Langue des logiciels et performances économiques mémoire présenté par Louis Desjardins dans le cadre de la Commission des États généraux sur la situation et l'avenir de la langue française au Québec Langue des logiciels et performances économiques 1
Résumé : Ce court mémoire se résume ainsi : la présence de logiciels anglais en milieu de travail francophone entraîne des coûts non négligeables pour les entreprises en restreignant l efficacité des employés. Par le fait même, cela diminue la compétitivité de notre économie. Nous pourrions faire mieux, même dans les secteurs où nous faisons déjà bien. L équation langue française et performance économique est souvent laissée de côté au profit de la dimension culturelle. Ce sujet oublié mérite qu on y accorde davantage d attention. Mémoire présenté par Louis Desjardins, co-fondateur et président de Mardigrafe inc. Société spécialisée dans les arts graphiques et plus spécifiquement dans le graphisme, la typographie, l éditique et le prépresse. Mardigrafe a été fondée en 1986. 2
Langue des logiciels et performances économiques Introduction À ceux qui sont d avis qu il ne fallait pas rouvrir le débat linguistique, cette «boîte de Pandore», je pose cette question : quel est le prix du constant rétrécissement de l espace francophone depuis un siècle en ce pays? Combien d idées n avons-nous pas eues, combien de livres n avons-nous pas écrits, combien de films n avons-nous pas tournés, combien de compagnies n avons-nous pas mises sur pied, combien de journaux n avons-nous pas imprimés, combien de lecteurs perdus pour Le Devoir, l Actualité, La Presse, combien d écoles n avons-nous pas ouvertes, combien d emplois n avons-nous pas créés, combien de richesses n avons-nous pas amassées à cause du rétrécissement de l espace francophone? Et quel est, aujourd hui, le coût réel, économique, social, culturel, de ce rétrécissement? L équation oubliée Comme prémisse à ce mémoire, je pose qu il y a une relation étroite entre l épanouissement de la langue française au Québec, l élargissement de l espace francophone et les performances économiques. Voilà un sujet peu exploré. On se contente généralement de confiner la langue à sa seule valeur culturelle. J insisterai dans ce mémoire sur sa valeur économique. Plus spécifiquement, je parlerai de l importance d avoir en milieu de travail des logiciels en français. 3
Il ne suffit pas de répéter sans cesse que le français est menacé au Québec, que nous sommes un ilot francophone dans un océan anglophone, qu il se trouvera toujours des intérêts antifrancophone pour saper la «paix linguistique». Ce sont là des mots bien fades pour décrire ce qui est devenu un véritable problème social, économique et culturel. Étant moi-même en affaires depuis quinze ans, je ne peux pas imaginer qu un problème reste sans solution et dès lors que ce problème est clairement exprimé, les solutions sont plus aisées à trouver. Il importe donc d exprimer au moyen d exemples clairs de quelle nature est le problème. Langue de travail, langue des logiciels La population active du Québec est confrontée quotidiennement à la présence de l anglais dans son milieu de travail à travers les logiciels anglais qu elle utilise dans l accomplissement d une multitude de tâches. En effet : Il est difficile, voire impossible, d obtenir certains logiciels professionnels en français au Québec. Cette situation dure depuis l arrivée des logiciels dans toutes les sphères du monde du travail. Certains logiciels sont disponibles en France, en français, et ne franchissent jamais nos frontières. La présence de logiciels unilingues anglais au sein des PME engendre des coûts non négligeables reliés notamment à la formation, aux performances et à la productivité du personnel francophone. Ce problème est amplifié par l arrivée régulière de mises à jour qui obligent les employeurs à former de façon quasi permanente leurs employés. Un nombre important d utilisateurs francophones des logiciels unilingues anglais comprennent mal certaines fonctions. En outre, ils ont de la difficulté à mettre en oeuvre tout le potentiel de logiciels qui sont pourtant leurs principaux outils de travail. Ceci restreint leur productivité et coûte cher aux entreprises. 4
La présence de logiciels unilingues anglais entraîne des coûts additionnels dans le secteur de l édition et de l imprimerie (secteur que je connais bien) parce que certaines fonctions, propres à chaque langue, ne sont pas disponibles pour le français. Par exemple, les coupures de mots sont effectuées selon les règles anglaises, ce qui force à multiplier les contrôles et augmente les risques d erreurs à plusieurs étapes de la production des imprimés. Dans d autres domaines, il y a sûrement d autres exemples aussi patents, comme l incompatibilité de certains programmes avec les systèmes d exploitation français. Cette situation est à mon avis déplorable. Il n y a pas de raison qui tienne pour ne pas diffuser largement au Québec les versions françaises des logiciels professionnels. En général, ces logiciels existent ailleurs dans la francophonie (en Europe, par exemple). Qu ils ne soient pas vendus ici n est pas acceptable et la situation doit être corrigée dans les meilleurs délais. Pour excuser ce fait, les manufacturiers se retranchent derrière des arguments fallacieux du genre qu il est complexe d adapter au marché québécois des logiciels en version française qui auraient les mêmes fonctionnalités que ceux qui sont distribués en Europe (on parle ici des raccourcis-clavier, notamment). Ils évoquent souvent les coûts de traduction (mais, je le répète, ces mêmes logiciels existent très souvent en Europe où ils sont déjà traduits...). Un représentant de la compagnie Adobe m a déjà affirmé que, les prix n étant pas les mêmes en Europe et en Amérique du Nord, l on craigne conséquemment l avènement d un marché «gris» du logiciel. Les consommateurs européens ayant tout intérêt à contourner la chaîne de distribution officielle, territoriale dirions-nous, ils se rabattraient via l Internet sur les versions moins chères nordaméricaines. La Commission devra à mon avis éclaircir tout ça. Il ne me semble pas normal, du point de vue de l utilisateur, que l on ne puisse régler ces détails ou qu en tout cas ces détails rendent impossible la présence en milieu de travail de logiciels en français. Notre réalité quotidienne est fort probablement très mal comprise, hors de nos frontières. 5
De mon côté, la seule chose que je puisse affirmer sans risque d erreur est que l usage de logiciels anglais au sein d un bureau francophone affecte négativement la productivité des employés et rend plus complexe leur apprentissage en profondeur des nombreuses fonctions des logiciels d aujourd hui. De plus, les versions françaises arrivent sur le marché après les versions anglaises. Or, les nouvelles versions des logiciels ont en général des avantages importants sur les versions précédentes, tant en fonctionnalités qu en ergonomie, ce qui procure un avantage déterminant aux entreprises qui en font usage. Ne pas effectuer la mise à jour peut équivaloir au suicide pour une entreprise, à tout le moins cela affectera ses performances et diminuera sa compétitivité. La pression est souvent intolérable et on s est «bien naturellement» que l on se tourne vers la version anglaise. Fatalement, cela entraîne des coûts non-négligeables pour les entreprises d ici. Ces coûts n ont jamais été chiffrés. Je demande donc à la Commission de prendre les moyens qu il faut pour faire la lumière sur cette question. Si l on tient tellement à chiffrer au moyen d une étude appuyée sur de solides sondages il faudra consulter non pas seulement les employeurs mais aussi les employés. Pour donner une première mesure de l importance des logiciels dans le monde du travail, je ne citerai que quelques lignes tirées du site web de l OLF en précisant que ces données datent de 1992. Depuis ce temps, l informatique a pris encore plus de place et le réseau Internet est né : 7.4 Langue des logiciels, entreprises de 10 à 49 personnes, ensemble du Québec, 1992 Selon les données recueillies (1), plus des trois quarts des entreprises de 10 à 49 personnes (76 %) possèdent de l'équipement informatique (micro-ordinateur ou autre). La moitié de celles-ci (54 %) utilisent uniquement des logiciels en français, 14 % uniquement des logiciels en anglais, alors que les autres (32 %) disposent de logiciels dans les deux langues. Il est au ssi in tér essant de noter qu' envir on deux en tr epr i ses su r tr oi s par m i cell es qui possè dent de l' é quipem ent in for m at ique utilise nt des logiciels de tr ai tem ent de te xte, des log iciels de co m ptabi lité ou des log iciels de ge stion des st ocks en fr an çais. Par co ntr e, il y a au mo ins un e entr epr ise sur cinq qu i util isent ces m êm es log iciels en an glais. Enfin, les «autr es typ es», de log iciels ont m oins tendance à êt r e en fr ança is, ce qui im pli que, d ans le cas d e ces logici els, u ne plu s gr an de uti lisati on de l' angl ais de la pa r t des utili sateur s. 6
Une enquête nécessaire Il me semble nécessaire que la Commission commande une vaste enquête en milieu de travail pour que toute la lumière soit faite sur la question centrale des outils de travail en français. L ordinateur est présent partout. Les logiciels font partie de notre vie quotidienne. Le droit de travailler en français est directement menacé et ça a des conséquences économiques importantes. Il y a plus de 10 ans que la révolution numérique a atteint le monde des PME. Plus personne aujourd hui ne peut travailler sans ordinateur et donc sans logiciel. Je crois que la question de la langue des logiciels doit être considérée comme importante dans la mesure où elle touche toutes les entreprises, et donc, toute l activité économique. Il faut une étude économique ce qui serait une première à ma connaissance sur les coûts reliés à la non-disponibilbité des versions françaises de nos outils de travail. Si les PME savaient ce qu il leur en coûte réellement en frais de toutes sortes, en formation, en documentation supplémentaire, en erreurs et en perte de productivité, elles insisteraient peut-être davantage et exigeraient de leurs fournisseurs des versions françaises qui existent souvent en Europe. Pour finir, permettez-moi d insister sur un dernier point : la simultanéité de la mise en marché des différentes versions doit être considérée comme la grande priorité dans ce dossier. Trop souvent, les systèmes d exploitation, les fureteurs internet 128 bits (permettant les transactions bancaires), et autres mises à jour, sont mis en marché selon un échéancier qui favorise largement les versions anglaises. Ceci oblige les entreprises à opter naturellement pour le produit anglais qui offre de nouvelles fonctions qui sont souvent des avantages décisifs face à la concurrence. Dans un monde où l évolution se mesure en semaines et en mois et non plus en années comme c était le cas auparavant, il est impératif que nous agissions rapidement : notre compétitivité est en jeu. 7
Je considère que ni les PME ni les particuliers n ont la capacité, à eux seuls, de remédier à la situation. Le gouvernement doit pleinement jouer son rôle dans ce dossier en modifiant la loi actuelle. Une loi bien expliquée sera bien comprise et bien acceptée. Le point de vue du Québec doit être expliqué avec beaucoup plus d insistance et de persévérance à l extérieur de nos frontières. Par ailleurs, parler davantage de productivité amènera les milieux d affaires, qui ont souvent été réticents à accepter les lois linguistiques, à réviser leur position et à donner un appui clair et dépourvu d ambiguïté à une législation essentielle à notre épanouissement économique. 8