10 Première partie Le premier demi-siècle (1815-1853)



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10 Première partie Le premier demi-siècle (1815-1853) Les quatre décennies qui séparent l écrasement de l Empire napoléonien (1814/1815) des prémices de la guerre de Crimée (1854-1856) présentent une certaine unité. Unité stratégique et diplomatique tout d abord, puisque le contour des frontières européennes et le rapport des forces entre les États reposent sur un très large consensus des grandes puissances européennes les Puissances, consensus dont les règles ont été défi nies entre 1814 et 1815. À de rares exceptions la division du royaume des Pays-Bas et la création d un petit état grec en 1830 les frontières dessinées en 1814-1815 ne changent pas avant la guerre de Crimée et les guerres de l unifi cation italienne et allemande (1859-1871). Sans faire disparaître la guerre, le congrès de Vienne qui préside aux destinées européennes après l effondrement du Premier Empire (1804-1814/15) introduit un ordre, injuste peut-être, mais dont les mécanismes de gestion de crise s avèrent effi caces durant les crises d Orient de 1832 et de 1840 et le Printemps des Peuples (1848-1849). L unité de ce demi-siècle est aussi socio-économique, car le travail de la terre et l artisanat fournissent, comme par le passé, le plus grand nombre d emplois directs et indirects, permanents et saisonniers. Dans les campagnes, qui n ont jamais été aussi peuplées, l emprise des élites traditionnelles l aristocratie, les notables des campagnes, les moines dans les Balkans comme en Sicile, les curés de campagne et les pasteurs en Europe occidentale demeure incontestée ou forte. Confrontés à ces solidarités rurales, bien des révolutionnaires et des réformateurs populistes ou libéraux en fi rent la dure et amère expérience, la fourche aux reins. La vie quotidienne des mondes urbains et paysans balzaciens reste proche enfi n des conditions matérielles des époques médiévale et moderne. Les premiers territoires de la révolution industrielle (1770-1840 env.), avec leurs gares ferroviaires, leurs manufactures et leurs pollutions, n existent qu en Europe occidentale et sont localisés dans quelques vallées et agglomérations portuaires ou fl uviales. Qui devinerait la révolution industrielle en lisant le Lys dans la Vallée ou l Illustre Gaudissart? Si les machines à vapeur, tout particulièrement après 1840, transforment certains secteurs telles la construction navale et l industrie du coton, ce machinisme n a pas encore touché le travail agricole, ne concerne guère les secteurs artisanaux, où le tour de main et la force musculaire sont tout, et reste quasi inconnu à l est de la Prusse et de l Adriatique. Un monde européen très largement agraire avant 1850, où la routine est encore sagesse, où les rendements sont aléatoires et les mauvaises récoltes d autant plus lourdes à supporter qu elles s exercent dans un contexte de forte croissance démographique. L impact sanitaire et politique de cette incertitude alimentaire n est pas mince. Quand la population ne vit que d une plante, la pénurie devient une terrible famine comme celle qui balaie, entre 1846 et 1849, les Hautes-Terres écossaises et l Irlande occidentale frappées par le mildiou de la pomme de terre. Ni la polyculture ni la présence

Première partie Le premier demi-siècle (1815-1853) 11 d un fort secteur manufacturier ne mettent les populations à l abri des coups du sort climatiques et de leurs suites. Tout au long du premier XIX e siècle, les crises d «Ancien régime» s abattent sur la France en suivant le même cycle. Une très mauvaise année agricole provoque la rareté et la cherté des grains, entraîne l effondrement de la consommation non alimentaire puis une crise industrielle, enfi n l explosion du chômage et de la mendicité qui nourrissent des émeutes et des épisodes insurrectionnels voire révolutionnaires. Les Trois Glorieuses (1830) comme la chute de la monarchie de Juillet en 1848 suivent ainsi une série de mauvaises récoltes avec leur cortège de violences rurales et de grèves. Pourtant, les changements techniques s accumulent, tout particulièrement en Europe de l Ouest et du Nord-Ouest, où l émergence d un nouveau système industriel modifi e les paysages péri-urbains et urbains, fonde des territoires nouveaux, accouche d une forte main-d œuvre prolétarisée aux traits singuliers. Comme toute révolution, l industrialisation dessine en Europe des lignes de fracture qui s ajoutent à d anciens clivages religieux, économiques mais également politiques et dont les racines sont très anciennes. Tandis que l Angleterre, la France, la Belgique, la Rhénanie et dans une moindre mesure l Italie du Nord composent des sociétés et des économies hybrides, inégalement engagées dans la révolution industrielle, et socialement très diverses, l Europe médiane, méditerranéenne et orientale conserve les traits d une civilisation agraire, mais nullement fi gée ni homogène, l inégale infl uence des Lumières sur les élites et des marchés occidentaux sur les économies introduisant de fortes singularités nationales. À ces différences socio-économiques s ajoutent également de fortes divergences politiques quand s enracine en Europe occidentale le parlementarisme dont les principes et le dynamisme défi ent les intérêts et les valeurs autoritaires des monarchies du Midi méditerranéen et de l Europe danubienne et orientale que minent en outre, dès le début des années 1820, des groupes révolutionnaires bien décidés à faire triompher les idées de liberté, d égalité et de souveraineté nationale proclamées, incarnées et véhiculées par la Révolution française.

Chapitre 1 La paix générale, mais de persistantes convulsions révolutionnaires Il est commun de lire que l effondrement de l hégémonie napoléonienne, consommée par la bataille de Waterloo, fonda, pour quatre décennies, une paix générale. Si l on entend par cette formule tout à la fois la fi n des luttes armées opposant les principales puissances, un processus de désarmement naval et militaire, une volonté commune de retenue en cas de crise et la mise sur pied d un ordre fondé sur le dialogue diplomatique, rien de plus exact. On se tromperait beaucoup, en revanche, en imaginant une situation de paix générale, étendue à l ensemble du continent. Les guerres civiles, les insurrections libérales et démocratiques, mais également ultra-conservatrices, ont ponctué l histoire politique des péninsules ibérique, italienne et balkanique, et y entretenant d étroites relations avec les révoltes sociales et le banditisme. Doit-on parler d ingérences humanitaires ou de promenades militaires pour désigner les interventions armées franco-britanniques et russes en Méditerranée orientale durant la guerre d indépendance grecque (1821-1830) à laquelle mettent fi n la bataille navale de Navarin, en 1827, l occupation de la Morée par l armée française et la guerre russo-turque de 1828-1829? Doit-on ne parler que de rébellion pour l insurrection polonaise de 1830-1831, qui est une vraie guerre de libération anti-russe, mais dont les échecs, les divisions et le conservatisme social provoquent des émeutes urbaines, des protestations démocratiques et des jacqueries anti-nobiliaires (32, p. 212-216)? Les aléas économiques alimentent également un train de tensions et de violences qui dépassent à plusieurs reprises le stade de l émeute. Comment nommer la révolte du désespoir des canuts lyonnais (novembre 1831), que le maréchal Soult réduisit au terme d une bataille de dix jours, ou ces colères paysannes et ouvrières des années 1846-1848 qui, de la Galicie autrichienne aux faubourgs parisiens, apparaissent comme autant d affrontements sociaux voire de révoltes «serviles»? Une «drôle de paix» donc que cette paix européenne des années 1815-1853 et dont les turbulences idéologiques et sociales, souvent croisées, sont en grande partie avivées par une gestion maladroitement hostile des aspirations libérales et nationales que les guerres révolutionnaires et impériales avaient autant libérées que radicalisées.

14 Première partie Le premier demi-siècle (1815-1853) 1. L effondrement de l Europe napoléonienne L ordre européen du premier XIX e siècle est bâti entre 1814 et 1815 sur les ruines d une entreprise hégémonique engagée un quart de siècle auparavant par la France révolutionnaire. Comment la France, auparavant fi dèle à une politique de retenue et d équilibre des forces, en était-elle venue à tourner le dos à ses principes? Comment cette entreprise, culminant vers 1806-1809, fut-elle brisée? a. Comment la France est-elle devenue la perturbatrice du continent? Avant la Révolution française, l Europe est divisée en plus d un millier d États, particulièrement nombreux sur les territoires que recouvrent aujourd hui l Allemagne, la Suisse et l Italie dont la trame politique est composée de royaumes, de principautés princières et ecclésiastiques, mais également de républiques, généralement patriciennes telles que Venise, Genève et Berne. En 1789, cinq puissances dominent l Europe : la France, le Royaume-Uni d Angleterre et d Écosse dont le souverain est roi d Irlande jusqu à l union des deux royaumes en 1801, la Maison d Autriche ou empire des Habsbourg, l Empire russe et, dans une moindre mesure, le royaume de Prusse. Puissances secondaires, la Suède, le Danemark, l Espagne et l Empire ottoman n en demeurent pas moins des acteurs régionaux redoutables. Il s agit donc d une Europe multipolaire. Avec 27 millions d habitants à la veille de la Révolution, possédant la première armée et la première marine du Continent, disposant d une forte assise manufacturière, la France est la première puissance européenne et la moins impérialiste. Hostiles à toute expansion territoriale comme à toute entreprise coloniale majeure, les diplomates français critiquent l esprit d agression et les projets expansionnistes qui contaminent partiellement les affaires européennes depuis 1740 (15, p. 42-43). Satisfaite de ses frontières continentales et de ses acquis coloniaux, la France n est pas toutefois inactive. Elle surveille ses rivales que sont l Autriche et l Angleterre ; elle maintient contre cette dernière une force de dissuasion navale et diplomatique ; elle conserve une forte infl uence dans les petits États d Allemagne rhénane et méridionale et soutient les pays menacés de dépeçage comme la Pologne et l Empire ottoman. Après 1787, les diffi cultés fi nancières et l incertitude politique transforment néanmoins la prudence agissante des années 1770-1780 en passivité ce dont profi tent les Autrichiens, les Prussiens et les Russes au détriment des Belges et surtout de la Pologne dont le territoire est progressivement partagé en 1772, 1793 et 1795. En se lançant dans l aventure révolutionnaire (1789-1792) et républicaine (1792-1804), la France dresse contre elle de puissantes coalitions étrangères

Chapitre 1 La paix générale, mais de persistantes convulsions révolutionnaires 15 qu elle parvient à repousser. Par messianisme révolutionnaire et pour assurer la sécurité immédiate de la «Grande Nation», les doctrines d ingérence armée et d expansion territoriale renversent la tradition de retenue géopolitique des Bourbons. Au-delà de ses frontières de 1792, la Première République se constitue une sphère d infl uence, «les Républiques sœurs», qui s étend de la Hollande à l Italie. Suivant les pratiques et les dispositifs mis en place sous le Directoire (1795-1799) puis le Consulat (1799-1804), l empereur Napoléon I er (1804-1815) étend cette aire d infl uence par l annexion 110 départements en 1804 ; 130 en 1811 ou la satellisation. Tandis que les cantons suisses comme les États allemands, dont les plus importants sont réunis en une Confédération du Rhin (1806), disposent d une marge d autonomie réduite, certains États Danemark, Bavière, Saxe deviennent des clients privilégiés de la France. Napoléon I er reconstitue également un État polonais (Grand- Duché de Varsovie), qui lui sert d écran entre la Prusse, dont les armées ont été écrasées en 1806, et la Russie avec laquelle est engagé un spectaculaire rapprochement en 1807-1808. Pour consolider son emprise, Napoléon place ses proches sur les trônes de Naples, de Westphalie, de Hollande et d Espagne. Face à la prépondérance continentale française qu elle combat depuis 1793, le Royaume-Uni défi nit une stratégie d offensives périphériques qui s appuie sur des fortes escadres, un chapelet de bases militaires (Gibraltar), d arsenaux (Chatham, Plymouth, La Valette), d emporiums et de bases avancées (Sicile) d où sont lancés des raids et quelques opérations d envergure comme en Égypte en 1801. Rarement couronnée de grands succès avant 1808, cette stratégie ne peut toutefois être brisée par une guerre d escadres ou par l invasion de l Angleterre. Évidente dès la victoire navale d Aboukir en 1798, qui ruine les projets moyen-orientaux et indiens de l armée d Égypte, la suprématie navale anglaise devient absolue au début de l Empire, quand la bataille de Trafalgar, le 21 octobre 1805, sonne le glas de toute grande entreprise navale et amphibie française et relance une guerre économique de longue haleine dont l Europe est tout à la fois le théâtre et la victime indirecte. b. Les peuples et les monarques d Europe contre l ordre napoléonien Les motivations et les facteurs du projet hégémonique napoléonien furent longuement débattus au XIX e siècle. Fallait-il voir en Napoléon l héritier de la Révolution française, contraint de faire campagne contre des monarchies autoritaires régulièrement coalisées par l or britannique? Napoléon était-il le concepteur d un «système européen» soucieux de l émancipation des nationalités? Devait-on ne voir en lui, bien au contraire, que le conquérant incapable, surtout après 1807, de contenir ses ambitions auxquelles il ne cesse de sacrifi er une paix négociée (26, p. 19-31)? Au-delà des enjeux politiques,

16 Première partie Le premier demi-siècle (1815-1853) l entreprise hégémonique impériale est largement liée à la lutte menée contre le Royaume-Uni que l Empereur ne peut envahir faute de posséder, quelques semaines durant, la maîtrise de la Manche. Alors que les Britanniques font peser leur puissance navale sur le commerce des «neutres» et qu ils fi nancent et animent les coalitions continentales depuis 1793, il semble judicieux de pénaliser l économie insulaire, très dépendante du commerce européen, en interdisant ses exportations et ses importations. Parallèlement, l Empire encourage l émergence de l industrie cotonnière alsacienne et rhénane. Envisagée à plusieurs reprises durant la Révolution, l arme économique prend avec le décret de Berlin (21 novembre 1806) une autre ampleur. Il s agit de fermer effectivement toute l Europe aux marchandises britanniques, insulaires et coloniales, et d interdire tout le Continent aux Anglais pour les contraindre à la négociation. Les années suivantes, l Empereur durcit les mesures du décret de Berlin dont l effi cacité impose le recours à des mesures coercitives : l annexion du Valais, de la Toscane puis de la Hollande (1810), l invasion du Portugal en 1807, puis l occupation de l Espagne dont Napoléon fi nit par remplacer la dynastie régnante, totalement incapable, par son propre frère en mai 1808. Si le Blocus Continental s avère une arme redoutable, tout particulièrement en 1808-1809, les élites britanniques n envisagent pas pour autant de négocier et attendent l effondrement d une entreprise qui suscite sur le Continent l opposition croissante des États, des élites et des peuples. Exportateurs de matières premières (bois, fer) et de produits agricoles (blé, lin, miel), la Russie, la Suède comme la Prusse ne peuvent accepter les mesures prises par l Empereur contre le commerce anglais et la fi n de la navigation neutre. Après avoir fait alliance avec la France en 1807 (traité de Tilsit) et obtenu de larges compensations territoriales en 1808, le tsar Alexandre I er (1801-1825) perçoit l impopularité du partenariat français que dénonce l aristocratie russe proche de la noblesse prussienne (69, p. 242-248). Face à cette coalition d intérêts, Napoléon a bien compris la nécessité de rallier les élites commerçantes et manufacturières pour durer. En envahissant l Espagne de Charles IV, l objectif publié est de régénérer un pays malade du sous-développement ce qui motive la coopération de la plupart des réformateurs espagnols (Afrancesados) et des notables que les désordres sociaux inquiètent. Dans un certain nombre de territoires allemands de la rive gauche du Rhin, le Code Civil fait l objet d une sincère adhésion de la part des élites juridiques et intellectuelles, séduites par la clarté et la modernité de l entreprise. On peut donc bien voir en Napoléon le plus grand des despotes éclairés, mais la guerre dure et il faut lui fournir des soldats, des chevaux et de l argent. L Europe que façonne Napoléon entre 1805 et 1812 correspond en outre à un projet hégémonique dont la France doit être la première bénéfi ciaire. La question des «nations» n est donc jamais séparée d une logique de prépondérance.

Chapitre 1 La paix générale, mais de persistantes convulsions révolutionnaires 17 Si Napoléon, exilé à Sainte-Hélène, parle de la libération de la Grèce comme d une grande et belle action («La Grèce attend un libérateur»), il décrit le Péloponnèse comme la province («le lot») de l État européen qui possédera l Égypte. Par lassitude, par déception, par patriotisme enfi n, une partie des populations urbaines et villageoises allemandes, italiennes, espagnoles et hollandaises se détourne d un Empire français, synonyme de guerre et d appauvrissement. La réorganisation autoritaire des États, les découpages territoriaux intempestifs, la surveillance tatillonne et souvent brutale des agents des douanes, le mépris des préjugés dynastiques, la persécution du pape Pie VII (1800-1823) alimentent de la mer du Nord à l Espagne une animosité populaire à laquelle fait écho une partie des élites. Cette hostilité, qui ne dépasse pas ordinairement en Europe du Nord-Ouest la désobéissance économique et militaire, prend en Europe méditerranéenne la forme d une résistance armée dont l épisode le plus spectaculaire, l insurrection de Madrid en mai 1808, s étend à tout le pays, donnant enfi n un théâtre adapté à la stratégie indirecte anglaise. Cette résistance porte un programme politique plus ou moins élaboré. Dans les campagnes tyroliennes, napolitaines et russes, la vigueur des traditions religieuses et du sentiment dynastique ou patriotique anime la résistance paysanne contre un adversaire de plus en plus diabolisé. Le soulèvement contre l Europe napoléonienne se fait également au nom des valeurs «modernistes» des Lumières associées à une exaltation patriotique pré-romantique. En Espagne, une partie des élites résistantes espère ainsi fonder une monarchie constitutionnelle et réformatrice. En Allemagne, les défaites de la Prusse (1806) et de l Autriche (1809) ébranlent les milieux militaires et universitaires qui sentent la nécessité de grandes réformes que mènent ainsi en Prusse le baron vom und zum Stein, le baron Hardenberg et Wilhelm von Humboldt et dont les bénéfi ciaires sont les paysans, la bourgeoisie urbaine et les juifs (36, p. 257-269). La conjonction de ces efforts de résistance et de redressement se produit entre 1809 et 1813, lorsque l Autriche puis la Prusse font appel au patriotisme allemand pour chasser l envahisseur. Faible en 1809, le succès de ces campagnes rencontre une très large audience en 1813, quand le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume III (1797-1840), en appelle à son peuple. Dans cette guerre de libération, l armée prussienne est renforcée par 50 000 volontaires allemands dont la moitié est étrangère au royaume (36, p. 274). Témoins de cette conscience nationale, les chants patriotiques exaltent l Allemagne, «le pays où la poignée de main est gage de serment, [ ] où tout Français est l ennemi, où tout Allemand est un ami» (Ernst Moritz Amdt, Cinq chants pour les soldats allemands, mars 1813). L exaltation du patriotisme russe et l orthodoxie sont également de grands atouts entre les mains du tsar contre lequel Napoléon n ose pas déchaîner la paysannerie serve en l émancipant

18 Première partie Le premier demi-siècle (1815-1853) (69, p. 313, 321-330). Après la défaite de Leipzig (16-19 octobre 1813), le refus napoléonien de tout compromis impose l invasion de la France par les armées des Quatre Puissances, l Angleterre, l Autriche, la Prusse et la Russie, auxquelles se joignent les forces de la Suède et de l Espagne. La victoire, obtenue diffi cilement face à un adversaire très manœuvrier (janvier-mars 1814), resserre l alliance et se conclut par la première abdication du 6 avril 1814. Exilé dans l île d Elbe au large de la Toscane, Napoléon s en échappe, le 26 février 1815, et reprend l offensive (Cent-Jours) sans parvenir à ébranler la coalition européenne qui fi nit par détruire cette ultime aventure, le 18 juin 1815, à Waterloo. Pendant 40 ans (1815-1853), les grands États européens ne se font plus la guerre et, après l admission de la France au sein de la Quadruple Alliance en 1818, n entretiennent plus aucun système d alliance belliqueux contre l un d entre eux. Cette stabilisation n est pas le seul fruit des circonstances et de l abaissement militaire de la France, mais le résultat d un travail diplomatique de grande ampleur et d un large consensus sur la gestion future des grandes affaires continentales. 2. L Europe en 1815 : la restauration d un ordre continental L activité diplomatique qui entoure la fi n de l Empire et de l Europe napoléonienne ne se réduit pas à un homme ni à un traité. C est en plusieurs étapes qu est menée la réorganisation de l Europe entre mars 1814 et novembre 1815. Signé entre les quatre grandes puissances en mars 1814, le traité de Chaumont porte sur la France et les territoires voisins. Le premier traité de Paris, le 30 mai 1814, que la France négocie avec ses vainqueurs, est suivi, après les Cent-Jours, d un second texte bien plus rigoureux, le deuxième traité de Paix de Paris (20 novembre 1815). Parallèlement, les questions touchant l Europe, envisagées au premier traité de Paris, sont l objet d une grande conférence internationale à Vienne, capitale de l empire d Autriche. Réuni en septembre 1814, ce congrès se poursuit durant les Cent-Jours et prend fi n, le 9 juin 1815, une semaine avant la défaite fi nale de Napoléon I er. Si les négociateurs les plus importants Talleyrand, Metternich, Wellington et Castlereagh ne changent guère et conservent aux travaux de Vienne une forme d unité, les péripéties et les coups de théâtre n ont pas manqué. Le calamiteux retour de Napoléon en mars 1815 marque une césure évidente dans le cours des négociations et ruine les généreuses conditions accordées à la France au printemps 1814. À ces perturbations s ajoutent les tensions opposant les grandes Puissances, toujours alliées, mais que leurs intérêts stratégiques opposent parfois rudement avant les Cent-Jours, comme en témoigne le traité austro-franco-britannique de janvier 1815. Par-delà ces péripéties, les conférences et les traités de 1814-1815