Appel pour réformer le management



Documents pareils
Le Management selon Deming

Garth LARCEN, Directeur du Positive Vibe Cafe à Richmond (Etats Unis Virginie)

TECHNIQUES STATISTIQUES ET COMMERCE INTERNATIONAL

La pratique des décisions dans les affaires

Interprétation de la norme ISO 9001 au regard de la philosophie de Deming

Le commerce. électronique et ses répercussions sur les boutiques

L endettement chez les jeunes Rapport final

Les ordinateurs pour apprendre à lire et écrire à l âge adulte : L opinion de ceux qui apprennent à lire et écrire en Ontario

23. Le discours rapporté au passé

Que fait l Église pour le monde?

Comment répondre aux questions d un examen en droit qui sont basées sur des faits

Protection des renseignements personnels, publicité ciblée et médias sociaux : Ampleur du problème : certaines observations déconcertantes

Passage du marketing par à l automatisation du marketing

Prisca CHABROLIN Année

Compte rendu : Bourse Explora Sup

COMMENT DÉCOUVRIR SA VOCATION

CONSERVATOIRE NATIONAL DES ARTS ET METIERS INSTITUT NATIONAL DES TECHNIQUES DE LA DOCUMENTATION

Évaluation en vue de l accréditation

STRATEGIE LEAN. Partie 6 : Initiation à une stratégie complétaire au supply chain management

LAURENT FABIUS, MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES

Améliorer la performance des ressources de la production par la TPM

TÉMOIGNAGES de participantes et de participants dans des groupes d alphabétisation populaire

MÉDECINE PSYCHANALYSE DROIT JURISPRUDENCE QUESTIONS À FRANÇOIS-RÉGIS DUPOND MUZART. première partie

Une nouvelle enquête montre un lien entre l utilisation du Cloud Computing et une agilité accrue de l entreprise ainsi qu un avantage concurentiel.

Version 6.0 du 07/11/06. Comment décloisonner mes services et les faire travailler ensemble vers les mêmes objectifs?

5 clés pour plus de confiance en soi

Le profil HES Dossier destiné aux HES. Contenu Sommaire I. Introduction II. Revendications III. Mesures à prendre par les HES IV. Prochaines Démarches

Enquête APM sur le Gouvernement d entreprise dans les PME-PMI : quelques résultats et commentaires

Une stratégie d enseignement de la pensée critique

LA RÉVOLUTION ÉDUCATIVE EN ANGLETERRE

Partie II - Comptabilité de gestion - compléments Chapitre 08 - Gestion de la qualité et coûts cachés

Organisation de dispositifs pour tous les apprenants : la question de l'évaluation inclusive

Agile Learning Comment faire face aux changements organisationnels? Une étude internationale réalisée par Lumesse

LES CONSEILS CRÉATIFS DE DOUG HARRIS ET DAN O DAY

L évolution (révolution) du métier d enseignant-chercheur est-elle favorable à une plus grande employabilité?

JE NE SUIS PAS PSYCHOTIQUE!

Remise de l Ordre National du Mérite à M. David LASFARGUE (Résidence de France 7 novembre 2014)

Etude OpinionWay pour Axys Consultants Les Réseaux Sociaux d Entreprise : degré d appropriation & bénéfices perçus par les utilisateurs

daycare 2012 Un jour pour notre avenir Sous le patronage de

Rapport de fin de séjour Mobilité en formation :

Direction des bibliothèques. Sondage Ithaka S+R. Questionnaire français Université de Montréal

JAPON. Nomenclature. nationale (prestations de maladie) Pension nationale Assurance pension des salariés. Assurance maladie gérée par des sociétés

Guide d entretien concernant les secrétaires de l IUT Guide d entretien concernant l assistante de direction

Lean Management. Santé au travail. Miguel Lefrançois. Syndicat Sud Renault Trucks. 5 juillet

L Organisation mondiale du commerce...

CANDIDAT JAPONAIS AU POSTE DE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL

Avoir accès à la justice ou s exposer à l endettement

Résumé du projet (french) Karl Krajic Jürgen Pelikan Petra Plunger Ursula Reichenpfader

La littératie numérique est-elle vraiment une littératie? Pour quelle raison se soucie-t-on de la définition de la littératie numérique?

Conférence des États parties à la Convention des Nations Unies contre la corruption

Mon métier, mon parcours

Certification Appreciative Inquiry Accompagnement des Transformations dans les Organisations

Devoirs, leçons et TDA/H1 Gaëtan Langlois, psychologue scolaire

LIVRET DE SUIVI DE STAGE

Rapport d activité et retours d évaluations du service de coaching en ligne COACHLINE

Aider une personne à cesser de fumer UNE ÉTAPE À LA FOIS. Le cancer : une lutte à finir

Conseil d administration Genève, mars 2000 ESP. Relations de l OIT avec les institutions de Bretton Woods BUREAU INTERNATIONAL DU TRAVAIL

La transition école travail et les réseaux sociaux Monica Del Percio

Les 3 erreurs fréquentes qui font qu'un site e-commerce ne marche pas. Livret offert par Kiro créateur de la formation Astuce E-commerce

L expérience des services financiers et la connaissance de l ACFC - le point de vue du public

Thème E Etablir un diagnostic stratégique Le diagnostic externe Analyse de l environnement de l entreprise

CHARLES DAN Candidat du Bénin pour le poste de Directeur général du Bureau international du Travail (BIT)

S INFORMER ENTREPRISES

e-commerce : Guide à l intention des Petites et Moyennes Entreprises

demander pourquoi mon site n'apparaît pas sur google ou pourquoi mon site n'est pas référencé par les moteurs de recherche?

4- Les procédures et autres démarches

Document d information n o 1 sur les pensions

REPUBLIQUE TUNISIENNE. Ecole Supérieure d Agriculture de Mograne

LES RÉSEAUX SOCIAUX ET L ENTREPRISE

Ne tombez pas dans les pièges tendus par

Nouvelle stratégie européenne d action pour la jeunesse «Investir en faveur de la jeunesse et la mobiliser»

L enfant sensible. Un enfant trop sensible vit des sentiments d impuissance et. d échec. La pire attitude que son parent peut adopter avec lui est

CIF CDI GUIDE PRATIQUE. Congé individuel de formation CDI Suivre une formation pour évoluer ou se reconvertir

TIM S.A., une aventure d Homme

Nom Prénom :... Mon livret de stage

La plus grande Banque de sperme au Monde

RAPPORT SUR LE MARCHÉ IMMOBILIER

Stages de recherche dans les formations d'ingénieur. Víctor Gómez Frías. École des Ponts ParisTech, Champs-sur-Marne, France

Chansons engagées Des clips pour apprendre n MC JANICK : Qu est-ce qui? Paroles et musique : MC Janick EMI

Églantine et les Ouinedoziens

Faits et chiffres. Résultats de la recherche sur l emploi. Conditions de travail exceptionnelles

LES PARTIES DE CASH GAME

Origines possibles et solutions

Modalités d interprétation des dispositions particulières applicables aux veilleurs, surveillants et encadrants de nuit «Statut des veilleurs»

Les Cahiers de la Franc-maçonnerie

LES 7 REGLES DE CONDUITE D UN ADMINISTRATEUR PERFORMANT

Copyright 2008 Patrick Marie.

Dossier Technologies. 16 Assurance

Un gouvernement qui agit en misant sur l investissement privé

KnowledgeManagement : Repartir de l individu.

Lisez ATTENTIVEMENT ce qui suit, votre avenir financier en dépend grandement...

Liste de vérification des exigences Flexfone

nouveau Le Guide de survie de l étudiant de BMO

UN REVENU QUOI QU IL ARRIVE

La responsabilitié civile... vous connaissez?

CHARTE INFORMATIQUE LGL

Transcription:

Appel pour réformer le management Par Jean-Marie Gogue Président honoraire de l Association Française Edwards Deming Ancien maître de conférences à HEC Aucune entreprise dirigée avec des méthodes traditionnelles ne peut survivre face à des concurrents qui ont des méthodes d une efficacité supérieure, notamment face à des entreprises japonaises. Ces méthodes sont dues à Deming. Il a révélé aux Japonais que la plus haute qualité est compatible avec le plus faible prix, alors que la plupart des Occidentaux pensent le contraire. C est en raison de cette méconnaissance que les principaux piliers de notre économie ont été ébranlés. Les Français ne savent pas à quel point Deming est un homme célèbre au Japon. Le Prix Deming est l équivalent d un Prix Nobel du management. Tous les ans, au mois de novembre, la cérémonie du Prix Deming est un événement auquel les journaux et les chaînes de télévision font une large publicité. Tout le monde connaît la médaille gravée à l effigie de Deming ; les lauréats sont fiers de la montrer. Quand des responsables d une entreprise française visitent une entreprise au Japon, ils admirent le comportement des salariés et s imaginent qu il est propre à leur culture. Ils attribuent la faiblesse relative de leur entreprise aux syndicats, aux charges, aux impôts, à l administration... bref à tout, sauf aux méthodes de management. Ils ne savent pas que Deming a développé un concept entièrement nouveau sur la façon de conduire une entreprise, un concept qui a fait ses preuves depuis de très nombreuses années. L enseignement de nos écoles de commerce va malheureusement en sens contraire. Novembre 1980 : Deming à Paris En novembre 1978, j avais assisté à Tokyo à une conférence internationale sur la qualité réunissant 2 000 personnes au cours de laquelle Deming faisait une allocution en séance plénière. Ayant fait la connaissance de trois ingénieurs japonais, je leur ai demandé quel était le principe de ce Prix Deming dont il avait été question. Ils m ont expliqué que c était un moyen de mobilisation extraordinaire au plan national. L idée de créer un prix qualité français a commencé à germer dans mon esprit. Le conseil d administration de l Association française pour la Qualité, dont j étais vice-président, s est rallié à mon idée. Mais nous n avions pas les ressources financières suffisantes pour un tel projet ; il nous fallait donc trouver un sponsor. Après plusieurs tentatives, je réussis à intéresser le directeur général de L Usine Nouvelle, Jean-Pierre Jirou Najou. Nous avons décidé que la première cérémonie de remise du prix aurait lieu au Pavillon Gabriel, sur les Champs Elysées, et la date fut fixée au mercredi 26 novembre 1980. Deming accepta de venir spécialement à Paris pour présider la cérémonie. A six heures du soir, accompagné de Jean-Pierre Jirou Najou, je recevais nos invités au Pavillon Gabriel. Le journal avait bien fait les choses car l assemblée ne comptait pas moins de mille personnes. La cérémonie a commencé par une rapide présentation, puis nous avons passé la parole à Deming pour un exposé de dix minutes, en anglais, avec traduction simultanée. Ensuite André Giraud, ministre de l Industrie, a pris la parole. Il a dit que le gouvernement français s intéressait beaucoup à la qualité de l industrie et présenté les conclusions d un rapport établi l année précédente par une commission composée d industriels et d universitaires qui avaient été nommées par son ministère, une commission dont je faisais partie. 1

La visite de Deming n a pas eu de résultats significatifs. Pendant la semaine qu il a passée à Paris, il a rencontré des chefs d entreprise et visité une grande usine qui fabriquait des téléviseurs à Angers. Ses interlocuteurs n ont pas compris les principes du nouveau type de management qu il leur proposait. Les choses ont continué comme avant 1. Comment les Japonais ont connu Deming Deming reçoit le diplôme de PhD à Yale en 1928. De grandes entreprises lui ont fait des propositions de contrat avant même qu il soutienne sa thèse, mais il a déjà choisi le laboratoire de recherche sur la fixation de l azote, une division du ministère de l Agriculture à Washington. Peu de temps après son arrivée, le directeur du laboratoire a l idée de le mettre en relation avec Shewhart, un ami personnel qui fait des travaux de recherche dans un autre laboratoire à New-York. Deming est séduit par les idées de Shewhart et ne cesse de lui demander conseil. De son côté Shewhart apprécie certainement le fait d avoir trouvé un tel disciple. Il passe beaucoup de temps à lui expliquer ses idées en l invitant dans sa maison du New-Jersey pendant les périodes de congé. Deming m a dit un jour qu il a eu la chance de travailler avec Shewhart de façon beaucoup plus approfondie que ses collègues. Je parlerai de Shewhart plus loin dans cet article. En 1936, Deming est chargé d enseigner les statistiques à l Ecole supérieure du ministère de l Agriculture. Après avoir invité des statisticiens célèbres à donner des conférences, il a naturellement l idée d inviter Shewhart. Celui-ci accepte de donner une série de quatre conférences en mars 1938. Deming passera un an avec lui pour les préparer. La dernière conférence terminée, Deming propose à Shewhart d utiliser le manuscrit pour faire un livre et ils travaillent plusieurs mois sur ce projet. Le livre est édité en 1939 par le ministère de l Agriculture 2. Le 7 décembre 1941, l aviation japonaise attaque Pearl Harbor. Pendant les premiers mois de la guerre du Pacifique, l armée américaine souffre cruellement de la mauvaise qualité du matériel. Deming, qui est devenu conseiller au Bureau of the Census (bureau fédéral de recensement), propose au ministère de la Guerre d organiser des stages de dix jours pour enseigner les méthodes de Shewhart aux ingénieurs des sociétés d armement. Ces cours ont lieu à l université de Stanford. Le public est séduit, mais les dirigeants ne s impliquent pas ; l opération est un échec. Après la capitulation de 1945, un petit groupe de Japonais fonde une association connue dans le monde entier pour avoir mis en oeuvre le TQM dans de grandes entreprises et lancé le mouvement des cercles de qualité. La JUSE (Japanese Union of Scientists and Engineers) a pour but de participer à la reconstruction de l industrie japonaise avec la mise en œuvre de méthodes de management. Un groupe de travail sur la qualité composé d ingénieurs et de professeurs d université parvient à se procurer le livre de Shewhart. Ils comprennent la nécessité d une formation de tous les ingénieurs et cadres aux méthodes de Shewhart, mais ils manquent d expérience pour enseigner cette matière. Certains d entre eux, qui avaient rencontré Deming en 1947 lors d une mission pour le Quartier Général des forces alliées, demandent au directeur de la JUSE de l inviter officiellement à donner une série de conférences au Japon en 1950 à l occasion d une nouvelle mission qu il doit faire pour le Quartier Général. 1 Voir http://www.fr-deming.org/afed-f51.pdf 2 Walter A. Shewhart, Statistical Method from the Viewpoint of Quality Control. Traduction française, Les fondements de la maîtrise de la qualité, Economica, 1989. 2

Deming répond qu il est très honoré par cette invitation et lui propose de donner des cours en juin et juillet 1950 pendant huit jours ouvrables à raison de sept heures par jour. C est, écrit-il, la durée minimum pour un auditoire ne connaissant pas la théorie statistique élémentaire. Il précise dans sa lettre qu il ne demande pas de rémunération. Depuis son premier voyage en 1947, Deming appréciait le Japon et voulait aider les ingénieurs qui étaient venus le trouver à son hôtel avec tant de bonne volonté. Il avait constaté une grande différence avec les ingénieurs américains qui étaient venus l écouter à Stanford. Il ne voulait pas recommencer les erreurs commises aux Etats-Unis pendant la guerre. Il savait que la formation des ingénieurs ne conduirait à rien sans l implication de leurs dirigeants. Deux stages de huit jours ont lieu pendant l été de 1950, avec des interprètes. Une première session à Tokyo réunit 230 personnes et une seconde session à Fukuoka réunit 110 personnes. A Tokyo, Deming a un trac terrible ; il craint que l opération échoue, comme à Stanford. La chaleur est épouvantable, tout le monde transpire à grosses gouttes. Au bout d une heure, voyant que l auditoire apprécie son enseignement, Deming reprend confiance. Après ces deux séries de cours, il donne trois conférences d une journée à des directeurs généraux (deux à Tokyo et une à Hakone). Chaque conférence rassemble une centaine de personnes. Deming leur explique en termes simples l importance des méthodes statistiques comme outil de management. Il met l accent sur la nécessité d appliquer ces méthodes tout au long de la chaîne industrielle, de la réception des matières premières jusqu à l étude des réactions des clients. Pendant les stages de 1950, les organisateurs de la JUSE ont pris quantité de notes qui leur ont permis de rédiger une brochure en japonais, intitulée : Principes élémentaires du contrôle statistique de la qualité. Mise en vente par la JUSE, elle a connu un grand succès de librairie (5 000 exemplaires vendus en trois mois). Quand le directeur de la JUSE, Genichi Koyanagi, a proposé à Deming de lui payer les droits d auteur qui lui revenaient normalement, celui-ci a insisté pour les abandonner au profit de l association. Alors Koyanagi a eu l idée d utiliser cette somme pour fonder un prix, une récompense annuelle qui stimulerait les entreprises japonaises dans l amélioration de la connaissance que Deming leur avait apportée. Le conseil d administration de la JUSE a accepté cette idée avec enthousiasme et c est ainsi que le Prix Deming fut institué en décembre 1950 3. Toute l histoire de l industrie japonaise des trente dernières années montre que, politiquement, l idée de ce prix était excellente. Mais les administrateurs de la JUSE ont voulu surtout manifester leur reconnaissance à un homme qui leur avait donné son savoir et son amitié. En 1950, le Japon était depuis cinq ans sous la domination des forces alliées. Les Japonais, pour la plupart, avaient adopté une attitude servile, et les occupants américains une attitude dominatrice. Mes amis Kaoru Ishikawa et Shigeru Mizuno 4, aujourd hui disparus, m ont dit plusieurs fois combien ils avaient été surpris à cette époque par la grande cordialité de Deming, un Américain si différent des autres. Ainsi s explique cette bizarrerie qu un prix institué par des Japonais porte le nom d un savant étranger. En novembre 1960, Deming fut invité au Japon pour une cérémonie officielle au Palais Impérial. L empereur lui avait décerné l insigne du Second Ordre du Trésor Sacré, la plus haute distinction que peut recevoir un étranger. En novembre 1965, il a reçu une nouvelle invitation officielle pour une garden party dans le parc impérial Akasaka. L empereur a 3 Voir le site japonais http://www.juse.or.jp/deming_en/award/ 4 Kaoru Ishikawa fut directeur exécutif de la JUSE de 1956 à 1989. Son père, Ichiro Ishikawa, fut président du Keidanren (fédération des entreprises japonaises) de 1945 à 1968. Shigeru Mizuno, professeur d université, fut membre du jury du Prix Deming de 1951 à 1989. 3

échangé avec lui quelques mots en anglais et l a remercié pour tous les services qu il avait rendus à son pays. L Amérique et le Japon : deux histoires diamétralement opposées Après la guerre, la demande de biens de consommation sur le marché américain était si forte que les entreprises se contentaient d une gestion rudimentaire. Il n était pas question d améliorer la qualité. La capacité du marché à engloutir des produits de qualité médiocre était étonnante. Les Américains croyaient fermement que pour avoir de meilleurs produits il fallait payer plus cher. Certains croient encore à ce mythe. Les années de guerre ont révélé à Deming une chose importante : il a découvert qu il pouvait créer une philosophie de management totalement nouvelle dont les principes s appliqueraient dans tous les secteurs de l économie, notamment dans les services. On comprend rétrospectivement pourquoi les Américains ne l ont pas écouté : le reste du monde avait été ravagé par la guerre, ils aidaient l Europe avec le plan Marshall, ils gagnaient des prix Nobel et leur économie se développait rapidement. L expansion leur semblait illimitée ; c est pourquoi ils ne supportaient aucun conseil destiné à faire des produits de bonne qualité et améliorer la productivité. Première puissance mondiale, l Amérique n avait aucun problème avec l innovation et la concurrence étrangère ; elle cherchait seulement à occuper ses loisirs le mieux possible. L histoire des Japonais est totalement différente de celle des Américains. Leur pays était vaincu, leur économie en ruine. Le rêve d un grand Extrême Orient fondé sur leurs conquêtes militaires s était envolé. Leur archipel, plus petit que la Californie mais dix fois plus peuplé et dépourvu de ressources naturelles, devait relever un important défi. C est grâce au Commandement suprême des Forces alliées dirigé par le général MacArthur que la JUSE a pu inviter Deming à donner des conférences au Japon. Ce fut une chance monumentale. Au cours de sa première visite, en 1947, Deming avait observé le comportement des ouvriers dans quelques usines, et il était arrivé à la conclusion que ses méthodes pouvaient être appliquées au Japon. Dès son arrivée à Tokyo en juillet 1950, il invite à une réunion les quarante-cinq principaux dirigeants industriels. Il leur explique sa philosophie de management en leur promettant que, s ils la mettent en pratique, leur pays deviendra en cinq ans un acteur important sur la scène internationale 5. Dans les six semaines qui suivent, des ingénieurs signalent déjà des gains de productivité de 30 % obtenus sans aucun investissement. Voyant ces résultats, les dirigeants comprennent que la philosophie de management de Deming est réellement efficace. Alors ils consacrent toute leur énergie à le suivre. La JUSE forme des groupes d étude dans tout le pays, si bien que Deming se trouve brusquement à la tête d un laboratoire de millions de personnes. L industrie japonaise tout entière devient son champ d action pendant plus de trente ans. Il a la chance de pouvoir vérifier ses idées par une expérience d une ampleur incomparable. Réveil de l Amérique et déception des Américains Aux Etats-Unis la chaîne de télévision NBC diffuse chaque matin une émission intitulée TODAY. En juillet 1980 elle présente quatre jours de suite un documentaire sur l action de Deming au Japon : «If Japan can, why cant we?». Le public américain, qui n avait jamais entendu parler de Deming, savait que le succès des sociétés japonaises d automobile et d électronique était dû à la qualité. L idée générale était donc qu il fallait copier les méthodes 5 W. Edwards Deming, Out of The Crisis, MIT CAES, 1986. Traduction française, Hors de la crise, Economica, 2002 (3 e édition). 4

inventées par les Japonais, tâche à laquelle des consultants s étaient attelés sans grand succès. Le public américain découvre soudain que les méthodes mises en œuvre dans les entreprises japonaises ont été apportées en 1950 par un consultant qui trente ans plus tard mène une vie paisible de retraité à Washington. Cette émission est un véritable électrochoc. Assailli de lettres et de coups de téléphone, Deming signe des contrats pour enseigner ses méthodes à des entreprises américaines. L année suivante, le directeur de l Université George Washington lance une série de séminaires publics qui seront dirigés par Deming dans plusieurs grandes villes des Etats-Unis et de pays anglophones. Ce sont des séminaires de quatre jours 6. Le succès est immense : de janvier 1982 à décembre 1993, Deming dirigera 286 séminaires rassemblant chacun 350 personnes en moyenne. La plupart d entre eux auront lieu aux Etats-Unis ; une douzaine auront lieu en Angleterre. Un calcul rapide montre que le nombre cumulé de participants atteint quelque 100 000 personnes. Mais les Américains qui ont cru que Deming allait sauver leurs entreprises s impatientent, car les gains escomptés n arrivent pas vite. En 1990, Michael Hammer quitte le MIT où il est professeur pour lancer la méthode (on pourrait dire la mode) du Reengineering. Consultant avisé, il promet à ses clients des gains de productivité allant jusqu à 50 % en un an. Hammer s est inspiré de Deming dont il connaît la philosophie pour n en garder que des outils. Après quelques années de succès commercial, sa méthode tombe dans l oubli. La méthode Lean, qui emprunte elle aussi des idées à Deming, est de création plus récente. Elle est fondée sur un livre paru en France en 1994 dans lequel trois Américains décrivent le système de management de Toyota 7. On est en droit de dire que le Lean a des liens étroits avec Deming, car le président de Toyota affirme que son système est fondé sur la philosophie de Deming. Plusieurs cabinets de conseil se sont emparés du Lean, décliné par eux de plusieurs manières, pour en faire un produit phare. Cette fois-ci l argument de vente n est pas la promesse d un bénéfice rapide mais l exemple d une grande réussite commerciale. «Si vous utilisez le même système de management que Toyota, vous réussirez comme Toyota.» Mais comme précédemment le Lean laisse de côté la philosophie de Deming pour ne garder que des outils. Comment tout a commencé avec Shewhart Deming, nous l avons dit, était un disciple de Shewhart. Quand ils se sont rencontrés, Shewhart était chercheur aux Bell Telephone Laboratories, filiale de la société AT&T fondée par Graham Bell en 1877 et dont une autre filiale, Western Electric, produisait 10 millions de téléphones par an. En 1924 Shewhart fut chargé d étudier la production de l usine 8, car la demande ne cessait d augmenter et les chaînes de fabrication étaient incapables de sortir des produits de bonne qualité en quantité suffisante. Il a cherché à comprendre le problème de la qualité dans une fabrication de série. Taylor considérait le contrôle de la qualité comme une opération banale : il suffisait en somme de mettre un contrôleur au bon endroit. Shewhart a montré au contraire que c est une opération délicate, nécessitant la coopération de plusieurs 6 Daniel Rondeau raconte un séminaire de Deming auquel il a assisté avec moi à Birmingham en avril 1992, dans la revue Challenges de juin 1992. http://www.fr-deming.org/afed-rondeau.pdf 7 James P. Womack, Daniel T. Jones, Daniel Roos, The Machine That Changed The World, Rawson, 1990. Traduction française, Le système qui va changer le monde, Dunod, 1994. 8 La grande usine de Western Electric, près de Chicago, employait 46 000 personnes, principalement des femmes. C est là que le fondateur de la sociologie du travail, Elton Mayo, a fait ses célèbres expériences, entre 1927 à 1932. Il est fort probable qu il y a rencontré Walter Shewhart. 5

personnes à différents postes de travail. Il a mis au point une méthode de contrôle de la qualité qu il a exposée en 1931 dans un livre de 500 pages 9. L idée générale était que toutes les caractéristiques d un produit sont soumises à des variations. Certaines sont trop grandes pour que l utilisateur soit satisfait ; c est ce qui s appelle un défaut. Quand une entreprise veut éliminer les défauts sans connaître les variations, elle ne peut pas améliorer durablement la qualité. Shewhart donne une nouvelle définition du contrôle : «Un phénomène est sous contrôle, dit-il, quand on peut prévoir, en s aidant de l expérience du passé, comment il évoluera dans l avenir». Shewhart a montré qu il n y a que deux états possibles pour la mesure d une caractéristique de qualité, comme pour tout résultat de mesure provenant d un processus et se traduisant par une série numérique. Elle ne peut être que «sous contrôle» ou «hors contrôle». Celui qui s intéresse à une série de données, par exemple un taux d absentéisme ou un pourcentage de défauts, doit d abord déterminer dans quel état elle se trouve. Shewhart a mis au point pour cela une méthode infaillible. C est à partir de cette théorie que Deming a élaboré une philosophie de management dans laquelle des concepts mathématiques et psychologiques sont étroitement liés. On a souvent tenté d appliquer la philosophie de Deming dans une entreprise en privilégiant l une ou l autre de ces deux composantes. Toutes ces tentatives se sont soldées par un échec. Qu est-ce donc que la philosophie de Deming? Considérons pour commencer une entreprise dirigée par un homme formé aux méthodes de management qui sont enseignées dans toutes les écoles de commerce. Il estime à juste titre que son travail consiste à faire tourner l entreprise avec une rentabilité maximum et à étendre ses activités. Pour y parvenir il fait appel à des cabinets de conseil qui l aideront à concevoir le meilleur système possible. Il établit des normes et des procédures. Il fixe des objectifs de production. Il étudie les marchés en cherchant toutes les occasions de se développer. Il observe les recettes et les dépenses de l entreprise en cherchant toutes les possibilités d augmenter les bénéfices. Il s entoure de collaborateurs en leur donnant pour mission de s assurer que les objectifs fixés soient atteints en temps voulu. Il attribue des notes aux salariés suivant une méthode rigoureuse. Si leurs performances sont insuffisantes, il leur donne une formation supplémentaire en espérant qu ils tiendront mieux leurs objectifs, ou bien il s en débarrasse. En bref, il considère que la principale responsabilité du dirigeant est de mettre en place un système de gestion qui lui permettra de contrôler toutes les activités par l intermédiaire de ses collaborateurs. De cette façon il espère que l entreprise sera aussi efficace que possible. Le comportement d un dirigeant converti à la philosophie de Deming est totalement différent 10. Il considère que son travail consiste à donner le maximum de cohérence et de continuité aux objectifs globaux de son entreprise et à rechercher des moyens efficaces pour les atteindre. Il considère le bénéfice comme un élément nécessaire à la survie, mais en aucun cas comme le principal objectif de l entreprise. Avant tout, il considère que l entreprise a pour mission de fournir à ses clients les meilleures prestations au prix le plus faible et d assurer un 9 Walter A. Shewhart, Economic Control of Quality of Manufactured Product, Van Nostrand, 1931. 10 Claude Cavey fait une description complète de la philosophie de management de Deming dans un mémoire d anthropologie de la santé : Un chemin vers la qualité. La thèse a été soutenue en 2007 à l Université de Paris XI (Nanterre). Il faut noter que Claude Cavey est un chef d entreprise, ce qui donne un intérêt tout particulier à ce document. http://www.fr-deming.org/memoirecavey.pdf 6

travail stable à ses salariés. Pour lui, les concepts d un service «meilleur» et «moins cher» ne sont pas contradictoires. Le dirigeant converti à la philosophie de Deming adopte une division naturelle du travail : les salariés sont responsables des activités à l intérieur du système tandis que lui-même est responsable de l amélioration du système. Il sait que le potentiel d amélioration de l entreprise est sans limites, c est pourquoi il ne fait pas appel à des consultants pour définir un système idéal qui n existe pas. Il sait que les seules personnes capables de voir où se trouve le potentiel d amélioration de l entreprise sont les salariés eux-mêmes. Il sait aussi que le système est sujet à une grande variabilité. Par exemple, dans une société de transport, les conditions de circulation changent, les camions tombent en panne, les quais de chargement ne sont pas toujours disponibles, des erreurs sont faites sur les documents d expédition. Il y a de nombreuses raisons pour que le système se dégrade, que la qualité baisse et que les coûts augmentent. Le dirigeant sait que ces causes de variation surviennent au hasard. Pour que le dirigeant puisse travailler en harmonie avec les salariés, il faut qu ils regardent tous de la même manière le système humain formé par l entreprise et qu ils parlent tous le même langage. Etant donné que ce système fonctionne sur un mode aléatoire - en d autres termes, que des événements peuvent survenir au hasard et que les résultats attendus peuvent varier de manière imprévisible - ce langage est nécessairement celui de la statistique. Par conséquent le dirigeant étudie lui-même la statistique et l enseigne aux salariés en faisant appel à des professeurs. Ils apprennent à tenir leurs propres statistiques ; ils utilisent des graphiques de contrôle 11 et cherchent des corrélations entre certains événements ; ils tiennent des réunions pour étudier les résultats. Le dirigeant apporte des modifications au système afin de l améliorer sur la base des informations données par les salariés. Ceux-ci, de leur côté, l aident à savoir si les modifications sont efficaces. Chacun est impliqué dans des recherches d amélioration. Aucun quota de production n est toléré : ce serait un obstacle à l amélioration du système. Deux chiffres devraient toujours rester présents à l esprit du dirigeant : le système est responsable de 85 % des problèmes tandis les salariés n en sont responsables que de 15 %. Ces deux chiffres devraient être connus de tous, afin que les salariés puissent s exprimer sans aucune crainte. La liberté d expression au travail doit être soigneusement préservée. En définitive l idée fondamentale de Deming est la suivante : celui ou celle qui a pour mission d améliorer une entreprise doit pouvoir identifier parmi les problèmes quelle est la part des salariés et quelle est la part du système, parce que les actions requises sont de nature différente. Ceci n est possible qu à deux conditions : (1) les salariés et la direction parlent le même langage ; (2) la direction utilise les salariés comme des observateurs pour comprendre ce qui se passe tous les jours sur leur lieu de travail. Le dirigeant converti à la philosophie de Deming sait qu il n a pas seulement besoin des salariés pour faire un certain travail, mais aussi pour l aider à améliorer le système. Il ne les traite pas comme des robots de chair mais comme des êtres humains pensants et créatifs. Il n a pas besoin d apprendre comment il faut se comporter avec eux. Il n essaye pas de les motiver par des slogans. Etant donné qu ils savent compter les défauts par eux-mêmes et qu ils l aident à les extraire du système, il n a pas besoin d afficher des slogans. Il n a pas besoin de leur faire signer des déclarations par lesquelles ils s engagent à respecter le client, 11 Le graphique de contrôle (control chart), inventé par Shewhart, est un outil de management essentiel à la philosophie de Deming. Son usage est fréquent dans les entreprises japonaises alors qu il est rarement utilisé en Europe et aux Etats-Unis. J ai relevé dans la littérature technique de nombreux contresens à son sujet. L ouvrage de référence est le Western Electric Statistical Control Manual. http://www.fr-deming.org//wecsq.pdf 7

ou bien de lancer le «prix du meilleur vendeur» comme je l ai vu dans une entreprise française. En revanche, les uns et les autres étudient constamment les résultats expérimentaux et cherchent à améliorer le système le plus rationnellement possible. Le dirigeant converti à la philosophie de Deming dispose ainsi d une base solide pour construire une équipe dans laquelle il n y aura pas de relations antagonistes. Les méthodes de management qui sont enseignées habituellement dans les écoles de commerce laissent penser que, normalement, les relations entre un chef et ses subordonnés sont antagonistes. Le chef qui désire se conformer à son image traditionnelle doit donc faire attention à ne pas avoir de relations trop intimes avec ses subordonnés afin de ne pas perdre son objectivité quand il devra juger leurs performances. Dans la logique de Deming au contraire, le chef travaille constamment avec ses subordonnés en sorte qu une estime réciproque peut s établir. J ai dit plus haut que la direction et les salariés ne peuvent travailler en harmonie que s ils parlent le langage de la statistique. Ceci demande une explication. Nous voyons tous les jours des statistiques ; dans les journaux et à la télévision, les statistiques occupent une bonne partie des commentaires sportifs, économiques et politiques. Il ne faudrait pas s imaginer pour autant que le langage statistique consiste à échanger des statistiques ; il faut savoir calculer et analyser des données. Beaucoup de gens savent calculer un pourcentage, mais rares sont ceux qui savent utiliser la statistique pour faire une prévision ou chercher la cause d un résultat anormal. On croit généralement que la statistique est une chose compliquée, probablement parce qu elle n est pas bien enseigné à l école, mais Deming en a fait une chose très simple avec l utilisation du graphique de contrôle. Dans une entreprise, les variations non contrôlées conduisent à une faible productivité et à une qualité médiocre. Elles font augmenter les besoins en investissements pour atteindre un certain niveau de productivité. Donc, comme je l ai expliqué plus haut, si le dirigeant veut maîtriser les variations afin de réduire les coûts, il ne peut pas échapper à l apprentissage de la statistique. Par la suite, s il veut obtenir la coopération des salariés, il faut qu il leur fasse apprendre aussi le langage de la statistique. Malheureusement, les dirigeants ont souvent tendance à adopter le système tel qu il est pour en tirer le maximum de profit. Ils espèrent trouver des solutions à leurs problèmes grâce à une meilleure motivation du personnel, une meilleure communication interne, des définitions de poste, des slogans, des exhortations, des tableaux de bord, des quotas, des négociations salariales, etc. Ils attribuent presque exclusivement l augmentation de la productivité aux investissements et ils trouvent toujours dans la fiscalité ou dans les taux d intérêt des excuses pour une productivité insuffisante. Il ne leur vient pas à l idée que les salariés, sans travailler davantage, devraient travailler plus intelligemment. Le redressement de notre économie ne peut se faire qu au prix d une réforme de l enseignement des méthodes de management à l université et dans les grandes écoles. Tous les dirigeants en quête d une transformation de leur entreprise doivent se préparer à un long apprentissage de la philosophie de Deming. Avril 2015 J exprime toute ma reconnaissance à Myron Tribus, ancien directeur du MIT Center for Advanced Engineering Study, avec qui j ai travaillé pendant de nombreuses années. La lucidité avec laquelle au siècle dernier il observait les résistances à l implantation de la philosophie de Deming dans les entreprises américaines m a beaucoup appris. 8