daniel grojnowski Photographie et Croyance images-empreintes images vraies Essais Éditions de la Différence
AVANT-PROPOS Dans l un de ces films qui relatent les désastres de la guerre, une femme erre sur un quai de gare. Des hommes aux visages gris, revenus des stalags, tentent de reconnaître un être cher dans la foule qui attend. La femme brandit une photo où figure son fiancé ou son mari, on ne sait trop : «Est-ce que vous l avez-vous vu?», «Est-ce qu il est parmi vous», «Vous pensez qu il va revenir?». Lorsqu on évoque le pouvoir d authentification de la photographie, on ne manque pas de la caractériser comme «empreinte», le double fantomatique du réel qu elle a enregistré. Mais la dire «juste», c est ouvrir des pistes fort diverses : juste parce qu elle perpétue une tradition picturale, ou des conventions formelles et rhétoriques, ou encore parce qu elle se conforme à l idée qu on se faisait a priori du sujet qu elle représente? «Pas une image juste, juste une image», a déclaré Jean- Luc Godard dans une sentence devenue célèbre. Elle a été reprise et mise en question par Roland Barthes, à la recherche d une «image juste, une image qui fût à la fois justice et justesse» (La Chambre claire, p. 109), en laquelle se confondent la «vérité» du sujet et «la réalité de son origine» (id., p. 121), par le retour à
12 photographie et croyance une croyance venue de loin : une image vraie, non pas une «vraie image». La certitude se renforce lorsque s additionnent les stéréotypes culturels et le référent, autrement dit, lorsque s amalgament une imagerie de toute part propagée, l idée d un «réel» acquise de longue date mais aussi un objet qui laisse trace sur un support. En raison de sa valeur probatoire, la photographie est constamment invoquée, quand nous interpellent des événements d actualité (la mort de Oussama Ben Laden, Dominique Strauss-Kahn menotté, conduit au tribunal de New York). Bien qu elle résulte d une multiplicité de procédés au renouvellement toujours en cours, elle n en préserve pas moins auprès du public un statut stable : une véritable prise de vue du réel. Il apparaît à son propos difficile de ne pas penser à l une des empreintes les plus célèbres d aujourd hui, le Suaire de Turin, dénommé Saint Suaire lorsqu on admet qu il révèle le corps et le visage de Jésus-Christ. Mieux vaut cependant se garder d apporter quelque argument que ce soit à son sujet. Le débat se déroule depuis plus d un siècle sans que, de rebondissement en rebondissement, de preuves en contre-preuves, chacun des deux camps en présence pour ou contre son authenticité historique et la Vérité qu il révèle ait éclairé son «mystère». Pour ma part, à de nombreuses reprises, j ai contemplé sa reproduction au format (un négatif qui fait «image»), placée sur l aile gauche de l église Saint-Sulpice de Paris, que fréquentent les touristes, des membres du clergé et les habitants du quartier, c est-à-dire un public qui ne s adonne pas nécessairement aux croyances «populaires». Mais je l ai fait
avant-propos 13 en curieux, ce qui me permet d emblée, non de clore le débat mais d en éluder les enjeux. La question de l empreinte n en demeure pas moins, puisqu elle profère une parole «vraie». Plutôt qu aborder une question trop de fois débattue, désormais rebattue et d un intérêt sans doute secondaire, même pour les croyants mieux vaut interroger la photographie en tant qu image-empreinte, sachant qu il s agit également d une image parmi d autres. Car pour être indicielle, elle n en est pas moins représentation, participant, par la force des choses, à l imaginaire des images. Celui-ci procède tout à la fois des ensembles qui les informent et des individus qui les perçoivent, d un dispositif dont la mise en œuvre est particulièrement alambiquée, bien qu un cliché paraisse produit par un simple déclic : «Appuyez sur le bouton, nous ferons le reste» (You press the button, we do the rest), déclarait la firme Kodak, au temps de sa suprématie. De fait, la photographie, comme toute image, résulte «d une composition dont le code peut sembler invisible mais qui n en est pas moins présent et qui doit faire l objet d un déchiffrement». Elle se situe au terme d une série d opérations et d échanges complexes auxquels participent tout à la fois «la visualité, les appareils techniques, les institutions, les discours et le corps» (Critique, août-septembre 2010, p. 649). Interroger le réel dont elle témoigne, c est la traiter comme on le fait du Suaire de Turin qui porte le témoignage incontestable de ce que Roland Barthes dénommait «ça a été». Si le Saint Suaire relève à divers titres de la photographie, toute photographie s apparente au Saint Suaire, ils nous font part, l un
14 photographie et croyance et l autre, d une vérité qui reste à démêler : certes, l empreinte en porte témoignage, mais dans quelle mesure et de quelle «vérité», au juste, s agit-il? Les interrogations qui portent sur les images-empreintes, qu elles soient ordinaires ou sacrées, s inscrivent dans la longue durée des débats sur l image. Loin de les clore, elles les relancent sans pouvoir les épuiser. C est en ce sens qu on peut rappeler, à qui veut bien entendre, que toute photographie est christique, du fait qu elle appelle une adhésion. Les rescapés qui sortent des wagons, jettent en hâte un regard sur la photo que la femme brandit. Leurs yeux parcourent la cohue du bout du quai pour reconnaître un visage, pour voir si quelqu un les attend. La femme se souvient bien de celui qu elle veut retrouver. La photo, sans doute retouchée, a été prise à l occasion de leurs fiançailles. Ils posent devant une toile de fond à colonnade. Lui, porte la raie à droite, une cravate à pois qui tranche sur le col blanc de la chemise et le sourire de rigueur. Elle sourit, elle aussi, à la demande de l artisan qui a enfoui la tête sous la cape, dans le petit studio qu éclairent deux gros projecteurs. L image éternise ce moment mais le jeune homme qu elle recherche, est-il encore de ce monde? Tout laisse à penser que son spectre erre quelque part dans les souvenirs de la femme, entre un passé indistinct et des moments plus proches qui ont pu le broyer.
DU MÊME AUTEUR Photographie et langage, José Corti, 2002. Usages de la photographie, José Corti, 2011. «L imaginaire photographique», Romantisme, n 105, 1999. Numéro spécial sous la direction de Daniel Grojnowski et en collaboration avec Philippe Ortel. Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte (avec les photographies de la Maison Neurdein) ; en collaboration avec Jean-Pierre Bertrand, Garnier-Flammarion, 1998. Rodolphe Töpffer, De la plaque Daguerre, Le temps qu il fait, 2002. SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2012.