Le «printemps arabe» de 2011 est-il comparable à «l automne des peuples» européen de 1989?



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Transcription:

Conférence de la Chaire Géopolitique du 10 avril 2012 Le «printemps arabe» de 2011 est-il comparable à «l automne des peuples» européen de 1989? Jérôme Heurtaux La conférence de la Chaire Géopolitique du mardi 10 avril 2012 était assurée par Jérôme Heurtaux, maître de conférences en Sciences Politiques à Dauphine. Pour cette deuxième conférence de l année consacrée au «printemps arabe», Jérôme Heurtaux a choisi d évoquer la possibilité d une comparaison des événements de 2011 dans les pays arabes aux changements de régime amorcés en 1989 en Europe de l Est. Spécialiste de l Europe centrale, il mène actuellement des travaux de recherche dans les pays arabes, en particulier en Tunisie, dont il a exposé les premiers résultats. Ce questionnement autour d une comparaison entre 1989 et 2011 est né suite à deux «micro-événements» qui rapprochent symboliquement l effondrement des régimes communistes à l effondrement des régimes autoritaires dans le monde arabe : - La sortie en mai 2011 d un ouvrage intitulé Le 89 arabe, dialogue entre le journaliste Edwy Plenel et l historien Benjamin Stora, qui compare les révolutions arabes à la révolution française de 1789 et aux événements de 1989 dans les PECO (pays d Europe centrale et orientale). - La venue à Tunis en avril 2011 de Lech Walesa, ancien leader du syndicat Solidarnosc et symbole du changement de régime en Pologne, qui a affirmé son soutien à la révolution tunisienne et a offert son expérience au processus démocratique. Ce rapprochement alimente une logique d identité entre ces deux moments de l Histoire que sont 1989 et 2011, incitant ainsi à une comparaison. Les raisons qui justifient cette comparaison sont compréhensibles, car il existe de nombreux points communs entre les événements de 1989 et ceux de 2011. Leur caractère imprévisible d abord, ainsi que l ampleur des événements qui ont touchés plusieurs pays d une même «aire politicoculturelle». C est aussi la rapidité des effondrements de régime et leur issue (le passage possible à la démocratie) qui apparaissent comme points de comparaison possibles. D autres raisons plus subjectives peuvent justifier cette comparaison, qui répond à une demande forte d interprétation face à ce qui se déroule actuellement dans le monde arabe. Comme pour d autres crises politiques, il apparait nécessaire de donner un sens aux événements en les situant à la fois dans le temps (inscription dans un temps plus long) et dans l espace (rapprochement avec des phénomènes d autres zones géographiques) pour les universaliser et les dé-singulariser. Ainsi, il y aurait un fil rouge entre les révolutions de 1

1789, 1848 et 1989. Ces rapprochements répondent cependant d avantage à un impératif politique qu à un véritable enjeu scientifique. Jérôme Heurtaux souhaite donc s interroger sur la pertinence de comparer d une part l effondrement des régimes communistes en Europe de l Est, et d autre part l effondrement des régimes autoritaires dans les pays arabes. Comment comparer en toute rigueur ces deux phénomènes historiques différents? Pour répondre à cette question, Jérôme Heurtaux a choisi de développer trois points : les limites et les biais de toute comparaison, puis une proposition de méthode de comparaison entre les révolutions arabes et le cas est-européen, et enfin une illustration de cette méthode à partir de ses travaux sur les élites tunisiennes. Les limites d une approche comparative Deux types principaux de comparaison peuvent être identifiés : la comparaison implicite (ou non revendiquée), et la comparaison explicite (ou revendiquée). Dans les sciences sociales, il est désormais assez courant de rejeter la démarche comparative : examiner plusieurs cas pour en tirer des généralisations est une méthode qui est de plus en plus délaissée, au profit de l examen d un seul cas, mais de façon plus approfondie. Toutefois, il n est pas possible d échapper totalement à la comparaison et un mode de comparaison implicite est souvent adopté, même inconsciemment : nous gardons toujours notre propre modèle en tête lorsque nous étudions un pays étranger. De même, lorsque l on étudie les pays arabes, il subsiste toujours une comparaison implicite de ces pays aux démocraties occidentales. L usage de certaines notions traduit également l existence d une comparaison non contrôlée. Ainsi, l application du concept, non scientifique, de «révolution» au «printemps arabe» rapproche implicitement ces événements d autres événements du passé tels que la révolution française de 1789. Revenant sur la comparaison faite entre les changements de régime dans les pays arabes et d'autres phénomènes passés, Jérôme Heurtaux a souligné qu à l inverse, rares étaient les comparaisons avec d autres événements ayant touché la région, notamment la révolution iranienne de 1979, le changement de régime en Algérie entre 1988 et 1991 ou plus récemment les manifestations au Liban en 2005. Il a également mis en avant le fait que les révolutions arabes n étaient souvent comparées qu à d autres révolutions considérées comme «réussies», c est-à-dire dont l issue a été le passage à la démocratie. L hypothèse sous-jacente est alors faite que l aboutissement des mouvements arabes sera nécessairement similaire, si le modèle des révolutions passées est suivi. D un point de vue macro-sociologique, trois éléments font obstacle à la comparaison entre les deux séries d événements qui ont marqué l Europe de l Est en 1989 et le monde arabe en 2011 : 2

- En 1989, les PECO ont dû faire face à une «triple transition» que Claus OFFE qualifie de politique et institutionnelle (passage à un régime démocratique), nationale (recouvrement des souverainetés nationales), et enfin économique (passage d une économie administrée à une économie libérale). Ces deux derniers aspects ne sont pas aussi présents dans les mouvements des pays arabes puisque, si, notamment, des réformes économiques sont bien mises en place dans les pays concernés, il n y a pas de transformation radicale des systèmes économiques. - Une deuxième différence tient au fait qu en 1989, tous les pays d une même zone géographique se sont effondrés simultanément, à la fois de façon indépendante (chaque pays suivant des logiques nationales propres) et interdépendante (les changements au sein d un pays affectant les autres pays, comme ce fut le cas pour la RDA et la Tchécoslovaquie). Dans les pays arabes, la situation est autre : seules la Tunisie et l Egypte ont connu une transformation affirmée de régime, alors que d autres pays de la même zone n ont connu aucun frémissement (Emirats Arabes Unis, Arabie Saoudite, Qatar), des soulèvements irréguliers et/ou maîtrisés (Algérie, Maroc, Jordanie), voire réprimés (Bahrein, Syrie). - Enfin, il reste difficile de prévoir l issue des mouvements à l œuvre dans les pays arabes, notamment en Syrie ou en Libye. Face aux constats de démocratisation, il convient de conserver une certaine prudence. En Tunisie, la défiance de la population envers ses représentants reste très importante, comme en témoigne le faible taux d inscription sur les listes électorales pour les élections constituantes de la fin de l année 2011. De même, la multiplication de mouvements sociaux témoigne du manque de confiance face aux réformes socio-économiques engagées qui ne répondent pas aux attentes de la population. Enfin, la persistance de formes de violences policières à l encontre des manifestants rend difficile l établissement d un diagnostic définitif quant à la nature démocratique du nouveau régime tunisien. Plus largement, il est difficile de comparer deux situations à des moments différents de leur déroulement : un processus achevé en Europe de l Est, contre un processus en cours dans les pays arabes. Proposition d une méthode pour penser les révolutions arabes à partir du cas esteuropéen Dans une seconde partie de sa présentation, Jérôme Heurtaux a proposé les éléments d une méthode permettant de rapprocher les événements de 1989 et ceux de 2011. L approche choisie par Jérôme Heurtaux consiste à comparer les deux situations en procédant à l étude d un seul cas de façon approfondie, à savoir le cas tunisien, à partir de sa connaissance du cas est-européen. Deux aspects des événements de 2011 pourraient ainsi être étudiés au regard des transitions de 1989 : leur caractère imprévisible et leur qualification. 3

S agissant du premier aspect, Jérôme Heurtaux a d abord mis en avant le paradoxe selon lequel la plupart des commentateurs ont cherché à expliquer les événements a posteriori, alors même qu ils insistaient sur leur caractère imprévisible. Plusieurs facteurs ont ainsi été avancés pour expliquer après coup les révolutions arabes (facteurs démographiques, insatisfactions sociales, résistances aux formes de corruption ). Ces facteurs, connus avant que les mouvements n éclatent, n avaient cependant pas permis de prévoir de tels changements dans les pays arabes. S agissant des PECO, c est également le caractère imprévisible qui a dans un premier temps été mis en avant, avant que ne soient avancés des facteurs causaux capables d expliquer a posteriori les événements. Un autre aspect, qui échappe à l analyse causale, est celui de la dynamique de l événement lui-même et de son caractère contingent. En Pologne par exemple, le processus n avait pas été anticipé et beaucoup de choses se sont décidées au fur et à mesure. A partir du cas est-européen, on peut donc envisager les révolutions arabes en prenant en compte à la fois des facteurs explicatifs politiques et économiques, et les processus contingents. Les événements de 1989 peuvent également aider à réfléchir à la qualification à donner à ceux de 2011. Le terme de «révolution» s est assez vite imposé chez les hommes politiques et les commentateurs pour désigner les changements de régime dans les pays arabes, en raison notamment de la puissance évocatrice du mot. Cependant, la définition du terme «révolution» n est pas claire et le mot reste polysémique. Pour Charles Tilly par exemple, il faut distinguer les «situations révolutionnaires» de «l issue révolutionnaire», c est-à-dire la transformation profonde et irréversible, qui n intervient pas toujours à la suite de «situations révolutionnaires». L expérience est-européenne a apporté des éléments supplémentaires de définition de cette notion. Timothy Garton Ash a par exemple proposé la notion de «réfolution» pour qualifier les changements de régimes en Europe de l Est. Il est intéressant de constater que l utilisation du mot «révolution», appliqué à la situation est-européenne, a progressivement diminué, traduisant la perte de la force symbolique du qualificatif. Ainsi, en 2009, lors du 20 ème anniversaire de la chute des régimes communistes à l Est, le terme de révolution n a presque pas été repris. Cette utilisation différenciée de la notion de révolution pour les événements de 1989 conduit à conseiller un usage prudent pour qualifier les mouvements dans les pays arabes. Les élites tunisiennes : comparaison entre 2011 et 1789 Après ces éléments généraux de comparaison entre l Europe de l Est et le monde arabe, Jérôme Heurtaux a présenté les premiers résultats de ses travaux en cours sur un aspect plus spécifique des «révolutions arabes», à savoir la question des élites. Ces résultats ne sont pas définitifs mais constituent les premières bases d une réflexion. Trois questionnements principaux guident les recherches de Jérôme Heurtaux sur les élites tunisiennes, effectuées au regard des changements de régime de 1989 : la contribution des élites au changement, la gestion publique des élites et enfin leurs trajectoires. 4

En 1989, le rôle des élites s est matérialisé lors des tables rondes, modalité de transition qui s est imposée dans la plupart des pays d Europe de l Est. Selon les pays, ces tables rondes ont réuni à différents moments du processus (initiative du changement ou fermeture du processus) à la fois les élites modérées du pouvoir et les élites de l opposition, créant ainsi un «pacte entre élites». En Tunisie, la situation est en apparence différente : l accent a plutôt été mis sur le rôle des mouvements populaires («la rue»), sans participation revendiquée des élites. Mais en s appuyant sur l expérience est-européenne, la participation des élites peut être envisagée sous un autre angle. La passivité même des élites a été un élément actif du changement avec le délitement progressif des soutiens des cadres du régime. Une partie des élites de l ancien régime a participé aux nouveaux gouvernements, avec également un retour d élites bourguibiennes sur le devant de la scène. En ce qui concerne la gestion publique des élites, le cas des PECO avait montré une légitimation des anciennes élites. La reconversion idéologique des élites, très rapide, a été un élément marquant du processus de transition démocratique. Dans un second temps, avec l arrivée de gouvernements conservateurs, les anciennes élites ont été l'objet de remises en cause plus directes. A l inverse, le processus est plus éclaté en Tunisie : plusieurs initiatives coexistent de façon non coordonnée, mais semblent toutes converger vers une exclusion des anciennes élites plutôt que vers la réconciliation (procédures judiciaires, dissolution du parti anciennement au pouvoir et mise en place d une justice transitionnelle). Enfin, en ce qui concerne les trajectoires des anciennes élites suite au changement de régime, Jérôme Heurtaux a souligné que la reproduction des élites n'a été que relative dans les PECO, malgré les nombreuses analyses plaidant pour une identité entre les anciennes élites communistes et les nouvelles élites capitalistes. Au contraire, une grande partie de la nomenklatura a été déclassée. En Tunisie, la trajectoire la plus probable semble être celle de l exclusion (voire de l auto-exclusion) des élites de la vie politique. Une reconversion dans d autres activités (para-politiques ou associatives, conseil et expertise, vie universitaire ) peut être observée chez les anciennes élites, mais une partie d entre elles cherchent à réinvestir le champ politique. D anciens membres du gouvernement ont ainsi créé des partis politiques en vue des élections à l'assemblée constituante, tout en étant eux-mêmes inéligibles. En conclusion, Jérôme Heurtaux est revenu sur la singularité de toute expérience historique. L histoire ne se répétant jamais, il est difficile de justifier le fait qu une expérience donnée serve de modèle explicatif mais elle peut aider à leur compréhension. 5