ELECTRICITE ET ESSOR DU «CAPITAL FINANCIER» EN SUISSE Par Dominique Dirlewanger et Gian Franco Pordenone Caractériser l'économie suisse par son manque de matières premières représente un des lieux communs les plus généralement admis de l'historiographie contemporaine. Toutefois, l'existence en Suisse d'un potentiel hydraulique a constitué un facteur d'industrialisation dès la première moitié du XIX e siècle. Cette richesse a permis de pallier l'absence de ressources minières importantes et l'inexistence d'un réseau de transport suffisant pour importer du charbon en grande quantité. Dans ces conditions, la possibilité d'exploiter les nombreuses rivières et chutes d'eau a favorisé l'éclosion d'une industrie textile progressivement mécanisée et d'une industrie des machines spécialisée dans l'électrotechnique. Il suffit de mentionner ici l'exemple de la maison zurichoise «Escher, Wyss & Co.», dont la production de filatures est mécanisée depuis le début du XIX e siècle et qui entreprend dès 1806 la construction de roues hydrauliques sur le principe des premiers moulins à eau. En 1835, avec près de 400 ouvriers, elle se lance dans la production spécifique de roues métalliques. Avec l'innovation des turbines hydrauliques dans la décennie 1840, il devient possible d'utiliser la force de n'importe quel cours d'eau et d'en transmettre le mouvement. Largement supérieures techniquement aux roues à eau, les turbines laissent envisager une application plus étendue des ressources hydrauliques. Le savoir-faire helvétique devient dans ce domaine un gage de qualité et les exportations de cette production croissent en flèche. Ainsi «Escher Wyss», qui construit des turbines depuis 1840, en produit près de 800 entre 1844 et 1875, dont 80% pour l'exportation. Profitant du savoir-faire issu des expériences hydrauliques réalisées dans les décennies précédentes, l'industrie des machines s'intéresse immédiatement au nouveau secteur électrique (1). Le développement de l'électricité souffre néanmoins d'un inconvénient majeur: le courant continu développé jusqu'alors limite le transport de l'électricité à quelques centaines de mètres seulement entre la centrale de production et son lieu de consommation. C'est ainsi que, lors de l'exposition électrotechnique de Francfort en 1891, une innovation sans précédent va dynamiser considérablement les applications industrielles de l'électricité. Pour la première fois, un transport de force d'environ 300 CV à courant alternatif est réalisé sur une distance de 175 kilomètres. Cette aménagement est orchestré par la collaboration de deux ingénieurs, Charles Brown (1827-1905), des «Ateliers de constructions Oerlikon» qui fournissent la génératrice et les transformateurs, et Michail von Dolivo-Dobrowolsky, de «l'allgemeine Elektrizitäts-Gesellschaft» (AEG), principale entreprise électrotechnique allemande, qui livre les moteurs. La réussite de ce transport d'électricité ouvre la voie à la décentralisation entre le lieu de production et le lieu de consommation électrique. Conséquence directe pour la production et la consommation d'énergie électrique en Suisse, l'utilisation des ressources hydrauliques n'est plus limitée aux régions proches des cours d'eau. 1
L'introduction du courant alternatif entraîne une expansion significative du secteur électrique. Tout d'abord, le secteur hydroélectrique profite à la constitution de nouvelles entreprises en Suisse. C'est en 1891 que naît la célèbre fabrique «Brown, Boveri & Co.» à Baden, qui produit notamment des générateurs, des moteurs et des transformateurs électriques. Cinq ans plus tard, en 1896, c'est la société «Landys & Gyr», spécialisée dans la fabrication de compteurs électriques pour courant alternatif, qui est fondée à Zoug. La nouvelle industrie électrotechnique suisse joue alors un rôle de premier plan sur la scène internationale, à côté des grands leaders allemands («Allgemeine Elektrizitäts- Gesellschaft», «Siemens & Halske») et américains («Edison General Company», «Westinghouse Electric Company»). Ensuite, les champs d'application de l'électricité s'étendent dans deux directions. D'un côté, l'éclairage électrique commence à s'imposer de plus en plus dans les villes, concurrençant directement les anciennes énergies éclairantes comme le gaz ou le pétrole. De l'autre, les fabriques suisses équipées d'un moteur électrique passent de 0,1% en 1888 à 4,3% en 1895, 20,5% en 1901 et 53,4% en 1911 (2). Finalement, cette demande croissante d'électricité conduit à la mise en valeur de ressources hydrauliques encore inutilisées, comme le montre la construction des usines électriques de Rheinfelden en 1894. La création de la centrale électrique de Rheinfelden Les usines Rheinfelden sont construites sous l'instigation de l'aeg qui s'associe à un consortium bancaire dirigé par la «Berliner Handels-Gesellschaft», auquel participe également le «Crédit Suisse» à hauteur de 7% du capital (3). Cette association profite également aux industriels suisses qui fournissent une partie des installations, signalons entre autres: «Escher, Wyss & Co.» de Zurich, la société «Zschokke & Co.» de Aarau et la «Fabrique de machines Oerlikon». A la fin du XIX e siècle, la centrale électrique de Rheinfelden (Argovie) représente un des plus importants centres de production électrique de Suisse. D'une puissance de près de 16'000 HP, les forces motrices de Rheinfelden stimulent l'industrialisation croissante de la région. Plusieurs entreprises nécessitant beaucoup de courant électrique décident d'y installer des filiales, citons notamment «l'aluminium-industrie A.G.» de Neuhausen et «l'elektrochemischen Werke» de Bitterfeld. En bref, le développement de la production électrique permet à la région de Rheinfelden d'affermir son essor industriel (4). L'essor industriel de Rheinfelden se réalise ainsi grâce à une étroite collaboration entre les milieux industriels et bancaires des deux côtés du Rhin. Emergence des sociétés financières pour l'électricité L'affaire Rheinfelden ne demeure pas un cas isolé. Au contraire, début février 1895, le plus puissant institut bancaire allemand, la «Deutsche Bank» prend contact avec la direction du «Crédit Suisse». Arthur von Gwinner (1856-1931), membre de la direction de l'établissement allemand, propose alors de constituer 2
une société financière en Suisse, spécialisée dans le financement et le développement des entreprises électriques. Cette proposition s'effectue en étroite collaboration avec Emil Rathenau (1838-1915), directeur de l'aeg. Le 29 juillet 1895, l'affaire aboutit à la fondation de la «Banque pour le financement des entreprises électriques», abrégée «Elektrobank». A nouveau, le cas de «l'elektrobank» n'est pas unique. Au moins deux conglomérats financiers, alliant industries suisses et allemandes d'un côté avec des banques suisses et allemandes de l'autre, méritent d'être mentionnés. La même année que la fondation de «l'elektrobank» se constitue à Baden la «Motor für angewandte Elektrizität». A la base de ce projet, nous trouvons en Suisse la «Banque Leu & Co.» de Zurich et la «Banque de Winterthur» (future «Union de Banques suisses») et en Allemagne «l'allgemeine Deutsche Kreditanstalt» de Leipzig. Comme pour «l'elektrobank», cette société financière s'associe avec des industriels des deux côtés de la frontière: la société de machine «Brown, Boveri & Co.» de Baden et la «Metallgesellschaft» de Francfort. En 1896, c'est exactement la même configuration qui est au cœur de la fondation de la «Société suisse pour l'industrie électrique», appelée aussi «Indelec». Les instituts bancaires promouvant le projet proviennent de Suisse («Banque commerciale» de Bâle et «Banque Leu & Co.» de Zurich) et d'allemagne («Rheinische Kreditanstalt» de Mannheim). La participation de «Siemens & Halske» de Berlin, principale société électrique allemande après l'aeg, montre que «l'indelec» est également créée pour répondre à la récente constitution de «l'elektrobank» (5). Avant le tournant du siècle, nous devons encore signaler la constitution de la «Société Franco-Suisse pour l'industrie Electrique» à Genève en 1898. Cette foisci ce n'est pas une alliance avec le capital allemand qui est en jeu, mais une association entre banques et industries françaises et helvétiques. L'initiative vient du groupe français «Schneider Creusot» qui cherche alors à s'implanter dans le secteur électromécanique. Du côté des banques, nous trouvons à nouveau des instituts de plusieurs pays: «l'union financière» de Genève et la «Banque de Paris et des Pays-Bas». La «Franco-Suisse» sera surtout active en France et en Italie où elle financera entre autres la «Société Générale de Force Lumière» de Grenoble, la «Compagnie d'electricité de l'ouest parisien», ou encore la «Società Meridionale di Elettricità» à Naples (6). L'objectif des sociétés financières Les sociétés financières sont des établissements dont l'objectif est de se procurer des capitaux pour le compte d'une ou plusieurs entreprises, au moyen de l'émission d'actions ou d'obligations. Cet instrument financier est issu du financement des sociétés de chemins de fer, comme la «Banque suisse des chemins de fer» («Schweizerische Eisenbahnbank») fondée en 1878 ou la «Banque des Chemins de Fer orientaux» («Orientbank») fondée en 1890. Cette stratégie de financement permet aux grandes banques de séparer les opérations courantes du financement proprement dit des entreprises électriques. En autonomisant ainsi les importants placements pour le développement des industries, les banques réussissent à isoler les risques liés au fait que ce type d'investissements n'est rentable que sur le moyen terme. Pour les entreprises 3
électriques, ce mode de financement leur permet de se désengager de la recherche des capitaux nécessaires à leur expansion, dans un contexte où elles n'ont pas encore donné la preuve de leurs potentialités et ne sont donc pas à même d'émettre avec succès leurs propres titres sur le marché du capital (7). «L'Elektrobank» et le développement du «capital financier» helvétique Comme l'ont montré la création de la centrale électrique de Rheinfelden et la constitution des sociétés financières au cours de la décennie 1890, l'essor de l'industrie électrique se conjugue avec une interpénétration croissante entre industries et banques. Cette interpénétration est notamment décrite par Rudolf Hilferding (1877-1941) sous la formule du «capital financier»: «Le capital financier signifie en fait l'unification du capital. Les secteurs, autrefois distincts, du capital industriel, commercial et bancaire, sont désormais sous le contrôle de la haute finance, où les magnats de l'industrie et des banques sont étroitement associés.» (8) La présentation des principaux traits de la constitution et de l'évolution de «l'elektrobank» permet d'analyser les caractéristiques centrales de l'essor du «capital financier» en Suisse. Quels sont les principaux traits de «l'elektrobank»? Tout d'abord, son capitalactions est internationalisé. Ensuite, son évolution est caractérisée par une conflictualité entre intérêts allemands et helvétiques. En outre, son expansion repose sur un renforcement de l'exportation du capital. Finalement, son siège social est basé à Zurich, ce qui renvoie au rôle particulier de la place financière suisse. La combinaison de ces différents traits se révélera une formule rentable. En effet, la somme des bilans de «l'elektrobank» croît de 50 millions de francs suisses en 1897 à 185 millions en 1914, c'est-à-dire un accroissement de 370%. De même, les dividendes passent de 5% dans la période 1897-1898 à 10% au cours des années 1908-1914 (9). Ces résultats contribuent à l'essor du «Crédit Suisse». Ainsi, les bénéfices retirés par l'établissement zurichois de la possession de titres et de la participation à divers syndicats d'émission évolue de 1,3 millions de francs suisses en 1897 à 4,3 millions en 1913 (10). Passons maintenant en revue ces différents traits. Un capital-actions internationalisé Au moment de la fondation de «l'elektrobank», son capital-actions est de 30 millions de francs suisses. Celui-ci est composé à 76% de capital allemand (14% appartiennent à l'aeg et 62% au consortium dirigé par la «Deutsche Bank») et 20% de capital suisse (7% en mains du «Crédit Suisse»). Les 4% restant sont propriétés du «Credito Italiano». La dimension internationale du capital de «l'elektrobank», qui fait de cette société une véritable «multinationale», n'est que l'expression d'une époque où le financement des entreprises électriques nécessitent des quantités importantes de capitaux et où les marchés se conquièrent de plus en plus à un niveau international. Cette composition du capital se répercute dans la formation des instances dirigeantes en 1895: le conseil d'administration regroupe 8 allemands et 6 suisses, 4
alors que les milieux financiers italiens n'occupent aucun siège. La présidence du conseil est attribuée à Carl Abegg-Arter (1836-1912), président du «Crédit Suisse» (11). Si avec 20% du capital-actions les représentants helvétiques obtiennent pas moins de 43% des sièges du conseil d'administration ainsi que sa présidence, il n'en demeure que les représentants allemands sont dans une position de force au sein de «l'elektrobank». Toutefois, cette répartition des sièges révèle une collaboration étroite entre milieux industriels et bancaires allemands et suisses. Notons à ce propos que, en élargissant la perspective aux années 1895-1914, les milieux bancaires sont hégémoniques. En effet, la composition du conseil d'administration de «l'elektrobank» regroupe au cours de cette période 30 représentants des milieux bancaires contre seulement 7 pour les milieux industriels (12). Des intérêts conflictuels Lors du processus de création de «l'elektrobank», une conférence est tenue entre les représentants du «Crédit Suisse» et de l'aeg à Lucerne le 15 avril 1895. A cette occasion, les représentants du «Crédit Suisse» soulignent que: «( ) l'elektrobank, notamment en considération de certains intérêts nationaux, ne peut pas être fondée uniquement pour le financement des affaires et des entreprises de l'aeg, mais aussi, éventuellement, pour prendre en considération des propositions d'entreprises suisses affiliées et actives dans ce secteur, comme la "Fabrique de machines Oerlikon" et la fabrique de machines "Escher Wyss & Co.".» (13) La réaction de l'aeg, par la voix de son directeur Emil Rathenau, se montre pleine de compréhension. Celui-ci déclare soutenir la position du «Crédit Suisse» et rassure les dirigeants zurichois en leur promettant que «l'elektrobank» soutiendra également les projets de l'industrie suisse. Toutefois, les affaires se corsent quelques mois plus tard, lorsque «l'elektrobank» refuse de financer un projet de la fabrique «Escher Wyss» qui projette de construire une centrale électrique à Novara (nord de l'italie). Toujours en 1895, un projet de construction d'un tramway électrique entre Schwanden et Elm dans le canton de Glaris, proposé cette fois par la «Fabrique de machines Oerlikon», ne trouve pas d'écho au sein de la nouvelle société financière. Ce n'est que deux ans plus tard que «l'elektrobank» se décide à participer de manière importante au financement d'un projet helvétique. En effet, c'est en 1897 que la société financière acquiert un sixième du capital-actions de la «Fabrique de machines Oerlikon» lors de son entrée en bourse (14). Il faudra attendre les bouleversements de la Première Guerre mondiale pour que le rapport de force entre les intérêts du capital allemand et du capital suisse au sein de «l'elektrobank» s'inverse. L'exportation du capital Alors que la participation des milieux financiers italiens à la fondation de «l'elektrobank» est faible au niveau quantitatif, elle revêt une importance qualitative. Les premières affaires de «l'elektrobank» se tournent, en effet, vers le développement de l'éclairage public de la ville de Gênes, une des principales 5
villes industrielles italiennes. En outre, la production électrique dans cette ville doit également servir au réseau des tramways électriques. Dans ce cadre, l'aeg fournit non seulement les analyses techniques de l'affaire, mais elle participe également à la construction des tramways et à la réalisation du réseau d'éclairage électrique. Cette affaire illustre bien les difficultés auxquelles est confrontée une entreprise électrique du type de l'aeg à la fin du XIX e siècle. Comme le note Heinrich Grossmann: «( ) le besoin d'énergie électrique ne voulait et ne pouvait pas émerger par lui-même, les grandes entreprises productrices ont créé elles mêmes, sans trop hésiter, la demande de leurs produits. Elles ont ainsi fondé des centrales électriques, acheté des tramways à traction animale pour les transformer en tramways électriques, constitué des centrales régionales pour montrer de près à l'industrie et à l'agriculture les avantages de l'électricité» (15). Du côté des banques, et plus particulièrement du «Crédit Suisse», la participation à «l'elektrobank» contribue à étendre les affaires au niveau international. L'établissement bancaire zurichois peut ainsi profiter des engagements internationaux de «l'elektrobank». A la veille de la Première Guerre mondiale, les investissements de la société financière se répartissent en premier lieu vers l'allemagne (53% des investissements totaux), puis l'italie (18%), l'espagne et le Portugal (5%). En comparaison, à la même époque, «l'indelec» répartit ses investissements principalement vers l'allemagne (39%) et l'italie (39%), mais aussi vers la Russie (18%). Pour sa part, la «Motor» met un accent tout particulier vers l'italie (26%) et les pays d'amérique latine (10% de ses investissements) (16). De plus, la collaboration avec le géant électrique allemand permet au «Crédit Suisse» de rentrer dans le consortium bancaire de l'aeg qui lui offre une quotepart fixe de 5% de son syndicat d'émission (17). A la fin du siècle, l'élargissement international des affaires acquiert pour le «Crédit Suisse» une importance toute particulière. En effet, comme le souligne justement Walter-Adolf Jöhr: «( ) l'exportation du capital depuis la Suisse offrait un débouché à l'épargne qui ne pouvait plus être rentabilisé suffisamment dans le pays.» (18) La place financière suisse Pour quels motifs, la «Deutsche Bank» et l'aeg ont-elles insisté pour que le siège social de «l'elektrobank» soit en Suisse? Certes, le «Crédit Suisse» avait démontré à plusieurs reprises ses capacités de placements au niveau international. Néanmoins, les raisons principales sont ailleurs, notamment dans deux atouts de la place financière suisse, à savoir sa faible imposition fiscale et la politique de neutralité de la Confédération. Sur le premier avantage, Hans Rudolf Schmid note: «il est probablement correcte d'affirmer que le transfert à Zurich du siège social des banques actives au niveau international est lié à des avantages fiscaux, qui résultent de la législation suisse.» (19) En ce qui concerne la neutralité suisse, Manfred Pohl souligne: «les banques allemandes ont choisi la Suisse comme siège social, afin de mieux valoriser les 6
débouchés du marché des capitaux depuis ce poste et afin de pouvoir utiliser la situation de neutralité politique de la Suisse.» (20) En effet, pouvoir afficher la couleur de la neutralité offre à «l'elektrobank» un atout de première importance pour mener à bien sa stratégie d'expansion internationale dans un contexte marqué par un renforcement des rivalités inter-impérialistes conduisant au développement d'un nationalisme de plus en plus agressif. La Première Guerre mondiale: autonomisation du «capital financier» helvétique La Première Guerre mondiale constitue un tournant dans le développement de «l'elektrobank» et plus largement des sociétés financières active dans le secteur électrique. Au cours du conflit, l'emprise allemande pose de plus en plus de problèmes aux affaires internationales de «l'elektrobank», notamment dans les pays alliés comme l'italie. Accusée d'être, derrière la façade helvétique, une entreprise germanique, la société financière est conduite à valoriser de plus en plus son caractère suisse, cherchant à jouir du statut de pays neutre. Ainsi, comme le souligne Andreas Steigmeier: «entre 1914 et 1920, l'elektrobank s'émancipe progressivement de son fondateur AEG» (21). Au cours de cette période, le poids de l'aeg, et plus largement des milieux allemands, diminue progressivement dans la composition du capital actionnaire et obligataire de «l'elektrobank». Ainsi, le 90% des obligations de la banque sont en mains suisses après la Guerre (22). Cette évolution se répercute dans la formation du conseil d'administration de la société financière: si, en 1914, les deux tiers des administrateurs se recrutent en Allemagne, ce sont les Suisses qui occuperont, après 1918, 16 des 24 sièges du conseil d'administration. Le rapport de force au sein de cette instance dirigeante se retourne alors à l'avantage des représentants helvétiques, ce qui se traduit dans une nouvelle répartition des investissements. En effet, la part des investissements en Suisse augmente considérablement, passant de 8,6% du total en 1913-1914 à 17,2% en 1938-1939. Cette évolution se fait notamment au détriment des investissements en Allemagne qui reculent de 53% du total en 1913-1914 à 7,5% en 1938-1939 (23). Ce processus conduit à un double résultat. D'un côté, le «Crédit Suisse» s'affirme comme le pôle dominant au sein de «l'elektrobank». De l'autre, cette évolution, qui se retrouve dans les cas d'autres sociétés financières électriques comme «l'indelec» et la «Motor», exprime une autonomisation du «capital financier» helvétique par rapport au grand voisin allemand. Néanmoins, cette autonomisation a un prix. L'effondrement du mark allemand à la fin de la Guerre entraîne une dévaluation du patrimoine financier de «l'elektrobank» qui s'était fortement engagée dans des sociétés allemandes. Pour la première fois dans son histoire, la banque ne peut pas verser de dividendes entre 1918 et 1923. Ce n'est qu'à la suite d'un profond assainissement dans la première moitié des années 1920 que «l'elektrobank» retrouve son essor. Il faudra attendre 1927 pour les dividendes atteignent à nouveau les taux d'avantguerre (10%). Mais c'est là une nouvelle page de l'histoire de «l'elektrobank» et plus largement du capitalisme helvétique. 7
Notes: (1) Cf. H. Sitterding et al., 150 Jahre Escher-Wyss 1805-1955, Zurich: Siegfried, 1955, p. 13. (2) Calculé sur la base de: Département Fédéral de l'industrie, Statistique suisse des fabriques d'après l'inspectorat fédéral des fabriques du 5 juin 1911, Bümplitz: Buchdruckerei Benteli A.G., 1912. (3) Andreas Steigmeier, Power on. Elektrowatt 1895-1995, Zurich: Elektrowatt A.G., 1995, pp. 27-28. (4) Cf. Karl Schib, Geschichte der Stadt Rheinfelden, Herausgegeben von der Einwohnergemeinde Rheinfelden, 1961, p. 382-384. (5) Cf. Peter Hertner, «Les sociétés financières suisses et le développement de l industrie électrique jusqu à la Première Guerre Mondiale», in: Fabienne Cardot (éd.), 1880-1980. Un siècle d électricité dans le monde, Paris: P.U.F, 1987, pp. 341-355. (6) Cf. Luciano Segreto, «Stratégie et structure des sociétés financières suisses pour l industrie électrique (1895-1945)» in: David Gugerli (éd.), Allmächtige Zauberin unserer Zeit. Zur Geschichte der elektrischen Energie in der Schweiz, Zurich: Chronos Verlag, 1994, p. 59. (7) Cf. Robert Liefmann, Beteiligungs- und Finanzierungsgesellschaften. Eine Studie über den Effektenkapitalismus, Jena, 2 ème édition, 1913, p. 97; cité par Peter Hertner, «Les sociétés financières suisses et le développement de l'industrie électrique jusqu'à la Première Guerre Mondiale», op. cit., p. 343. (8) Le capital financier, Paris: Ed. de Minuit, 1970, p. 470. (9) Cf. Andreas Steigmeier, op. cit., p. 202. (10) Walter-Adolf Jöhr, op. cit., p. 536. (11) Cf. Andreas Steigmeier, op. cit., p. 16. (12) Andreas Steigmeier, op. cit., annexe. (13) Procès verbal de la séance, cité par: Manfred Pohl, Emil Rathenau und die AEG, Frankfurt am Main et Berlin: v. Hase & Koehler, 1988, p. 254. (14) Andreas Steigmeier, op. cit., p. 21. (15) Heinrich Grossmann, Die Finanzierung der Bank für Elektrische Unternehmungen in Zürich, Zurich: Art. Institut Orell Füssli, 1918, p. 3. (16) Cf. Luciano Segreto, op. cit., p. 61. (17) Walter-Adolf Jöhr, Schweizerische Kreditanstalt. 1856-1956, Zurich: Schweizerische Kreditanstalt, 1956, p. 196. (18) Walter-Adolf Jöhr, op. cit., p. 228. (19) Hans Rudolf Schmid, Die Familie Abegg von Zürich und ihre Unternehmungen, Zurich: Berichthaus, 1972, p. 69. (20) Manfred Pohl, op. cit., p. 143. (21) op. cit., p. 11. (22) ibid., p. 44. (23) ibid., p. 73. 8