Université de Paris Sorbonne - Paris IV École doctorale VI : Histoire de l art et archéologie Thèse pour obtenir le grade de docteur à l université de Paris Sorbonne - Paris IV en histoire de l art, sous la direction de M. le professeur Claude Mignot, présentée et soutenue publiquement le 20 novembre 2007 par Nicolas Courtin L Art d habiter : l ameublement des hôtels particuliers à Paris au XVIIe siècle résumé Jury : Jean-Pierre Babelon, membre de l Institut, directeur général honoraire du domaine des châteaux de Versailles et Trianon (rapporteur) Olivier Bonfait, professeur à l université d Aix-en-Provence (rapporteur) Claude Mignot, professeur à l université de Paris IV - Sorbonne
L Art d habiter : l ameublement des hôtels particuliers du XVII e siècle à Paris D après les descriptions des poètes et des mémorialistes, un nouvel art de vivre semble être apparu à l hôtel de Rambouillet au milieu du XVII e siècle. On attribue facilement à la marquise l introduction à Paris de la notion de confort, de la maîtrise du chauffage et des dispositions spectaculaires de l appartement entre régularité de l enfilade et surprises des alcôves. On doit plus sûrement porter à son crédit l invention d une nouvelle façon d habiter, associant la commodité et le goût du faste, qui résulte des progrès les plus récents en matière de mobilier, notamment l invention de l ébénisterie parisienne, et dans l art de distribuer les hôtels. Alors que de nouvelles demeures se construisent en nombre dans la première partie du siècle et que des meubles nouveaux sont créés, les conditions semblent réunies pour qu habiter un hôtel parisien soit un art particulier. L évocation de cette manière d habiter ne peut se faire aujourd hui qu à travers des restitutions, car, si des demeures parisiennes ont conservé leur décor, aucune n a conservé son ameublement du XVII e siècle. Cette difficulté initiale a rebuté les historiens des arts décoratifs et du décor intérieur qui ne se sont guère attachés à explorer un domaine aussi précis. Cependant, même si «l entreprise qui consiste à retrouver (sinon à «reconstituer») les intérieurs parisiens du Grand Siècle est quasi désespérée» (Alain Mérot, 1990), différentes sources les évoquent : mémoires et correspondances, guides et récits de voyage et les inventaires après décès. Notre démarche a consisté à confronter ces textes et ces documents d archives aux hôtels eux-mêmes, à leur enveloppe architecturale, aux meubles originaux conservés et aux représentations anciennes d intérieurs et d objets. Dans une démarche pluridisciplinaire, notre curiosité s est portée sur ce que le mobilier pouvait apporter à la compréhension du fonctionnement des hôtels particuliers. Cette exploitation documentaire des prisées des inventaires après décès, partie qui avait été jusque là surtout analysée pour l étude des collections, est nouvelle à cette échelle. 2
Pour constituer un corpus d étude, nous avons croisé deux critères principaux : la possibilité de documenter de la distribution ancienne des hôtels et l existence d inventaires décrivant le mobilier en place. Un corpus de vingt-quatre demeures, décrites par cinquantecinq inventaires, a ainsi été constitué : I. Hôtel d Albret : inventaires après les décès de Pierre Le Charron (1626) et de Gabriel de Guénégaud (1638) II. Hôtel Amelot de Bisseuil : inventaires après les décès de Denis Amelot (1655) et de Jean-Baptiste Amelot (1688) III. Hôtel d Angoulême : inventaire après le décès de Diane de France (1619) IV. Hôtel d Aumont : inventaires après les décès de Michel Scarron (1655), d Antoine d Aumont (1669) et de Louis d Aumont (1704) V. Hôtel de Bretonvilliers : inventaires après les décès de Bénigne Le Ragois (1644), de Bénigne Le Ragois (1700), de Claude Perrot de Saint-Dié (1710) et de Jean-Baptiste Le Ragois (1712) VI. Hôtel de Chevreuse : inventaires après les décès d Anne de Rohan (1684), de Louis Charles d Albert (1690) et de Charles Honoré d Albert (1712) VII. Hôtel de Créquy : inventaires après les décès de Charles de Créquy (1687) et de Madeleine de Créquy (1707) VIII. Hôtel d Émery : inventaires après les décès de Michel Particelli (1650) et de Henri de La Tour d Auvergne (1675) IX. Hôtel Guénégaud des Brosses : inventaire après le décès de Jean-François de Guénégaud (1667) X. Hôtel des Hameaux : inventaire après le décès de Jean Dyel des Hameaux (1668) XI. Hôtel Hesselin : inventaire après le décès de Louis Hesselin (1662) XII. Hôtel Lambert : inventaires après les décès de Jean-Baptiste Lambert (1644), de Marie de l Aubespine (1679), de Nicolas Lambert (1692), de Marie Marguerite Bontemps (1700) et de Claude Jean-Baptiste Lambert (1703) XIII. Hôtel de La Rivière : inventaires après les décès de Marguerite de Flecelles (1644), d Antoine de Louvencourt (1650), de Louis Barbier (1670) et de Catherine de Malon (1715) XIV. Hôtel de La Rochefoucauld-Liancourt : inventaires après les décès de Jeanne de Schomberg (1674) et de François de La Rochefoucauld (1680) XV. Hôtel de La Vrillière : inventaires après les décès de Marie Particelli (1672) et de Louis Phélyppeaux (1681) XVI. Hôtel de Lesdiguières : inventaires après les décès de Sébastien Zamet (1614), de Jean Zamet (1623), de Charles de Créquy (1638), de François de Bonne de Créquy (1681) et de Paule de Gondi (1716) XVII. Hôtel de Marle : inventaire après le décès d Elisabeth Dolu (1610) XVIII. Hôtel de Miramion : inventaire après le décès de Christophe Martin (1660) XIX. Hôtel de Rambouillet : inventaires après les décès de Catherine de Vivonne (1666) et de Julie d Angennes (1671) XX. Hôtel de Ratabon : inventaire après le décès de Marie Sanguin (1680) XXI. Hôtel Séguier : inventaires après les décès de Pierre Séguier (1672) et de Madeleine Fabry (1683) XXII. Hôtel de Sully : inventaires après les décès de Maximilien de Béthune (1661) et de Henri de Bourbon (1682) ; inventaires de Maximilien de Béthune (1634) et de Charlotte Séguier (1668) 3
XXIII. Hôtel Tubeuf : inventaires après le décès de Michel Tubeuf (1670) et de Charles Colbert de Croissy (1696) XXIV. Hôtel de Vigny : inventaires après les décès de Catherine Lybault (1652) et de Jacques Bordier (1660) Après avoir transcrit en langage moderne les prisées concernant le mobilier trouvé dans les demeures parisiennes, l analyse de ce corpus s est effectuée en trois temps, selon trois degrés de pénétration à l intérieur de l hôtel : l appartement, la pièce et le meuble. Nous nous sommes d abord interrogé sur ce que les inventaires peuvent apporter à la compréhension de la distribution des appartements. Sans tenir compte des appellations données aux pièces, trop vagues et parfois trompeuses, nous avons essayé de localiser dans l appartement les lieux des principales activités quotidiennes (sommeil, repas, hygiène, réception, étude, délectation et prière). Cette analyse met en lumière une certaine variété et surtout une réelle tendance à la polyvalence, ce qui va à l encontre du désir de codification et spécialisation de pièces qui apparaît dans les traités d architecture. Nous avons donc tenté de définir des ameublements types qui, par la diversité des meubles qu ils regroupent, s adaptent aux multiples usages que peut avoir une même pièce. Ces ameublements types sont les suivants : «Salle», «Grande salle», «Salle du dais», «Salle à manger», «Antichambre», «Salon», «Chambre», «Chambre à coucher», «Grande chambre», «Cabinet», «Cabinet de travail», «Cabinet de collection», «Petit cabinet «, «Grand cabinet» et «Garde-robe». Chacun associe un ou deux, voire trois, types de meubles liés à telle ou telle activité quotidienne dans des proportions variables résultant des contraintes architecturales, sociales ou personnelles. La «Grande chambre» est ainsi une pièce dont le mobilier est multiple : le lit rappelle la fonction de couchage (qui n est pas toujours réelle), la gamme des sièges (fauteuils, chaises, pliants et parfois un lit de repos) renvoie à la réception et la toilette d orfèvrerie, tout en évoquant l intimité de son propriétaire, participe au faste de la pièce couramment enrichie de meubles précieux et d œuvres d art. Cette hypothèse permet de préciser le caractère des pièces plus sûrement que les appellations usuelles et d affiner l analyse de la distribution. Le plan de chaque hôtel a ainsi été «mis à jour» en y portant le nom de chaque pièce donné par les notaires en fait, par les habitants qui les accompagnent et l ameublement type qui s y trouve. Cette approche permet de palier les imprécisions liées à l emploi des termes trop génériques «salle», «chambre», «cabinet» et, dans une moindre mesure, «galerie». Elle met aussi en valeur le poids de la tradition dans les appellations des pièces en signalant des ameublements tout à fait différents de ceux qui y sont attendus. Chaque type de pièce est ainsi redéfini par son mobilier, ce qui 4
permet d identifier le lieu de telle ou telle activité qui ne dispose pas encore d espace particulier, comme les repas ou la réception. À l échelle de l hôtel, c est le fonctionnement quotidien de la vie de ses habitants qui est ainsi précisé : l analyse des ameublements types facilite l identification des lieux de la vie privée de ceux de la vie publique et elle nuance leur systématique distinction physique. L image rendue par un inventaire mobilier étant celle d un intérieur habité (et non projeté), notre typologie reflète sans doute mieux la réalité des usages que ne le permettent les restitutions conventionnelles. En partant du principe qu un inventaire décrit, pièce par pièce, le mobilier «en vue», on peut s interroger sur la façon dont s organise un ameublement dans chacun des espaces de la demeure. Cette analyse tend, en premier lieu, à mieux distinguer les meubles associés à l enveloppe architecturale suspendus, adossés ou posés de ceux qui en sont totalement indépendants. Les premiers sont, d une part, ceux qui rendent une pièce habitable et confortable (tentures, tapis, portières, lustres ), d autre part, les meubles de grande taille qui ne sont pas mobiles (grands lits, cabinets, armoires, consoles ). Les meubles «volants» sont déjà très présents, notamment avec les sièges qui sont déplacés au moment de leur utilisation, comme les flambeaux que l on déplace à besoin. Toutefois, aucun ameublement n est définitif et les changements sont fréquents, au moins deux fois par an en ce qui concerne les tissus des grands appartements, sans compter les diverses grandes occasions où les meubles les plus précieux sont mis en place. Les inventaires témoignent de ces mouvements à travers les indications données lors de la visite du garde-meuble ou lors des récolements successifs. Cette mobilité du décor et des meubles n est pourtant pas incompatible avec une notion d harmonie de la décoration intérieure qui existe dès le début du siècle. Cette unité du mobilier se réalise surtout grâce au «meuble» textile qui donne aux pièces de menuiserie une couleur commune, mais aussi par des ensembles de meubles d ébénisterie ou d orfèvrerie assortis, comme les «triades» (console, miroir et paire de guéridons). Les pièces spécialisées, comme les cabinets chinois, qui apparaissent au cours du siècle présentent d autres types d ameublements dont la cohérence provient des matériaux, des couleurs et des ornements. Toutefois cette notion d harmonie ne s applique qu à l échelle de la pièce et non de l appartement qui apparaît comme une succession de pièces au caractère affirmé. À l intérieur de chaque pièce, unité et variété s accommodent dans un esprit d accumulation ou de simplicité. Les interactions entre les différents meubles sont courantes : qu ils soient dissimulés, qu ils servent de support ou qu ils abritent d autres objets, les meubles 5
ne sont jamais tout à fait seuls. Ils modifient en outre considérablement la perception des grands décors, dont ils semblent étrangement détachés, tant dans leur iconographie que dans leurs proportions ou leurs couleurs. Ce détachement de conception entre l enveloppe architecturale et le mobilier, alors qu ils sont destinés à former un ensemble, est l un des traits propres au décor intérieur des hôtels de cette période, alors qu avec Charles Le Brun, la voie de la conception globale de la décoration intérieure est ouverte dans les châteaux royaux. Les inventaires offrent enfin des descriptions originales, de première main, des meubles et des objets en place dans un hôtel au XVII e siècle. À ce titre, ils pourraient être d une valeur exceptionnelle. Mais la nature même de cet acte notarial destiné à estimer le montant d une succession n en fait pas un inventaire de collection. Les prisées n apportent donc pas toujours les informations que l historien des arts décoratifs espère. Toutefois leur analyse est pour nous l occasion de souligner les particularités de chaque type d objet, nuançant ou confirmant les connaissances déjà publiées (il ne s agit pas ici de refaire une histoire des styles du XVII e siècle, ce que d ailleurs les inventaires ne permettent pas). Les prisées les plus simples n indiquent que la matière, parfois avec une précision de couleur ou de traitement. Les informations sur la forme, les dimensions, le décor ou l iconographie, ainsi que sur l origine, sont très rares ou réservées à quelques familles d objets. De tous les domaines des arts décoratifs, la tapisserie est celui qui est le mieux décrit ; les collections d œuvres d art sont, avec les horloges dont les cadrans sont signés, les seuls objets pour lesquels des auteurs sont parfois donnés. Pour le mobilier, les résultats sont plus modestes. L intérêt principal des prisées, selon nous, est de rendre la variété des couleurs, des matériaux et parfois des formes qui ont facilement pu être altérés sur les meubles originaux conservés. Les inventaires font surtout état de la «fortune» de tel ou tel type de meuble ; ils attestent non pas l apparition d un meuble nouveau, mais le moment où il est devenu courant ou, inversement, démodé. L examen des estimations de la valeur des meubles, avec toute la prudence qui s impose dans cet exercice, autorise un classement et une mise en perspective des différents domaines, souvent considérés séparément. Mis à part l orfèvrerie dont la dimension de capital thésaurisé est dominante, on mesure l importance des textiles de toutes sortes et l on est surpris par la valeur des meubles d ébénisterie et des miroirs. Comparées à l ensemble du mobilier, les peintures couramment dites de peu de valeur apparaissent comme des objets d un prix certain. 6
L exploitation parallèle des archives et des bâtiments que nous proposons vise à apporter un éclairage supplémentaire sur les hôtels parisiens du XVII e siècle, dont l architecture et les décors intérieurs sont désormais bien connus. Il relativise le caractère immuable d un édifice, souligne la qualité de leurs intérieurs, évoque un cadre de vie raffiné et confortable et suggère l importance des goûts de ses occupants. Cette démarche ouvre à l historien des arts décoratifs la voie de nouvelles identifications et suggère à l historien de l architecture de prendre le temps de s attarder sur le mobilier pour mieux saisir le fonctionnement d une demeure. 7