«Entretien avec Nejia Ben Mabrouk» Françoise Wera. Ciné-Bulles, vol. 8, n 3, 1989, p. 20-23. Pour citer ce document, utiliser l'information suivante :



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Transcription:

«Entretien avec Nejia Ben Mabrouk» Françoise Wera Ciné-Bulles, vol. 8, n 3, 1989, p. 20-23. Pour citer ce document, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/34287ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'uri https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'université de Montréal, l'université Laval et l'université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 30 January 2016 09:06

Françoise Wera Nejia Ben Mabrouk : Il y a un peu de cela, mais le problème s'est doublé parce que je suis une femme. Il y a eu tout le long du tournage, du montage et du procès une question de pouvoir. Je pense que si j'étais un homme le problème serait résolu depuis longtemps. Le film serait sorti un an ou deux après au maximum. On accepte qu'un homme puisse refuser certaines conditions, il est sur un plan d'égalité, on se dispute puis on finit pas se mettre d'accord. Moi je suis arrivée toute nouvelle, on ne me connaissait pas, je suis petite, polie et on a voulu se servir de moi. «On m'a reproché de ne pas avoir fait de concession.» Si les femoccupent mes un espace restreint dans le cinéma occidental, que dire de leur présence derrière la caméra des pays du Maghreb? Dans un pays comme la Tunisie, qui produit à peine un ou deux longs métrages par an, la réalisation d'un film relève déjà de l'exploit. S'il est réalisé par une femme c'est carrément un miracle. Mais les miracles n'arrivent pas seuls ; Nejia Ben Mabrouk a mis six ans pour mener son projet à terme et présentait Sama (la Trace) à la XXII e session des Journées cinématographiques de Carthage à l'automne 1988, dans son pays, la Tunisie. Françoise Wera y était et nous livre les propos de Nejia Ben Mabrouk. Ciné-Bulles. Tourné en 1982, votre film la Trace vient tout juste de sortir. Pourquoi tant d'années? Mon projet était ambitieux et je n'avais pas l'argent qu'il aurait fallu. Il fallait donc que le producteur soit vraiment à la hauteur pour terminer ce film. Et je me suis rendu compte dès le deuxième jour du tournage que je n'avais aucun moyen. Le peu d'argent que je devais avoir et sur lequel on avait basé le devis n'était pas là et je ne sais toujours pas où il est passé. Lors de la seule réunion de production où on a parlé d'argent on m'a fait sortir parce qu'en tant que réalisatrice je n'avais aucun regard sur le budget. On m'a reproché de ne pas avoir fait de concession. Mais il y a des concessions que je n'accepterai jamais parce que cela toucherait à mon film, à mon sujet, à ma personnalité de femme. Je crois que c'est ce qui a choqué. J'étais venue avec des idées très précises et j'ai refusé de les sacrifier. Ciné-Bulles : Votre film est très intimiste, sans doute un peu autobiographique: l'histoire d'une jeune femme qui va étudier, qui essaiede se sortir de cette situation dans laquelle la femme est placée en Tunisie... Nejia Ben Mabrouk : Le film a été tourné en 1982 mais n'a pu être fini qu'en 1988. Il y avait tous les travaux de laboratoire à finir et je n'avais pas une seule copie projetable. J'avais tourné avec les plus grandes difficultés, c'était une coproduction allemande, belge et tunisienne. Le groupe qui gérait l'argent a décidé en plein milieu des travaux de laboratoire qu'il n'y avait plus d'argent et a tout arrêté. Comme je n'étais pas responsable du gaspillage, j'ai fait un procès pour obtenir au moins une copie, finir le film et le montrer au public. Ciné-Bulles : Est-ce que les problèmes que vous avez rencontrés dans votre film sont communs aux productions tunisiennes? Nejia Ben Mabrouk : Je suis une femme du Sud, je viens de ce milieu, mon père était mineur, et j'ai fait des études à Tunis à peu près dans les mêmes conditions, si ce n'est pas pire. Pour écrire mon scénario, je suis partie de moi et j'ai essayé de me comparer à d'autres. Pendant deux ou trois ans, j'ai contacté beaucoup de femmes qui partaient du pays. J'ai vu qu'il était temps de parler des gens qui partaient, pas seulement pour se trouver du travail, mais aussi pour trouver un peu de liberté pour s'exprimer, vivre, voird'autres horizons et se chercher aussi. Parce qu'ici on est acculé à vivre d'après le regard des autres, conformément au regard des autres. Je voulais un personnage non conformiste, qui voulait prendre en main son destin, choisir, imposer son image Vol. 8 n- 3 CINF3ULLES 20

même si elle est un peu contestée, un peu en dehors des normes. J'ai voulu prendre le risque de parler de cela. J'ai vu beaucoup de films, pas ceux des femmes parce qu'il y a très peu de femmes arabes qui en font, et je me suis rendu compte en voyant ces films que la femme arabe était à la mode, tous les hommes faisaient des films sur elle, et qu'il y avait toujours un manque. C'est-à-dire qu'ils nous utilisaient, ils utilisaient notre image, pour faire des films à leur goût. C'était toujours un regard d'homme qui prétend découvrir notre intériorité. Et cela ne me satisfaisait pas. Il y avait un silence terrible de notre côté et je me suis dit qu'il y avait une petite place à prendre, que j'allais la prendre, j'allais l'arracher. Je savais que ce ne serait pas facile, qu'on ne me la donnerait pas comme cela, mais que si j'arrivais à faire un film comme je le voulais ce serait de toute façon gagné. J'ai essayé d'écrire un peu le contraire de ce que j'ai vu. C'est-à-dire partir de l'intérieur des maisons, de l'intérieur des femmes, de mettre dans leur bouche un langage de femmes, de les faire parler de leurs problèmes. Je savais qu'à un moment donné on allait me reprocher par exemple la futilité de ces petites histoires sur les règles, sur les rites d'initiation, sur les superstitions en invoquant des problèmes plus importants, comme le chômage, les jeunes, la politique. Mais la Tunisie était à ce moment-là dans un moment de répit. J'ai voulu faire une brèche dans tout cela, parler d'autres problèmes qui sont aussi importants. Je trouve d'ailleurs que mon film est politique quelque part, c'est l'analyse de toute une société. Ciné-Bulles : En fait même si la Trace sort avec six ans de retard, il est toujours d'actualité... Nejia Ben Mabrouk : Oui parce que j'ai joué d'une certaine chance : à un moment donné je voulais faire des scènes d'enfance qui se déroulaient en 1960, moment extrêmement important pour moi. Mais comme je n'avais pas les moyens financiers pour faire ce genre de tournage, j'ai décidé de traiter du sujet de façon plus large, ce qui a sauvé le film. De toute façon les choses n'ont pas tellement évolué. Toute cette polémique est futile. Si on avait une production régulière toutes les années, peut-être que le film aurait vieilli ne fusse qu'au niveau de la production, ou dans la manière de traiter le sujet. Mais ce n'est pas le cas. Il y a eu trois ou quatre films après le mien et celui qui a le plus marché c'est l'homme de cendres de Bouzid, très proche du mien. Lui-même me disait en 1982 : «c'est la moitié d'un film et l'homme de cendres c'est l'autre moitié.» CINF3L/LLES 21 Vol. 8 n" 3

Ciné-Bulles : Mais vous avez évolué depuis 1982. Comment réagissez-vous devant votre film maintenant? Nejia Ben Mabrouk : En fait, j'avais très peur de le présenter. J'ai évolué au niveau de ma conception des choses. Je ne referais plus un film comme celui-ci. J'ai écrit mon deuxième scénario, qui d'une certaine façon est très proche de ce film mais plus abouti, plus travaillé. Les dialogues et les scènes sont plus approfondis, le rythme est tout à fait différent. Il faut dire que le manque de moyens pour faire la Trace m'avait obligée à changer le style, de passer d'un film mouvant à un film fait avec une caméra sur un trépied. J'avais donc peur de présenter mon film d'autant plus que le public a l'habitude des films faits avec des grands moyens, en 35 mm, etc. Je me demandais comment il accepterait un film fait avec des moyens de 1980, en 16 mm. J'espérais bien sûr que le sujet du film les intéresserait assez pour compenser le manque de moyens. Et c'est ce qui s'est passé! Il y en a qui se sont plaints de la technique et c'est sûr que le 35 mm aurait mieux fait passer certains détails. Mais l'important est quand même que le film soit sorti et que les gens le voient. Ciné-Bulles : Comment trouvez-vous la réaction du public?le public des Journées cinématographiques de Carthage est très majoritairement composé d'hommes. Avez-vous l'impression de les avoir touchés? Ou est-ce surtout les femmes qui vous ont fait part de leurs commentaires? Nejia Ben Mabrouk : En fait, la première présentation publique a eu lieu au Festival de Locarno. À la conférence de presse qui a suivi la projection la salle était remplie d'hommes et de femmes. Mais seules les femmes ont parlé du film. Cela m'a troublée parce que je croyais n'avoir pas réussi à toucher les hommes, alors que par mon film je voulais provoquer les hommes, les amener à discuter. Et voilà qu'à Carthage, c'est tout le contraire de Locarno! Les femmes n'ont rien dit et seuls les hommes ont posé des questions et discuté. Même en sortant de la salle, les femmes sont seulement venues me féliciter. J'ai cependant entendu certaines d'entre elles m'accuser de trahison parce que je parle de certaines pratiques secrètes des femmes. Ce sont des choses que les femmes se font entre elles mais contre les hommes. J'avais bien sûr beaucoup réfléchi à ce problème de trahison en écrivant le scénario, mais je m'étais dit qu'on commençait à dépasser ces choses, que la nouvelle génération y prêtait moins d'attention et qu'on pouvait en parler. Parce que ces superstitions restent un poids. On s'y accroche mais les jeunes ont envie d'autre chose. C'est pourquoi j'avais envie de discuter de tout ceci avec les femmes, mais plusieurs n'ont rien voulu savoir. Elles estimaient peut-être que c'étaient des choses qui leur appartenaient et qu'on ne devait pas les étaler sur un écran. Mais on revient alors au problème de départ. En refermant les femmes sur elles-mêmes, on se retrouve avec les hommes d'un côté et les femmes de l'autre. J'ai trouvé plus d'ouverture chez les hommes. Même si certains étaient négatifs, ils venaient quand même en discuter, ce qui m'a étonnée et ravie. Qu'on soit positif ou négatif, l'essentiel c'est qu'on ait envie d'en discuter. J'avais écrit ce film pour provoquer la discussion, et cela se fait. À partir du moment où l'on commence à discuter, les choses s'arrangent un peu mieux. C'est déjà un pas. Ciné-Bulles : Vous habitez en Belgique. Estce parce que vous n 'arrivez pas à travailler en Tunisie? Nejia Ben Mabrouk : Oui. En fait, j'ai fait mes études en Belgique. Je suis partie comme la jeune fille de la Trace, exactement. Je n'ai pas eu de bourse ici et comme mes parents sont des mineurs du Sud, ils ne pouvaient prendre en charge mes études. J'ai eu beaucoup de problèmes à Tunis, j'ai fait deux années d'université et je n'ai pas réussi mes études parce que mes conditions étaient trop difficiles. Comme j'avais deux frères qui avaient immigré en Belgique, je suis allée les rejoindre parce qu'ils pouvaient m'aider. J'ai fait une école de cinéma là-bas et j'ai voulu revenir en Tunisie parce que j'avais des choses à dire au sujet de la femme tunisienne et de la femme arabe. Je venais de faire mon film de fin d'études et mon mémoire, j'étais un peu vidée et je n'avais pas encore de projet écrit. Je pensais aller travailler à la télé comme assistante ou deuxième assistante, mais on m'a dit qu'il y avait déjà trop d'assistants qui ne faisaient rien. Je suis alors allée à la SATPEC, société de production tunisienne, où on m'a dit qu'on ne faisait pas de la réalisation comme cela, qu'on n'avait pas besoin d'un film étranger (parce que j avais tourné mon film de fin d'études en Belgique) et que je Vol. 8 n 3 CME3ULLES 22

devrais commencer par être figurante. Au rythme d'un film aux quatre ou cinq ans, cela ne fait pas vivre quelqu'un! (Rires) Et comme j'avais l'intention de me prendre en charge... Ils m'ont alors conseillé de retourner en Belgique et de revenir avec mon projet écrit et la moitié du financement. Pour faire une histoire courte, après plusieurs années de travail, de recherches de financement, d'atermoiement, j'ai finalement commencé le tournage de la Trace avec uniquement l'argent de la production allemande et un accord de principe de la Tunisie. Cela s'est mal passé et à partir de là toute l'histoire de la Trace a fait que je ne puisse plus retourner en Tunisie. Comme en plus ils demandent toujours des coproductions étrangères, je ne peux pas en tant que femme et en tant que Tunisienne m'établir à Tunis sans les avoir au départ. En Belgique au moins il y a de petits métiers qui peuvent me faire vivre et je peux me consacrer à mes projets. J'ai dû prendre la double nationalité pour avoir accès au financement belge et au marché commun, comme plusieurs d'ailleurs. On nous le reproche maintenant... Je suis installée en Belgique parce que pratiquement c'est plus facile pour moi de lutter et d'exercer mon métier. Je n'aurais jamais eu gain de cause pour la Trace si j'avais vécu en Tunisie. Ciné-Bulles : On commence cependant à voir quelques films faits par des femmes au Maghreb ou en Afrique. La situation semble évoluer un petit peu. Nejia Ben Mabrouk : Oui je connais des femmes cinéastes certaines pires que moi... (Rires) Par exemple Hami Srour, une Libanaise. Elle est très militante par rapport aux autres femmes. On peut être d'accord ou pas avec ce qu'elle fait, mais elle a fait de beaux films; elle a mis dix ans pour faire son deuxième! Vous imaginez: passer sa vie à faire un documentaire puis courir pendant dix ans pour faire un premier long métrage, c'est terrorisant! On doit se battre pour faire accepter ses projets, pour tourner, pour diffuser les films. Mais j'ai quand même un peu d'espoir, parce que malgré tous ces problèmes, les femmes ont encore envie de parler et de le faire à travers le cinéma, quelles que soient les difficultés. Nous sommes une génération un peu sacrifiée parce que nous sommes les premières, mais j'espère que les toutes jeunes puissent très vite accrocher et revendiquer cette manière de prendre la parole et de s'exprimer. Pour le moment nous sommes considérées comme des marginales, des femmes qui ont trop de problèmes. Il y en a même certains en Tunisie qui, pour justifier les salles pleines lors de la présentation de la Trace, ont dit: «La pauvre, le public a eu peur qu'elle soit déçue et qu'elle soit malade, alors il est allé voir le film pour l'encourager!» On en est là...! (Rires) On commence maintenant à entendre parler de femmes au Maroc, en Algérie, en Tunisie. Mais il n'y a pas encore de femmes arabes qui aient, je crois, fait plus d'un long métrage. Il y a une Algérienne qui se bat pour faire son deuxième film, mais c'est encore avec l'europe qu'elle essaie de monter son financement. Pourtant, la cinématographie algérienne est importante. Mais ce qui importe pour moi, c'est que j'ai réussi à toucher ce qu'on appelle un public normal, qui accepte mon film comme il accepte n'importe quel film tunisien, qui paie le billet de sa poche comme pour n'importe quel film. C'est déjà une grande victoire. Au niveau des gens qui décident, qui produisent, etc, il y a encore une lutte à mener, et nous la mèneront. ONE3ULLES 23 Vol. 8 n" 3