuvent être que militaires afin de justifier une fin de nonrecevoir systématique. Il apparaît donc que l effet majeur à rechercher consiste à faire reconnaître une place légitime à de telles forces africaines de développement dans le cadre de la réflexion sur la réforme des systèmes de sécurité (RSS), et plus précisément au cœur de l architecture de paix et de sécurité de l Union africaine, afin que, reconnues d utilité publique et comme vecteur de stabilité, elles puissent être ensuite éligibles à deux types de financement : en faveur de l action d aide au développement conduite sur le territoire national en privilégiant l éducation et la formation professionnelle de la jeunesse, mais aussi au profit des opérations de maintien de la paix ou de la reconstruction d un pays sortant de crise. Devons-nous, parce que nos moyens d action sont limités, nous interdire d investir ce «champ de l ingénierie politico-institutionnelle» 8 alors que de toutes les nations occidentales la France est la seule à posséder un laboratoire aussi précieux que le SMA? Elle est surtout la plus impliquée dans la prévention et la résolution des conflits en Afrique 9, non pas seulement du seul fait de sa présence militaire (forces prépositionnées, réseau d attachés militaires, actions de coopération militaire, etc.) mais aussi en raison des initiatives qu elle multiplie en faveur du maintien de la paix et du développement, comme elle vient de le démontrer récemment à Madagascar 10? Devons-nous au contraire, nous y plonger avec autant de résolution que d audace intellectuelle, pour proposer à l Union européenne une réflexion novatrice visant à faire de RECAMP non plus le seul programme de renforcement des capacités africaines de maintien de la paix, mais bien le cadre élargi du renforcement des capacités de l Afrique à maintenir la paix? Riche de son expertise militaire du théâtre africain et de cette longue tradition de bâtisseur d espoir au sein des populations africaines 11, l armée de terre se ferait ainsi l écho de la vocation hier humaniste et aujourd hui humanitaire de la France que le général De Gaulle avait résumée par ces quelques mots : 8 Cf. «Reconstruire ensemble», in Doctrine n spécial 2008/1. 9 Nommant en août 2007 un «Haut représentant pour la prévention des conflits en Afrique». 10 «L armée malgache au service du développement rural», in Armées d aujourd hui n 327, février 2008. 11 Cf. les Actes du colloque organisé les 27 et 28 novembre 2003 à Fréjus sur ce thème, Editions Lavauzelle, Panazol, 2006. Une seule cause : celle de l homme ; Une seule nécessité, celle du progrès mondial ; Un seul devoir : celui de la paix. DOCTRINE N 16 98 JUIN 2009

( Les opérations d évacuation de ressortissants «en images» ) Gestion des crises Une histoire de coopération entre les ministères de la défense et des Affaires étrangères et européennes p. 7 - ECPAD Le centre de regroupement et d évacuation des ressortissants p. 23-121 è RT Une opération d assistance et d évacuation au Liban. L opération «Baliste» (juillet-août 2006) p. 61 - SIRPA Marine Kolwezi, ou la première évacuation de ressortissants p. 97 - SIRPA Terre

DOCTRINE C.D.E.F Centre de Doctrine d Emploi des Forces