Vers la réussite de tous les enfants à l'école :



Documents pareils
10 REPÈRES «PLUS DE MAÎTRES QUE DE CLASSES» JUIN 2013 POUR LA MISE EN ŒUVRE DU DISPOSITIF

PROJET D ETABLISSEMENT

Une stratégie d enseignement de la pensée critique

Organisation de dispositifs pour tous les apprenants : la question de l'évaluation inclusive

I. LE CAS CHOISI PROBLEMATIQUE

Les «devoirs à la maison», une question au cœur des pratiques pédagogiques

UE5 Mise en situation professionnelle M1 et M2. Note de cadrage Master MEEF enseignement Mention second degré

Cahier des charges pour le tutorat d un professeur du second degré

L école maternelle et le socle commun de connaissances et de compétences

CHARTE DES UNIVERSITÉS EUROPÉENNES POUR L APPRENTISSAGE TOUT AU LONG DE LA VIE

SOCLE COMMUN: LA CULTURE SCIENTIFIQUE ET TECHNOLOGIQUE. alain salvadori IA IPR Sciences de la vie et de la Terre ALAIN SALVADORI IA-IPR SVT

Projet d école Guide méthodologique

CHARTE DES PROGRAMMES

N ROUX-PEREZ Thérèse. 1. Problématique

Une école adaptée à tous ses élèves

S'intégrer à l'école maternelle: indicateurs affectifs et linguistiques pour des enfants allophones en classe ordinaire

Projet Pédagogique. - Favoriser la curiosité intellectuelle par le partage des connaissances, des cultures et des échanges.

PRÉPARER SA CLASSE EN QUELQUES CLICS

LES RÉFÉRENTIELS RELATIFS AUX ÉDUCATEURS SPÉCIALISÉS

Mobilisation contre le décrochage scolaire. Bilan de l action entreprise sur l année 2013 et perspectives pour l année 2014

MONITEUR-EDUCATEUR ANNEXE I : REFERENTIEL PROFESSIONNEL. Le moniteur-éducateur intervient dans des contextes différents :

Préparer la formation

Une École juste pour tous et exigeante pour chacun PROJET DE LOI POUR LA REFONDATION DE L ÉCOLE DOSSIER DE PRÉSENTATION

LES BASES DU COACHING SPORTIF

Réunion mondiale sur l Éducation pour tous UNESCO, Mascate, Oman mai 2014

Étapes suivantes du plan d action du Manitoba

Ministère de l Éducation nationale, de l Enfance et de la Jeunesse, Rédaction: ES / EST Layout: Coordination Générale

Eléments de présentation du projet de socle commun de connaissances, de compétences et de culture par le Conseil supérieur des programmes

Organisation des enseignements au semestre 7

REFERENTIEL PROFESSIONNEL DES ASSISTANTS DE SERVICE SOCIAL

Point de situation sur la réforme du lycée. I. Les faiblesses du lycée actuel et la nécessité de le réformer

Enseignement au cycle primaire (première partie)

LE RENOUVEAU PÉDAGOGIQUE

Fiche entreprise : E10

Comprendre les troubles spécifiques du langage écrit

Equité et qualité dans l'éducation. Comment soutenir les élèves et les établissements défavorisés

Programme de la formation. Écrit : 72hdepréparation aux épreuves d admissibilité au CRPE

Devenez expert en éducation. Une formation d excellence avec le master Métiers de l Enseignement, de l Education et de la Formation

Transformez votre relation au monde!

Les relations réciproques Ecole Familles en grandes difficultés

EDUCATEUR SPECIALISE ANNEXE 1 : REFERENTIEL PROFESSIONNEL

Circulaire n 5051 du 04/11/2014

eduscol Santé et social Enseignement d'exploration

S organiser autrement

SAINT JULIEN EN GENEVOIS

Circonscription de. Valence d Agen

CONFERENCE NATIONALE DU HANDICAP. Relevé des conclusions

pas de santé sans ressources humaines

Conseil d administration Genève, mars 2000 ESP. Relations de l OIT avec les institutions de Bretton Woods BUREAU INTERNATIONAL DU TRAVAIL

TNS Behaviour Change. Accompagner les changements de comportement TNS 2014 TNS

Comment remplir une demande d AVS Remplir les dossiers administratifs quand on a un enfant autiste et TED (3) : demander une AVS

Les services en ligne

FORMATIONS COACHING EVOLUTIF - PNL - HYPNOSE - NON VERBAL - COMMUNICATION EFFICACE

Projet éducatif vacances enfants et adolescents

Ligne directrice du cours menant à une qualification additionnelle. Musique instrumentale (deuxième partie)

Faut-il développer la scolarisation à deux ans?

Charte départementale Accueil et scolarisation des enfants de moins de trois ans

De la tâche à sa réalisation à l aide d un document plus qu authentique. Cristina Nagle CEL UNICAMP cnagle@unicamp.br

Données de catalogage avant publication (Éducation, Citoyenneté et Jeunesse Manitoba) ISBN

Décision du Défenseur des droits MDE-MSP

la Direction des ressources humaines et des relations de travail (langue du travail ; maîtrise du français par les employé(e)s)

(CC )

FORMATION ET SUIVI DES PROFESSEURS DES ECOLES STAGIAIRES

Charte de la laïcité à l École Charte commentée

POSTURE PROFESSIONNELLE ENSEIGNANTE EN QUESTION?

2'223 4'257 (2'734 Équivalent temps plein ETP) 1'935 4'514 (3'210 ETP) 37' Compris dans l'enseignement obligatoire Enseignement spécialisé

Dossier de presse «Fais-nous rêver-fondation GDF SUEZ»,

Demande d admission au Centre pédagogique Lucien-Guilbault Secteur primaire

Unité de formation professionnelle du Ceras

Cet exposé s intègre dans les travaux développés par une Equipe en Projet INRP-IUFM,

DECLARATION UNIVERSELLE DE L UNESCO

AP 2nde G.T : «Organiser l information de manière visuelle et créative»

Stratégie Régionale. envers les Jeunes. l Artisanat

Une école adaptée à tous ses élèves

ANNEXE I REFERENTIEL PROFESSIONNEL AUXILIAIRE DE VIE SOCIALE CONTEXTE DE L INTERVENTION

EVALUATION DU DISPOSITIF DEPARTEMENTAL EDUCATIF DE FORMATION ET D INSERTION (D 2 EFI)

ANNEXE I REFERENTIEL PROFESSIONNEL AUXILIAIRE DE VIE SOCIALE CONTEXTE DE L INTERVENTION

Depuis 2009, l'éducation nationale s'est déjà mobilisée pour développer des banques de stages et des outils associés.

Pratiques Réussies Axées sur L'éducation des Élèves de la Communauté Noire

Quelle médiation pour l assurance retraite?

Un contrat de respect mutuel au collège

Avant de parler de projet commun, il est important de rappeler ce qu est un projet à travers quelques indicateurs :

L assurance qualité N 4. Décembre 2014

Définition et exécution des mandats : analyse et recommandations aux fins de l examen des mandats

Stratégie d intervention auprès des élèves présentant des comportements et attitudes scolaires inappropriés

La Participation, un cadre de référence(s) Support de formation Pays et Quartiers d Aquitaine Mars 2011

L'EPS à l'école primaire aucune modification des programmes

Développement personnel

La Tête à Toto par Henri Bokilo

FICHE TECHNIQUE : METTRE EN PLACE UNE GPEC

Guide d utilisation en lien avec le canevas de base du plan d intervention

eduscol Ressources pour la voie professionnelle Français Ressources pour les classes préparatoires au baccalauréat professionnel

CHARTE D ÉTHIQUE PROFESSIONNELLE DU GROUPE AFD

Lecture critique et pratique de la médecine

la pauvreté 33 ses lutte contre territorial. création.cette n ne doit pas d insertion. 1. UNE Accompagner la Participation travaux sont évidemment

ARRÊTÉ du. Projet d arrêté fixant le programme d'enseignement de santé et social en classe de seconde générale et technologique

STAGE : TECHNICIEN EN BUREAUTIQUE

Passeport pour ma réussite : Mentorat Vivez comme si vous mourrez demain. Apprenez comme si vous vivrez éternellement Gandhi

Transcription:

éduscol Ressources pour l'école primaire Ressources pour l'école primaire Vers la réussite de tous les enfants à l'école : Des principes d'action à redécouvrir dans les classes du premier degré Claude Seibel, inspecteur général honoraire de l'insee octobre 2013 MEN/DGESCO http://eduscol.education.fr

«La réussite de tous les enfants à l école» constitue l objectif prioritaire de la «Refondation de l École. Je voudrais prendre un peu de recul, pour proposer quelques principes d action qui, je le pense, vont solliciter tous les personnels du 1 er degré, s ils se mobilisent dans les prochaines années dans l atteinte de cet objectif 1. Je ne m appesantirai pas sur le diagnostic, maintenant partagé, d une école qui ne parvient pas, malgré d énormes avancées depuis une cinquantaine d années, à prendre en charge, vers leur réussite, les élèves en grande difficulté. Ces difficultés scolaires sont précoces ; elles sont intensifiées par le redoublement ; elles sont difficilement réversibles puisqu elles s accentuent (au lieu de se résorber) au cours de la scolarité obligatoire, en particulier au collège. Elles affectent les enfants des milieux populaires, notamment les garçons ; ceux dont les familles sont les plus «éloignés» de l école (ou plutôt ceux dont les langages en famille sont éloignés de l école), en particulier les enfants d immigrés récents. Or nous avons bien, nous les adultes, les parents, les éducateurs, collectivement, la responsabilité que tous les jeunes de notre pays maitrisent, au terme de la scolarité obligatoire, les bases de compétences et de connaissances qui leur seront ensuite indispensables pour réussir, après leurs études lycéennes puis supérieures, leur propre vie professionnelle, sociale et citoyenne. C est ce sens précis qu il faut donner à la priorité accordée au primaire dans la loi d orientation sur l Éducation, priorité réaffirmée par le Président de la République lors de son discours du 9 octobre 2012 à la Sorbonne. Avec cinq collègues chercheurs 2 nous nous sommes efforcés de décrire et d opérationnaliser les principaux domaines qui vont contribuer à cette «réussite de tous les enfants à l école» Ces textes ont fait l objet d une «Contribution» aux débats de la Concertation «Refondons l école» pendant l été 2012 3. Nous nous sommes centrés sur les actions à mettre en œuvre à l étape des apprentissages fondamentaux (GS de maternelle- CP-CE1), période jugée particulièrement cruciale pour la réussite ultérieure Les actions à mettre en œuvre doivent, nous semble-t-il, respecter deux grands principes : -restaurer le rôle de chacun des acteurs (enseignants, intervenants, inspecteurs, formateurs, parents d élèves ) dans leur dignité et dans le respect de leurs compétences ; -réaffirmer le rôle de l enseignant comme médiateur principal des apprentissages scolaires : il doit rester impliqué, positivement, dans toutes les situations éducatives au sein de l école. 1 Ce texte résulte d une intervention dans le cadre d une Journée d études de la FCPE sur le thème «Apprendre à apprendre» le 12 janvier 2012. Je remercie les responsables de la FCPE d avoir accepté la reprise de cette intervention. 2 Il s agit de Michel Dollé, Agnès Florin, Philippe Guimard, Jacqueline Levasseur, Martine Rémond, Claude Seibel 3 Cette contribution est accessible à l adresse : http://www.refondonslecole.gouv.fr/wpcontent/uploads/2012/08/reussite_de_tous_les_enfants.pdf. MEN-DGESCO 1

Ce sont ces thèmes que je vais développer en essayant chaque fois d en tirer des conséquences plus opérationnelles que je mentionnerai ici sans les développer Le premier grand principe est basé sur la confiance partagée, sur le respect mutuel, mais également sur la compétence de chacun pour exercer les responsabilités qui lui sont confiés auprès des enfants. C est ce principe qui exige cette formation des professionnels qui a été sacrifiée et qu il faut impérativement restaurer. Parmi les compétences exigées outre les capacités techniques et professionnelles, la capacité de travailler en équipe, de dialoguer avec les familles, quelques soient les difficultés rencontrées, devient incontournable dans la perspective de la réussite de tous les enfants J y reviendrai plus loin. Je développerai davantage le second principe, car il s efforce de mieux fonder l action pédagogique de l enseignant vers tous et vers chacun des enfants qui lui sont confiés. Au cours de la concertation de l été 2012, de nombreux intervenants ont insisté sur la nécessité de «réinternaliser» l aide apportée à certains enfants en butte à des fragilités d apprentissage ou à des blocages, pour des notions difficiles. Il faut évidemment distinguer l ampleur des difficultés liées à certains apprentissages et à certains élèves : tout est question de degré et il serait absurde de se priver de l apport de professionnels formés pour pallier des difficultés graves que rencontrent certains enfants. Mais, quelque soit le parcours parfois difficile de certains enfants, tout doit être fait pour préserver le lien pédagogique et affectif de l enseignant avec chacun de ses élèves : ceci est particulièrement crucial dans la phase des apprentissages fondamentaux où, comme l avait bien montré Henri Wallon, l enseignant est le modèle du «désir mimétique» de l enfant, dans ces phases progressives de la construction de sa personnalité et de ses connaissances. Toute rupture, tout relâchement, de ces liens (en partie conscients, en partie inconscients) peut se retourner contre l enfant : aux difficultés scolaires qu il rencontre, s ajoute le désarroi d une situation affective qu il vit comme un rejet. «La rupture inconsciente du désir mimétique de l enfant entraine un «retournement» progressif dans son attitude vis-à-vis de l école et dans les attentes de l école vis-à-vis de lui. Les premiers obstacles mal surmontés ou sanctionnés entrainent chez un enfant jugé en difficulté scolaire, des traces négatives qui ne sont pas seulement affectives ou psychologiques mais aussi pédagogiques.» 4 Ce principe d action ne se décrète pas : il se construit au niveau de chaque enseignant et de chaque équipe éducative : il sollicite les capacités (techniques professionnelles ) des enseignants pour prendre en charge au sein de la classe ces difficultés, mais également pour dialoguer au sein de l équipe éducative, pour partager avec les parents de l enfant ces difficultés d apprentissage, pour assurer la bonne insertion de chaque enfant dans le groupe-classe, par exemple en valorisant ses progrès aux yeux de ses camarades Tout en mettant l accent sur une école «bienveillante» basée sur la confiance et le respect de l autre, l école de la «réussite pour tous» est aussi une école exigeante puisque tous les enfants et chacun des enfants doit s inscrire dans un parcours de maîtrise de ses 4 «Genèses et conséquences de l échec scolaire», Claude Seibel, Revue française de pédagogie, avril-juin 1984 MEN-DGESCO 2

apprentissages : il est exclus de baisser le niveau d exigence pour ce qui est considéré comme essentiel. Or les enfants les plus fragiles sont souvent considérés comme des «enfants à problèmes» au sein de l école et à l extérieur de l école. Parfois, inconsciemment, le niveau d exigence est pour eux revu à la baisse. Le moment n est il pas venu de repenser individuellement et collectivement le statut de la «difficulté scolaire»? Dans sa préface à l ouvrage d Yves Labbé sur «La difficulté scolaire : une maladie de l écolier?», Jean-Pierre Terrail clarifie cette notion : «La difficulté d apprentissage peut faire l objet de deux lectures bien différentes. On peut d abord mettre l accent sur la difficulté objective inhérente, pour tous les élèves, à l entrée dans la culture écrite et au passage de l oralité à un rapport lettré au langage. Cette difficulté peut être plus ou moins accentuée, selon le milieu social et l histoire intellectuelle de chacun, mais personne n y échappe. De ce premier point de vue, le problème posé au système éducatif est, d une part, d aménager les cheminements intellectuels les plus propices au dépassement des obstacles ; et, d autre part, par l échange avec les élèves et les formes les plus adéquates de conduite de classe, de permettre à chacun d emprunter effectivement ces cheminements. Il existe une autre façon de concevoir la difficulté d apprentissage qui ne la considère plus comme propre à la nature même des apprentissages, mais comme le fait de quelques-uns. Pour peu qu elle perdure (et cela ne saurait manquer d advenir, de par le caractère cumulatif de l incompréhension scolaire ), les intéressés seront vite identifiés comme des «élèves en difficulté», et la source du problème, la cause de la difficulté, sera alors imputée à leur personne même. Dans cette deuxième perspective, la prévention de l échec des apprentissages ne passe plus d abord par l identification et l aménagement des cheminements intellectuels les plus adéquats. Elle passe par l identification des «élèves en difficulté» et de ce qui, dans leur personne, fait problème, de ce qui leur manque pour apprendre normalement, qu il s agisse d un handicap psychologique ou médico-psychologique, socioculturel, linguistique Le regard étant ainsi tourné vers l élève comme personne à traiter, il se détourne inévitablement de tout questionnement à l égard de ce qui, dans la logique intellectuelle de la démarche d enseignement, n a pas permis que l obstacle soit surmonté.» 5 Cette longue citation me semble essentielle pour formuler un deuxième principe d action : l objectif principal d une équipe éducative et d un enseignant n est pas seulement de détecter les élèves «à risques» ou «à problèmes» (comme vous voulez) : il est de surmonter avec chaque élève les difficultés d apprentissage auxquelles il se heurte 6. Certes les objections, les obstacles vont être immenses, d autant que le système éducatif est engagé depuis très longtemps dans cette entreprise de désignation, puis de traitement, hors de la classe, de personnes en difficulté. Dans les années 1960 on parlait 5 Yves Labbé, «La difficulté scolaire- une maladie de l écolier?» l Harmattan, 2009, Paris, préface page II 6 On trouvera plusieurs illustrations de ce principe dans l ouvrage d Agnès Florin et Carole Crammer (page 158) «Enseigner à l école maternelle : de la recherche aux gestes professionnels», Hatier Pédagogie, 2009, Paris. MEN-DGESCO 3

d handicapés sociaux, puis de handicaps sociaux culturels (notion «déconstruite» par le CRESAS), puis d élèves en échec scolaire, enfin d élèves en difficultés scolaires. Comment pour un enfant échapper à ces «marqueurs», tant que l école ne se mobilise pas pour prendre en charge, sans retard ni relégation, tous les enfants qui lui sont confiés, mais aussi (et c est l enjeu collectif et individuel) sans baisser le niveau d exigence pour chacun. Dans une contribution à la concertation «Refondons l école», Marie Toullec-Théry et Corinne Marlot résument des nombreuses recherches menées sur les «aides à l école primaire» en montrant les obstacles rencontrés et les risques que, pour certains enfants, l étape de la «délégation» se transforme peu à peu en «relégation». Pour elles le temps collectif et l espace collectif permettent «d harmoniser nécessairement des pratiques (et donc de moins déstabiliser les élèves fragiles, en usant d un langage commun) sans stigmatiser ni marginaliser : si ces élèves en difficultés sont souvent «hors jeu» de l apprentissage, il ne faudrait pas non plus penser leur place «hors classe». 7 Si les risques sont ainsi bien cernés, la situation peut évoluer favorablement assez rapidement, pourvu que l équipe éducative et chacun de ses membres parviennent à inscrire tous les enfants qui leur sont confiés dans ce parcours de réussite dont ils ont collectivement la responsabilité. Ils devront sans doute repérer, puis surmonter ce que Grégory Bateson désigne par le vocable de «double bind» (traduisible par «impératifs contradictoires»). En effet, comme l explique G. Bateson, à partir de la théorie de types logiques de Russell et Whitehead, «l enfant apprend à apprendre (apprentissage secondaire) en maîtrisant non seulement la tâche indiquée mais aussi indirectement le contexte de cet apprentissage, c'est-à-dire les différents niveaux de communication engagés dans l échange avec l éducateur. Les attitudes explicites ou implicites de l adulte dans la communication échappent pour partie à sa volonté consciente ; elles n en joueraient pas moins un rôle facilitateur ou inhibiteur, lorsque l enfant doit maîtriser peu à peu une hiérarchie de degrés, de plus en plus complexes, d apprentissage. La présence de plusieurs adultes avec des attentes divergentes accroit ce risque de désarroi voire d inhibition.» 8 Ce concept «d impératifs contradictoires» s applique lorsque, dans une situation de communication, ici l apprentissage d un élève fragile, plusieurs messages contradictoires concernent la même personne ; devant le flou et le caractère imprécis des buts poursuivis, l apprentissage dérape et l enfant ne parvient pas à maitriser cette complexité croissante inhérente au parcours scolaire. D où l importance de clarifier au maximum, autour de l enseignant principal responsable, les attentes des adultes mais aussi les objectifs recherchés par chacun, les méthodes mis en œuvre, les résultats obtenus, la poursuite de l action éducative Je voudrais, en conclusion, proposer un dernier principe d action celui de découvrir individuellement et collectivement les apports de la «pédagogie de la réussite». 7 «Les aides à l école primaire», Marie Toullec-Théry et Corinne Marlot, Contribution à la concertation «Refondons l école», août 2012 8 Cf. Grégory Bateson, «Vers une écologie de l esprit», Seuil, tome 2, 1980, pages 14 et 15. MEN-DGESCO 4

Il y a en effet des opportunités encore peu explorées par la majorité des enseignants, mais que connaissent bien les enseignants les plus expérimentés et surtout les plus attentifs au vécu et à la progression de chaque élève et de tous les élèves dans leur classe. Peut-on recourir à la «pédagogie de la réussite» tout au long de la scolarité dans notre pays? Au stade actuel de notre école (mais sans doute plus largement de la société française), ce concept est saugrenu, parfaitement utopique, puisque, pour la plupart d entre nous, nous avons été élevés dans le registre de l erreur, de la lacune, de la déficience, voire de la «faute». Viser la réussite de chaque élève, c est aussi connaître et reconnaître ses potentialités, ses points forts même modestes, au même titre que des difficultés, ses déficiences, ses lacunes. C est savoir lui dire ce qu il réussit ; lui dire là où il est en train de progresser, sans masquer les domaines ou les points qui sont encore défaillants. C est savoir peu à peu élargir ce qu il réussit ou ce qu il est en train de réussir à d autres domaines dans une maïeutique toujours positive. Il faudrait multiplier les exemples pour montrer, par l expérience, ce que peut recouvrir ce concept. En réalité, seules la formation continue et l animation pédagogique peuvent permettre aux enseignants de découvrir par eux-mêmes, puis de vivre ensuite, ce que la réussite apporte aux relations enseignants-élèves basées sur la confiance, le respect et la coopération au sein de la classe Le premier exemple, «en négatif», vient d un enseignant-chercheur de Montpellier, Daniel Favre. Grâce à une enquête auprès d enseignants du 1 er et du 2d degré, il a pu démontrer que pour 95% des enseignants, l erreur est seulement le reflet de difficultés déjà connues de l élève ; pour la plupart d entre eux, elle s apparente à une faute. Seuls 5% d entre eux considèrent que l erreur de l élève est une information qui permet de rebondir vers une meilleure maîtrise de l objet étudié. L autre exemple montre l importance du travail collectif et individuel qui peut s accomplir autour de responsables d établissement qui, en équipe, en liens très étroits avec les parents d élèves, ont su en quelques années mobiliser vers la réussite tous les élèves qui leur sont confiés. Là, nous sommes à une autre phase du cursus scolaire puisqu il s agit d un très gros Lycée polyvalent de 2600 élèves en zone prioritaire à Corbeil-Essonnes. Geneviève Piniau qui était proviseure du Lycée Robert Doisneau a publié, dans la revue des anciens de l X, un article passionnant sur «Vivre, grandir et réussir à Corbeil-Essonnes» 9. Il illustre parfaitement mon propos. Tout découle du Contrat d objectifs du Lycée qui prévoit d accompagner tous les élèves vers leur réussite, en assurant la sécurité des biens et des personnes, en favorisant et facilitant le travail personnel des élèves, en valorisant leurs réussites En fait ces exemples pourraient sans doute être renouvelés et approfondis. Il est difficile de savoir si de nombreux enseignants recourent à ce type de méthodes, car les recherches didactiques et pédagogiques sont très peu diffusées et capitalisées dans 9 cf. Forum social, «La jaune et la rouge», pp. 44-48, octobre 2012 MEN-DGESCO 5

notre pays. Les observations scientifiques au sein des classes sont rares ; elles sont parfois mal acceptées soit par l enseignant, soit par sa hiérarchie De ce fait, la description précise des pratiques pédagogiques dans une classe est peu développée, encore moins celle de l évaluation des résultats obtenus pour les élèves (en moyenne et en dispersion), selon les méthodes utilisées par l enseignant. Autre enjeu pour l avenir : les rapports entre la didactique des disciplines et la sociologie sont encore peu développés dans notre pays. Ceci constitue un gigantesque défi 10 pour les 20 ans à venir, car parler de «parcours individualisé» restera un vœu pieux pour la plupart des enseignants, s ils ne disposent pas des outils didactiques pertinents pour les élèves qui leur sont confiés avec leur grande diversité (milieu social, genre, langue maternelle ). Ces avancées nécessaires de la recherche en éducation, ne doivent pas nous servir de prétextes, voire d alibis, pour ne pas développer dans les interactions éducatives «enseignant-personnel spécialisé-parent- enfant» une pédagogie polarisée vers la réussite de chaque enfant et de tous les enfants confiés à l école. Une première étape, facile à énoncer mais sans doute difficile à mettre en œuvre, serait de promouvoir des pédagogies basées autant sur les potentialités de l enfant que sur ses difficultés Claude.seibel@orange.fr Inspecteur général honoraire de l INSEE 1 er février 2013 10 cf. les pistes ouvertes par Samuel Johsua et Bernard Lahire dans «Pour une didactique sociologique», In Education et sociétés n 4/1999/2, pages 29-56. MEN-DGESCO 6