Confes sions d un gang de filles

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Transcription:

Joyce Carol Oates Confes sions d un gang de filles Foxfire roman Tra duit de l anglais (États-Unis) par Michèle Lévy- Bram Stock

1 FOXFIRE : une bande de hors- la-loi N en parle jamais jamais, Maddy- Monkey, elles m avaient pré ve nue, c est la Mort si tu en parles à un seul d entre Eux ; mais main te nant après tant d années je vais par ler car qui m en empê che rait? Après tout, je suis de celles qui ont aidé à éta blir les règles ori gi nelles, dont cet aver tis se ment. De fait, j étais la chro ni queuse offi cielle de FOXFIRE. Donc la seule per sonne de confiance pour tra duire ses actes en mots, pour les fixer sous la forme d un rapport per manent des tiné à nous seules. Tapé à la machine à écrire. Conservé, avec ses articles si gnés et datés, dans un clas seur à anneaux. Un docu ment secret et pourtant, comme on l espé rait, un docu ment «his to rique» qui éta bli rait pour tou jours la Vérité. Qui per met trait donc de réfu ter les défor ma tions, les mal en ten dus et les men songes purs et simples. 11

Genre : nous fai sions le mal pour le mal et par vengeance. De tous les men songes rela tifs à FOXFIRE 1, celuici était sûre ment le pire! Entre l âge de treize et dix- sept ans j ai appar tenu à FOXFIRE et FOXFIRE a fait de ces années des années sacrées. Du moins jus qu aux der niers mois. Vivre ici, à Hammond, dans l État de New York. Au nord, près du lac Ontario, lieu où on est toutes nées, nous autres, sœurs de sang de FOXFIRE, et qu on n aurait jamais pu à l époque ima gi ner de quit ter ; un peu comme quand on est plongé dans un rêve : il semble une infi nité dont on ne pourra jamais se réveil ler. FOXFIRE NE REGARDE JAMAIS EN ARRIÈRE! C était un de nos adages secrets. Et aussi : FOXFIRE BRÛLE ET BRÛLE et FOXFIRE NE REGRETTE JAMAIS! Ces deux der niers n évoquent pour tant pas la mémoire, mais le remords et la culpa bi lité, la faute et le repen tir sen ti ments pro ba ble ment réser vés à de plus faibles que nous. Et ces deux der niers, je crois pou voir l affir mer, pré cé daient les évé ne ments de cauche mar de mai et juin 1956 qui ont mar qué les derniers jours de FOXFIRE, et qu aucune d entre nous, c est sûr, n a pu ne pas regret ter. Car FOXFIRE était une vraie bande de hors- la-loi, oui Mais FOXFIRE était une vraie commu nauté de sœurs de sang, avec des liens for gés dans la loyauté, la fidé lité, la confiance, l amour. 1. En anglais, «foxfire» signi fie «feu fol let». Le nom du gang est tri ple ment codé, «fox» signi fiant «renard», mais aussi, en argot amé ri cain, «jolie fille», «fille sexy». (N.d.T.) 12

Oui, nous avons commis ce que vous nom me riez des crimes. Dont la plu part sont res tés non seule ment impu nis mais igno rés, nos vic times, toutes mâles, étant trop hon teuses ou trop lâches pour venir se plaindre. On a du mal à les plaindre. Vous ver rez! Mais n allez pas ima gi ner que, vers la fin, FOXFIRE n en ait pas souf fert, ni que celles d entre nous qui sont encore en vie n en souffrent pas à l ins tant même. FOXFIRE EST TON CŒUR! Ce genre de vérité, on pou vait le pro cla mer d une seule voix, mais non l énon cer indi vi duel le ment. Sauf Legs Sadovsky qui pou vait murmu rer Maddy- Monkey t es mon cœur à sa façon inimi table que je serais bien inca pable d inter préter était- ce sérieux, était- ce faus se ment sérieux, était- ce pure taqui ne rie, était- ce toutes ces choses à la fois? tout en me faisant un de ses suçons de chat sau vage car on savait que Legs Sadovsky, la comman dante en chef de FOXFIRE, était la seule d entre nous assez sûre de son pou voir pour être per çue par les autres comme une pri vi lé giée, oui, comme la seule pou vant se permettre d employer des mots plus nobles et plus téméraires que les nôtres. Impos sible, donc, d être jalouse d elle, tout sim ple ment impos sible. C était pareil pour tout ce qu elle fai sait et qui, avec le temps, était amplifié et trans posé sur écran géant en Tech ni co lor sans jamais se déco lo rer ni dis pa raître comme les choses que font la plu part des gens. Les rai sons? En voilà une : sa façon de ne craindre ni l alti tude, ni les eaux tumultueuses où on nage, ni même la mort l im mu ni sait aussi contre la crainte du 13

ridi cule. Vous croyez peut- être que c est sans importance, mais pas du tout : se ridi cu li ser volon tai re ment, s offrir au rire, aux sar casmes des autres, ça demande du cran. Des choses à l idée des quelles Maddy serait ren trée sous terre, comme dévoi ler son propre «moi», Legs Sadovsky les fai sait sans hési ter. Sans l ombre d un doute obser vable. Je m appe lais je m appelle Made leine Faith Wirtz. En ce temps- là, on m appe lait par fois Maddy- Monkey ; par fois juste Maddy, et par fois juste «Monkey» (à cause de mon corps maigre et ner veux, de mes cheveux brun foncé crêpés- frisés qui se dres saient en crête au som met de mon crâne, et de quelque chose d à la fois malin et crain tif, de simiesque et de ramassé dans mon visage étroit). Par fois, plus rare ment, on m appelait «Killer» Legs, sur tout à cause de ma pré tendue langue de vipère, acé rée et cruelle. À tort ou à rai son, moi, Maddy Wirtz, j étais per çue comme celle dotée du pou voir des mots. Donc d intelli gence, d astuce. La bande était fière de moi parce qu en classe j avais de bonnes notes à l écrit et que j avais aussi du «bagout» c est- à-dire que je par lais le plus sou vent sans hési ter ni bégayer mais il y avait une cer taine caté go rie de sen ti ments que je n aurais jamais pu expri mer avec des mots : ils m auraient collé à la gorge. Déjà quel embar ras que de chu cho ter pour dire à Legs des trucs comme Ouais, toi aussi t es mon cœur ou Je t aime ou Je pour rais mou rir pour toi, personne de ma famille ne par lait comme ça, sur tout qu il n y avait que ma mère et moi et que c était à peine si 14

nous nous par lions. Parce que ç aurait été une telle faiblesse. Parce que ç aurait été une telle mise à nu. Prononcé avec nos voix de filles ç aurait été trop fruste, trop cru pas du tout comme dans ces films fas ci nants que nous allions voir au cinéma The Century, avec ces visages par faits hauts d un kilo mètre cadrés dans cette archi tec ture égyp tienne de plâtre, la musique qui jaillis sait comme un son secret émis par Dieu contemplant une créa tion par ti cu liè re ment réus sie. Parce que : on n a pas besoin de croire en Dieu pour croire à un type excep tion nel de créa tion. Qui conque essaie de vous per sua der du contraire est un hypo crite et un men teur. Ou un poli ti cien, comme ce je ne sais quel membre du Congrès des cendu un ven dredi du quartier rési den tiel de Hammond, l année où j étais en quatrième au lycée, pour assis ter à une réunion d élèves ; campé là- haut sur le podium comme un prê cheur avec son visage gras de pois son et ses yeux hui leux il exhibait son grand sou rire béat et avan ta geux, bon jour, les gar çons et les filles, bla- bla-bla, si heu reux d être ici à la Captain Oliver Hazard Perry High School (il s était mani fes te ment donné du mal pour arri ver à rete nir le nom). Pour avoir fré quenté un éta blis se ment scolaire concur rent il se rap pe lait bien ses années d école, arrière de son équipe de foot ball, pré sident de classe ter mi nale Classe 33 si fier, un hon neur le mode de vie amé ri cain la libre entre prise bla-bla ceux d entre nous qui ont servi leur pays dans la guerre LES ÉTATSunis D AMÉRIQUE cette nation sou ve raine vou lue par Dieu comme l a dit notre commo dore et grand patriote Stephen Decatur : puisse notre nation avoir tou jours rai son, et être tou jours cou ron née de suc cès, 15

qu elle ait rai son ou tort! Cette terre d oppor tu nité de liberté et de pour suite du bon heur qui triomphe de tous ses enne mis parce qu elle est vou lue par Dieu et où n importe qui, oui j entends bien n importe qui, gar çon ou fille présents ce matin dans cette salle, peut aspi rer à la Pré si dence de la Répu blique à celle de la General Motors (des General Mills, d AT&T, d US Steel) peut obte nir le prix Nobel de science, deve nir un inven teur célèbre il suf fit d avoir la foi, de tra vailler dur, de ne jamais se décou ra ger, D AVOIR LA FOI! Cer tains d entre nous, sur tout les gar çons mais aussi les filles les plus cha hu teuses comme Goldie Siefried, qui fai sait par tie de notre bande, commen çaient manifes te ment à s agi ter, mar mon nant et riant la main devant la bouche tout comme moi, Maddy Wirtz, à ma façon plus faux-jeton, tel le ment il nous déplaisait, ce connard per ché là haut qui par lait par lait parlait, englo bant l ensemble de l audi toire et espé rant nous faire croire qu ici, dans la par tie sud minable de Hammond, dans l école secondaire la pire de cette saleté de quar tier, nulle créa tion excep tion nelle de Dieu ou de l homme ne nous était étran gère étrangère elle nous était, et le res te rait à jamais. Qu est ce qu on en avait à foutre? FOXFIRE était là pour atté nuer ce genre de véri tés. Je feuillette mon vieux car net de notes de l époque, à feuillets mobiles et tout amo ché, et je me demande par où commen cer. C est comme la longue his toire du Temps, quand on essaie de la remon ter jusque jus qu où? Jus qu au début? Mais où est il au juste, le début? Comment 16

peut on dire Bon, main te nant on commence, mainte nant, on actionne les pen dules? C est pareil, c est aussi dif fi cile. Parce que, logi que ment, il doit y avoir un début et pour tant on se dit à soi même : d accord, mais qu est ce qu il y avait avant? Et si je me conten tais de taper les noms des cinq membres fon da teurs? Ça me per met trait d éta blir cer tains faits aussi irré fu tables que la char pente de l his toire, l ossa ture faite pour durer. Les membres fon da teurs de FOXFIRE étaient : Legs, par fois sur nom mée «Sheena» : Margaret Ann Sadovsky. Notre comman dante. Goldie, par fois sur nom mée «Boum Boum» : Betty Siefried. Notre premier lieu te nant. Lana : Loretta Maguire. Rita, par fois sur nom mée «Red» (La Rouge) et «Fireball» (Boule de feu) : Elizabeth O Hagan. Maddy, par fois sur nom mée «Monkey» (Le Singe) et «Killer» (La Tueuse) : Made leine Faith Wirtz. Oui, FOXFIRE s est élargi par la suite, il y a eu du relâ che ment, les choses ne tour naient plus rond, devenaient incontrô lables nous étions trop nom breuses. Par exemple : on avait ini tié à FOXFIRE une proté gée de Goldie Siefried, une cer taine VV dite «The En forcer» (L Exé cu trice), dont je refuse de consi gner le nom par écrit. La plu part d entre nous avaient fré quenté la même école pri maire : Rutherford Hayes. Puis nous nous sommes retrou vées à Perry High School, où cer taines, peu nom breuses, ont obtenu leur diplôme d ensei gne 17

ment secondaire, la plu part ayant été reca lées ou renvoyées. Nous vivions toutes dans le même voi si nage, à l extré mité sud de Hammond, État de New York, dans ce qu on nomme encore Lowertown, terme qui dit bien ce qu il veut dire : un quar tier popu laire, en contre bas par rap port aux quar tiers chic du nord (Uptown) ; une longue col line escar pée sépa rait qua siment les deux par ties d une ville tout de même des servie, dans l axe nord- sud, par la route US 33 (nom mée Main Road au nord, et Fairfax Ave nue au sud), ellemême cou pée au nord par la US 104, et au sud par la US 20 ces natio nales qui tra ver sèrent paral lè le ment l État de New York sur toute sa lar geur. Étant enfant, j ado rais étu dier des cartes : cartes du sys tème solaire et de la Terre, mais aussi cartes régio nales locales mon trant comment le tracé d une artère aussi familière que Fairfax, où ma mère et moi vivions, s ouvrait sur l exté rieur par sa jonc tion avec d autres rues moins connues qui en rejoi gnaient d autres encore nationales et auto routes reliant la nation, le continent, la Terre. Il y avait la Terre géo gra phique, que l homme (j entends par là les hommes, je sup pose) avait tra cée sur le papier et à laquelle il avait attri bué des noms et des dési gna tions poli tiques, et la Terre géo lo gique, dont on avait aussi dressé la carte, mais anté rieu rement. Quelle idée fas ci nante que de pou voir partir d ici pour arri ver là ; que de pou voir voya ger de n importe quel point de l Uni vers à un autre si on en avait la capa cité. Comme Legs Sadovsky ce jour- là au muséum avec l arbre de vie, quand nous avons vu comment celuici reliait les choses entre elles, comment des racines 18

enter rées pro fond reliaient toute chose vivante et morte ; elle a ruminé en se ron geant l ongle du pouce, décla rant fina le ment : «on aurait pu croire que notre espèce comp tait pour plus que ça», sur prise et écœurée de décou vrir en fin de compte combien l Homo sapiens était petit. FOXFIRE était là pour atté nuer ce genre de véri tés. Autre chose que Legs a dite et qui n est, je crois, consi gnée nulle part dans le car net, seule ment dans ma mémoire : elle aimait fol le ment l alti tude, plon ger d une haute berge de Cassa daga Park dans le fleuve, comme les plus casse- cou des gar çons plus âgés ; gamine, elle ado rait esca la der pra ti que ment n importe quoi un arbre, un mur, un toit et elle m avait dit faire sou vent ce rêve joyeux dans lequel elle grim pait grim pait grim pait jus qu au ciel, elle m a dit aussi que ce n était pas de l ascen sion dont elle avait soif mais du risque de tom ber. Elle l a dit à sa façon rêveuse sous laquelle on sen tait poindre comme une sorte de fièvre, «sup pose que tu tombes, Maddy, je veux dire que tu tombes vrai ment, dra ma ti que ment, lon gue ment de toute la hau teur du ciel, tu ne te sen ti rais pas lourde, n est- ce pas? Tu ne sen ti rais pas davan tage ton poids que si tu étais une plume. La gra vité n exis te rait plus pour toi.» Pour quoi cela comp tait pour elle au point de l avoir rêvé, je l ignore. Même aujourd hui je ne suis pas sûre de le savoir. Mais en y repen sant, alors que je feuillette le car net de Maddy Wirtz en me deman dant comment pro cé der tant d anno ta tions! tant de dates! je comprends 19

qu exis taient entre les sœurs de FOXFIRE des liens pro fonds et occultes qui ne nous étaient pas appa rus à l époque. Parce que nous étions trop proches de nos ori gines. Parce que nous par lions toutes avec le même accent nasillard du nord de l État de New York que nous n enten dions plus. Parce que, dif fé rentes comme nous l étions et Dieu sait combien Maddy Wirtz se sen tait dif fé rente d une Goldie Siefried, d une Rita O Hagan ou d une Lana Maguire, et quel besoin elle avait d affir mer sa sin gu la rité, sa supé riorité, on était comme les membres d une même famille, fiers de leurs dis tinctions mais que des obser va teurs étrangers, neutres, confon daient tou jours entre eux. Ce qui vous lie au plus pro fond, vous ne pou vez le res sen tir. Sauf si on vous l enlève.