L Asie centrale, ses jeunes républiques, son histoire séculaire



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Transcription:

L Asie centrale, ses jeunes républiques, son histoire séculaire Par Urs Schoettli Les contours de l Asie centrale varient selon qu on les examine sous l angle culturel, géopolitique ou géographique. Dans la présente analyse, nous allons nous concentrer sur les cinq «Stans», soit le Tadjikistan, le Kirghizistan, l Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Turkménistan, qui existent sous la forme d Etats indépendants depuis l effondrement de l Union soviétique. Selon la définition de l Organisation des Nations Unies, l Asie centrale recouvre aussi l Arménie, l Azerbaïdjan, la Géorgie et la Mongolie. Si nous avons choisi de nous intéresser aux «Stans», c est en raison de l intérêt particulier qu ils revêtent dans une perspective géopolitique. Tout porte à croire en effet que dans les années à venir, ces pays seront au cœur de la lutte de pouvoir entre l Europe et l Asie, autrement dit entre la Russie, la Chine et l Inde. Près d un quart des Etats indépendants que compte la planète principalement des petits pays ne disposent pas d un accès direct à la mer. L une des particularités de l Asie centrale tient justement au fait que les cinq «Stans» sont tous des territoires enclavés. La plupart des grands chapitres de l histoire mondiale se sont joués entre des Etats riverains et des puissances maritimes qui utilisaient les océans pour accroître leur richesse et étendre leur pouvoir. L histoire eurasiatique a ainsi été écrite par les empires maritimes, sur fond d expansion du Portugal, de l Espagne, de la France, du Royaume-Uni et des Pays-Bas vers l Asie. Même l islam, qui est aujourd hui fortement implanté dans de nombreux pays asiatiques, voire prédominant en Indonésie et en Malaise notamment, s est propagé avant tout par voie maritime. La route de la soie a fait des royaumes d Asie centrale un creuset culturel où se mêlent les influences grecques, centrasiatiques et indiennes. Cela étant, il ne faut pas oublier que les routes terrestres ont joué de longue date un rôle majeur dans la rencontre et la confrontation entre les cultures et civilisations européennes et asiatiques. On pense notamment à la route de la soie qui, à l une de ses extrémités, conduisait jusqu au Japon et constituait le principal axe de communication de la région eurasiatique, avant que les puissances islamistes émergentes ne lui fassent barrage. De ces contacts et brassages terrestres sont nés les royaumes bactriens du nord-ouest du sous-continent indien, lesquels ont produit un mélange unique de cultures grecque, centrasiatique et indienne. 1

L avancée de la Russie en Asie centrale et en Sibérie s est avérée plus décisive encore. Après la domination que les Tatars avaient exercée sur la Russie au bas Moyen Age, de la moitié du XIII e à la moitié du XIV e siècle, la donne a radicalement changé, en particulier sous les règnes de Pierre le Grand et de Catherine la Grande. Par la suite, Moscou mènera loin son expansion en Asie. Autrement dit, les frontières qui séparent actuellement la Fédération de Russie et la République populaire de Chine sont issues de «traités inégaux» et pourraient se voir remises en question dans un avenir plus ou moins lointain, si Pékin continue de gagner du poids. Des espaces gigantesques, des populations éparses Les cinq «Stans» totalisent ensemble une superficie de près de 4 millions de kilomètres carrés, ce qui les place au 7 e rang mondial, devant l Inde elle-même. Avec 2,7 millions de kilomètres carrés, le Kazakhstan est de loin le plus grand Etat d Asie centrale. Sa population, en revanche, est restreinte. Les contrées d Asie centrale comptent en tout moins de 70 millions d habitants. L Ouzbékistan (près de 30 millions d habitants) est l Etat le plus densément peuplé, alors que le Kirghizistan a la plus faible population de la région (moins de 6 millions). Immense et riche en matières premières, le Kazakhstan affiche quant à lui une population à peine deux fois supérieure à celle de la Suisse, ce qui, toujours dans une optique géopolitique, est particulièrement préoccupant. De la Hongrie au Japon en passant par la Russie, la perception des nations d Asie centrale reste marquée par les conflits avec les conquérants issus de la région. La faible densité de population de l Asie centrale tient, d une part, aux conditions climatiques, géographiques et tectoniques peu propices et, d autre part, à l économie nomade traditionnelle les deux facteurs étant évidemment interdépendants. Cette structure de population singulière est importante, dans la mesure où l Asie centrale a été perçue comme un repaire de peuples prédateurs non sédentaires tout au long de l histoire des civilisations d Europe et d Asie. Les cultures sédentaires ont subi les attaques répétées des armées de cavaliers mongols et des Tatars déferlant depuis l Asie centrale. Le passé de nombreuses nations, des Hongrois aux Japonais, en passant par les Russes, les Indiens et les Chinois, est ainsi jalonné de défaites et de victoires contre les conquérants centrasiatiques. Le Japon, par exemple, a échappé de peu à une invasion des Mongols, deux grandes offensives opérées au XIII e siècle par la dynastie mongole, établie en Chine, ayant échoué. La diversité des ethnies et des communautés contribue aussi à la complexité de l Asie centrale et, à plusieurs égards, confère une dimension arbitraire au tracé des frontières nationales. Dans leur configuration actuelle, les cinq «Stans» sont tous des reliquats de l ère soviétique. Comme dans la partie occidentale de l URSS, il a été toutefois tacitement convenu en Asie centrale que les frontières existantes ne seraient pas modifiées après l indépendance, évitant ainsi d ouvrir une dangereuse boîte de Pandore. Identité musulmane L identité des communautés nomades se calque parfois sur celles des grandes cultures sédentaires voisines, et tel est le cas en Asie centrale. Les cinq «Stans» tels qu ils se présentent aujourd hui sont empreints de l influence russe. Ce n est pas sans raison si le russe a conservé son statut de langue véhiculaire après le retrait de Moscou, s imposant même comme la langue nationale au Kirghizistan ainsi qu au Kazakhstan, où la population est constituée d un quart de Russes. Avant que les cinq républiques centrasiatiques ne se fondent dans l Union soviétique sous la forme moderne d Etats nationaux, l ensemble de la région était dominée par les régimes féodaux et coloniaux. L islam, qui est venu d Arabie et s est répandu en Asie centrale dès le VIII e siècle, a exercé un rôle identitaire majeur, faisant rapidement reculer les influences bouddhiste et chinoise (dynastie Tang) pour devenir la religion dominante. Résultat: 98% des Tadjiks, 90% des Ouzbeks, 89% des Turkmènes et 80% des Kirghizes sont aujourd hui de confession musulmane. Seul le Kazakhstan (70% de musulmans) compte une minorité substantielle de chrétiens (20%), de par sa communauté russe. Différents facteurs prédestinent les Etats centrasiatiques à devenir une terre propice au radicalisme musulman. Dans le sillage du 11 Septembre et de la lutte globale menée par les Etats-Unis contre les militants islamistes, d aucuns ont craint que les jeunes Etats d Asie centrale, encore à la recherche de leurs marques, deviennent des proies faciles pour des musulmans radicaux bénéficiant de soutiens externes. Les importantes réserves de matières premières, les pipelines et les voies d approvisionnement internationaux, ainsi que la position stratégique de l Asie centrale au cœur du continent eurasiatique appellent à cet égard une vigilance particulière. La menace est d autant plus grande que le Pakistan et l Afghanistan, deux foyers du terrorisme et du fondamentalisme islamiques, sont proches, et qu en outre, des puissances tierces comme la Turquie, l Arabie saoudite et l Iran, luttent pour accroître leur ascendant dans la région, en exploitant à cette fin les affinités religieuses. 2

Si les regards se tournent en priorité vers l Ouzbékistan, où le fondamentalisme religieux relève d une certaine tradition, le Kirghizistan et le Kazakhstan connaissent eux aussi une montée de l agitation d origine islamique. Le danger vient premièrement du fait que les régimes sans mandat démocratique mais jouissant d appuis étrangers utilisent l islam comme un instrument de légitimation de leur pouvoir. Deuxièmement, il se peut qu à l instar du «Printemps arabe», les mouvements d opposition locaux qui combattent les oligarchies et les régimes en place avec des moyens légaux ou terroristes, servent la cause islamiste et promettent un ordre «nouveau et plus juste» inspiré du Coran et de la charia. Les desseins à long terme des Chinois Dans un tel contexte, on peut difficilement rester indifférent à ce qui se passe en Asie centrale. On sait que jadis, ce sont les barrages hostiles placés sur la route de la soie qui ont déclenché la recherche de la voie maritime menant aux fameuses îles aux épices de l Asie. Mais pour le reste, le passé de l Asie centrale est assez nébuleux et relève plus d une mosaïque de petites histoires que de l Histoire avec un grand H. Au rang des principaux mythes et théories conspirationnistes figure notamment le Great Game, auquel se sont livrés l empire britannique et l empire des tsars russes aux XVIII e et XIX e siècles, afin d asseoir leur emprise en Asie centrale, Afghanistan et Tibet inclus. La question était alors de savoir si les Russes pousseraient jusqu aux rives de l océan Indien et parviendraient à menacer par voie terrestre l empire britannique installé en Inde. Depuis, il ne subsiste de ces deux empires que les vestiges d un passé glorieux. Comme évoqué ci-dessus, l auto-démantèlement de l URSS aurait pu générer des ondes de choc nettement plus fortes que ce ne fut le cas en fin de compte. Il est rare qu un tel colosse s effondre sans que des secousses se fassent sentir à l échelle mondiale. Le monde se demande à présent si, avec le retour de la Chine parmi les puissances mondiales et son accession au rang de principale rivale des Etats-Unis, les choses ne risquent pas de se crisper. Nous nous sommes habitués à voir les Chinois jouer le rôle de «trouble-fête» dans les conflits internationaux, tendant souvent à considérer les intérêts occidentaux, et essentiellement américains, comme «plus rationnels». Largement sous la mainmise anglo-saxonne, les médias mondiaux s insurgent volontiers contre cette Chine qui ne prend pas part aux sanctions contre le Soudan, l Iran ou la Syrie et qui, face au «Printemps arabe» et face à la Lybie, s est longtemps rangée du côté du régime assiégé. Ce faisant, on oublie que les Chinois ne fondent pas de telles prises de position sur des critères moraux, mais agissent en fonction de leurs propres intérêts économiques et géopolitiques. Il suffit de regarder les cartes indiquant l emplacement des ressources en énergie et en matières premières dont dépend la Chine pour comprendre certaines positions défendues par Pékin dans les zones de tension et de conflit qui s étendent du Moyen-Orient à la Birmanie (Myanmar). Si dans le cadre de la crise nord-coréenne, les Chinois restent inflexibles pour diverses raisons, ils ont en revanche su agir avec rapidité et efficacité dans la réorganisation de l Asie centrale. Encore une fois, les stratèges et dirigeants pékinois ne sont pas motivés par l altruisme, mais guidés par une politique d hégémonie et la volonté de consolider leur influence. Ce qui n empêche pas Pékin de prendre à l occasion des initiatives pouvant être considérées comme pertinentes et souhaitables d un point de vue supérieur. On songe notamment ici au rôle tenu par la Chine dans la crise asiatique de 1997 1998. En Asie également, la fin de la guerre froide a entraîné de profonds bouleversements en termes de géopolitique et de défense. La Chine poursuit depuis longtemps des objectifs précis en Asie centrale. Dans sa longue histoire, l Empire du Milieu a assisté à maintes reprises aux assauts des peuples d Asie centrale qui menaçaient la sécurité et l intégrité physique de ses habitants. La dernière dynastie impériale, la dynastie Qing (1644 1912), était une domination étrangère des Mandchous et avant cela, ce sont les Mongols qui avaient dirigé l empire sous la dynastie Yuan (1271 1368). Après la chute de l Union soviétique, Pékin s est naturellement prise d un vif intérêt pour les développements en Asie centrale. La vision européocentriste du monde a conduit l Occident à considérer la chute du Mur de Berlin, la disparition du rideau de fer et la réunification de l Europe comme les seuls événements marquants de la fin de la guerre froide. On a occulté au passage le fait qu en Asie aussi, ce tournant historique a entraîné de profonds bouleversements en termes de géopolitique et de défense. Le démantèlement de la flotte soviétique dans le Pacifique, la fin de la rivalité des superpuissances dans le sous-continent indien et la création des cinq républiques autonomes d Asie centrale en sont quelques exemples. La Chine a créé une plateforme visant à institutionnaliser la collaboration avec les Etats centrasiatiques et à étendre son influence dans la région. La création des Shanghai Five, groupe informel lancé à l initiative de Pékin, remonte à 1996 déjà. Outre la Chine et la Russie, ce forum réunissait le Tadjikistan, le Kirghizistan et le Kazakhstan. Cinq ans plus tard, soit le 15 juin 2001, il a donné naissance à l Organisation de coopération de Shanghai (OCS), toujours sous l impulsion de Pékin. L Ouzbékistan y ayant également adhéré, seul le Turkménistan, qui entretient des liens historiques et culturels particulièrement étroits avec la Turquie, est resté en dehors de cette alliance. L OCS a connu 3

depuis lors un développement constant: en plus de ses six membres permanents, elle accueille à présent l Inde, l Iran, le Pakistan et la Mongolie en tant qu observateurs. Chaque année, un sommet réunit les chefs d Etat de l ensemble des membres. Parallèlement, d autres rencontres spéciales entre parlementaires et experts sont mises sur pied. L OCS a notamment pour buts d assurer le «maintien de bonnes relations de voisinage» et de promouvoir la coopération transfrontalière dans différents domaines, du commerce au transport, en passant par la recherche et la science. L Inde et les Etats-Unis sur la touche Au travers de ce forum, Pékin s est clairement dotée d un instrument visant à renforcer son poids en Asie centrale. Notons que ni les Etats-Unis, ni aucun pays d Europe occidentale n ont rejoint cette organisation. Si cela se conçoit d un point de vue purement géographique, il faut aussi y voir un signe clair que la Chine n entend pas tolérer la présence d une puissance occidentale dans son «arrière-cour». On remarquera également que l Inde, comme son rival pakistanais, doit se contenter d un statut d observateur. Or ce n est pas forcément dans la logique des choses. Durant la guerre froide en effet, l Inde entretenait des liens particulièrement étroits avec l Union soviétique dans divers secteurs et jouissait donc d une haute estime en Asie centrale. De nombreux scientifiques et chercheurs centrasiatiques mirent ainsi le cap sur l Union indienne. New Dehli bénéficiait en outre de relations privilégiées avec Tachkent depuis la Seconde Guerre mondiale, époque où les indologues et autres spécialistes du souscontinent avaient quitté Leningrad et Moscou pour se réfugier dans la capitale de l Ouzbékistan. L Inde n a pas su mettre à profit ses bonnes relations avec les «Stans» au lendemain de leur indépendance. L Inde ne dispose évidemment pas des mêmes moyens que la République populaire de Chine pour financer la coopération internationale et l encadrement d Etats satellites. Mais les considérations purement matérielles ne sont pas tout: l arrogance et l incompétence de la diplomatie et du gouvernement indiens ont également été un frein, empêchant New Dehli de se positionner suffisamment tôt en Asie centrale. Reste à savoir maintenant si l Inde parviendra à remédier à cette situation. La présence américaine est focalisée sur la guerre en Afghanistan. A l instar des Indiens, les Américains se retrouvent sur la touche. Lorsque l administration Bush a lancé la guerre totale contre le terrorisme au lendemain du 11 Septembre et ouvert ainsi la voie à une invasion de l Irak et de l Afghanistan, l importance stratégique de l Asie centrale a changé aux yeux de Washington, conduisant les Américains à établir des bases militaires à Karshi Khanabad en Ouzbékistan et à Manas au Kirghizistan. En l occurrence, la base ouzbèke a été fermée en 2005 déjà, et le retrait des troupes stationnées au Kirghizistan est programmé. Rappelons qu en novembre 2011, le nouveau président kirghize, Almazbek Atambaïev, laissait entendre dans l un de ses premiers discours officiels qu à l échéance prévue en 2014, l accord passé avec les Américains ne serait pas renouvelé. Ses prédécesseurs avaient déjà menacé de dénoncer ledit accord, mais l octroi d une aide supplémentaire des Etats-Unis avait permis de les amadouer. A relever enfin que la présence américaine est focalisée sur la guerre en Afghanistan et ne s inscrit pas dans une stratégie centrasiatique, quand bien même Moscou et Pékin suspectent régulièrement de telles intentions. Intérêts européens En Asie centrale comme dans d autres régions, on peut mesurer à quel point l influence politique de l Europe a régressé à l échelle mondiale. Personne ne semble avoir songé qu après la dislocation de l URSS, les Européens auraient eux aussi pu jouer un rôle dans la redéfinition et l architecture de la politique de sécurité en Asie centrale. Le Great Game adroitement mené par les Britanniques appartient depuis longtemps au passé... L abstinence diplomatique et l impuissance en matière de politique de sécurité dont fait preuve l Europe ne devraient toutefois pas la conduire à négliger l Asie centrale. Avec leur faible densité de population, les «Stans» ne sont certes pas des marchés de débouchés intéressants pour les biens de consommation européens. En présence de moyens opérationnels limités, il y a clairement une logique à se concentrer sur les marchés d Asie du Sud, du Sud-Est et de l Est, qui réunissent des milliards de consommateurs. Cela dit, d autres aspects sont à prendre en considération. Comme nous l évoquions dans une précédente publication, l âge d or qui s est amorcé en Asie au cours des dernières années ira de pair avec une renaissance du mercantilisme. A l avenir, les Etats vont devoir remettre l accent sur l accumulation de richesse et de ressources, afin de disposer de confortables réserves de devises, de posséder des sources d énergie et de sécuriser leur approvisionnement en matières premières et en denrées alimentaires de base. L Europe devrait elle aussi vouer un intérêt accru à cette région riche en ressources. 4

Dans ce contexte, l Asie centrale revêt une grande importance pour les nations industrielles occidentales, Suisse y compris. La région recèle encore de nombreuses ressources inexploitées. Dans un monde marqué par une intensification constante de la concurrence autour des matières premières sur fond de hausse de la demande en Asie, elle est donc appelée à jouer un rôle accru. Gaz naturel, pétrole, charbon, minerais, mais aussi terres rares, figurent ici en première ligne. Enfin, cette Asie centrale sise au cœur du continent eurasiatique s impose également comme une zone de transit majeure. On peut voir la Chine comme une nouvelle puissance militaire et une rivale dangereuse. En l occurrence, après deux décennies d une croissance économique fulgurante et d une explosion de la classe moyenne, les Chinois ont, à l instar des Européens, intérêt à ce que le système commercial et financier international fonctionne bien. Toute dérive militaire entraînerait obligatoirement une baisse sensible du niveau de vie. De leur côté, les nouvelles élites centrasiatiques et leurs régimes ont encore fort à faire en matière de modernisation politique. La stabilité de l Asie centrale est d une importance fondamentale aussi bien pour l Europe et la Suisse que pour la Chine, c est pourquoi elles doivent veiller toutes deux à ce que la région ne tombe pas sous la coupe de dangereux fondamentalistes. Les défaites essuyées sporadiquement sur ce plan en Asie centrale ont heureusement eu jusqu ici des conséquences plus bénignes qu on aurait pu le craindre il y a quelques années seulement. Mais rien ne dit qu il en sera toujours ainsi. Supplément du Focus Asie publié deux fois par an par Notenstein Banque Privée SA, Vade-mecum Asie offre une mise en contexte et une vision approfondie d un continent caractérisé par une grande diversité culturelle et une rapide mutation économique. Pour en savoir plus: www.notenstein.ch/focusasie ou focusasie@notenstein.ch 5