Que faire contre les «trappes à pauvreté»?



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D O S S I E R COMBATTRE LA PAUVRETÉ Que faire contre les «trappes à pauvreté»? PIERRE CAHUC * CComment éviter que la redistribution de revenus aux ménages les plus défavorisés rende le travail moins payant, donc moins attractif? Peut-on faire en sorte, au contraire, qu elle incite au retour à l emploi? Américains et Britanniques ont mis en place et perfectionné depuis longtemps des systèmes d impôt négatif qui ont fait leurs preuves. La France a suivi avec retard et timidité en instituant la prime pour l emploi. Mais celle-ci, pour être vraiment efficace, devrait être plus généreuse, plus ciblée, plus simple, mieux prendre en compte le travail à temps partiel, et être articulée avec les exonérations de charges sur les bas salaires. Selon la Commission européenne, les personnes pauvres sont celles «dont les ressources matérielles, culturelles et sociales sont si faibles qu'elles sont exclues des modes de vie minimaux acceptables dans l'etat membre où elles vivent». Cette définition souligne * Professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. bien les multiples dimensions de la pauvreté, qui ne peut se réduire uniquement à un manque de ressources matérielles. Elle signifie que, pour lutter contre la pauvreté, il ne suffit pas de redistribuer des revenus, il faut aussi ouvrir l'accès à des biens collectifs tels que la santé, l'éducation, la sécurité et la culture. Néanmoins, la redistribution des revenus est, dans de nombreux cas, une condition nécessaire. Mais elle peut aussi être source d'inefficacité et contribuer à entretenir la pauvreté : en donnant des revenus qui ne sont pas directement liés au travail, elle contribue à diminuer l'incitation à travailler des ménages qui en bénéficient. En France, ce phénomène est particulièrement saillant pour les ménages les plus pauvres, qui perçoivent le revenu minimum d'insertion (RMI), puisqu'ils en perdent le bénéfice lorsqu'ils obtiennent des revenus issus de leur travail. Le RMI, institué en 1988, est, en effet, une allocation différentielle : la somme versée par l'etat est égale à la différence entre le montant maximum de revenu qu'il garantit et l'ensemble des ressources du ménage (revenus d'activité, allocations chômage, prestations familiales etc.). Les revenus d'activité inférieurs au montant du RMI sont donc taxés à 1 %. Dans ce contexte, il ne devient payant de travailler que si 86

QUE FAIRE CONTRE LES «TRAPPES À PAUVRETÉ»? l on travaille beaucoup, à un salaire suffisamment élevé. Sur le marché du travail français, confronté à un taux de chômage important, une telle éventualité n'est pas offerte à tous les bénéficiaires du RMI, et certains d'entre eux tombent dans des «trappes à pauvreté» : il leur est impossible d'accroître leur revenu grâce à leur travail. Cette situation est perverse à un double titre : elle gaspille des ressources et elle entretient l'exclusion des bénéficiaires du RMI qui ne sont pas intégrés dans le monde du travail. L'existence de ces trappes à pauvreté, dénoncée en France depuis plusieurs années par divers rapports 1, a suscité un certain intérêt pour des mesures visant à rendre le travail réellement payant pour les bénéficiaires des minima sociaux. De telles mesures ont été mises en œuvre aux Etats-Unis et au Royaume-Uni depuis plus de 25 ans. Ces expériences ont montré qu il pouvait être intéressant de modifier le système socio-fiscal pour accroître les incitations à travailler en bas de l'échelle des revenus 2. La prime En instituant la prime pour l'emploi pour l 'emploi, la loi du 3 mai 21 a introduit française tente un crédit d'impôt au de créer des profit des personnes incitations dont les revenus d'activité sont compris entre à travailler là,3 et 1,4 SMIC à temps où elles ne plein. L'objectif affiché de manquent pas. cette loi est d'«inciter au retour à l'emploi ou au maintien de l'activité». Elle a pour but de lutter contre les trappes à pauvreté résultant de taux marginaux de prélèvement très élevés sur les revenus du travail de certains segments de la population bénéficiant de minima sociaux. Un examen de la prime pour l'emploi à la lumière des expériences étrangères suggère cependant qu'il est peu vraisemblable qu'elle contribue, sous sa forme Figure 1. ÉTATS-UNIS : BARÈME DE L'EARNED INCOME TAX CREDIT EN 1999 4 35 3 25 2 15 1 5 Montant de l'aide ($) 5 actuelle, à diminuer significativement les trappes à pauvreté 3. Comparée aux dispositifs étrangers, elle présente trois particularités qui nuisent à son efficacité. Premièrement, elle est beaucoup moins généreuse, et a donc un impact incitatif plus faible. Deuxièmement, elle est essentiel lement ciblée sur les revenus d'activité à temps plein, alors que les dispositifs étrangers n'ont pas hésité à favoriser le temps partiel. Or les études disponibles s u g g è re n t q u e l e manque d'inci tation financière à l'exercice d'un emploi est peu f r é q u e n t p o u r l e s emplois à temps plein. Tro i s i è m e m e n t, l a prime pour l'emploi entre en vigueur sur un marché du travail qui est très différent des marchés anglo-saxons. En particulier, de nombreuses études montrent qu'il existe en France une importante pénurie d'emplois peu qualifiés à plein temps, du fait du coût du travail pour ce type d'emplois 4. Il semble donc que la prime pour l'emploi tente de créer des incitations à travailler là où il n'en manque pas beaucoup, et pour des emplois qui sont 1 15 2 Revenu annuel ($) 25 Sans enfant Un enfant Deux enfants ou plu 3 35 offerts en nombre insuffisant par les entreprises. Plus généralement, deux sources d'information se révèlent précieuses pour éclairer les limites et les voies d'amélioration des dispositifs de lutte contre les trappes à pauvreté en France. La première est constituée par les expériences étrangères, menées aux Etats-Unis et au Royaume- Uni, dont est inspirée la prime pour l'emploi. La seconde consiste dans le repérage des particularités du marché du travail français, qu'il faut prendre en compte afin de ne pas importer aveuglément des recettes qui fonctionnent ailleurs mais qui peuvent échouer en France. ETATS-UNIS : PRIME AU TRAVAIL ET AUX ENFANTS L 'Earned Income Tax Credit (EITC) a été créé en 1975. Conçu à l'origine comme une mesure temporaire, il s'est pérennisé, et a pris de l'ampleur durant la décennie 199. Il s agit d un crédit d'impôt bénéficiant aux foyers à bas revenus, dans lesquels au moins une personne travaille. Il est, en outre, ciblé plus particulièrement sur les foyers 1 Voir le rapport du CSERC, Minima Sociaux, entre protection et insertion, La documentation française, Paris, 1997, et J.Pisani-Ferry, Plein emploi, Rapport du Conseil d'analyse économique, n 3, La documentation française, Paris, 2. 2 Voir par exemple F. Bourguignon, et A. Chiappori, «Fiscalité et redistribution», Revue Française d'economie, vol 13, pp. 3-64, 1998, et Piketty, T. (1997), «La redistribution fiscale face au chômage», Revue Française d'economie, vol. 12, n 1, pp. 157-21, 1997. 3 Les éléments présentés dans cet articles sont développés dans Pierre Cahuc, «A quoi sert la prime pour l'emploi?», Revue Française d'economie, vol 16, janvier 22, pp. 3-61. 4 Voir Pierre Cahuc, «Baisser les charges sociales : jusqu'où et comment?», 22, document de travail du COE, à paraître dans la Revue Française d'économie, Janvier. 87

D O S S I E R COMBATTRE LA PAUVRETÉ 88 avec enfant. Il peut donner lieu à un versement direct si son montant est supérieur à celui de l'impôt. Ce cas de figure est fréquent, puisque environ 8 % des dépenses liées à l EITC consistent en des versements directs. Les barèmes (figure 1) comprennent trois phases : une phase d'entrée, dans laquelle le montant du crédit d'impôt croît proportionnellement avec le revenu. Une phase de plateau, où le montant est constant, et enfin une phase de sortie, où le montant décroît avec la hausse du revenu, pour s'annuler au-delà d'un certain seuil. L'Earned Income Tax Credit peut entraîner des accroissements de revenu très substantiels pour certains types de ménages : près de 4 % pour les ménages ayant au moins deux enfants et dont un seul individu travaille à temps plein au niveau du salaire minimum (le revenu est alors de 1 3 dollars). Lorsque deux adultes d'un foyer comprenant au moins deux enfants travaillent à temps plein au niveau du salaire minimum, l EITC reste significatif, puisqu'il rapporte environ 2 dollars, soit un dixième du revenu du ménage. Son montant devient nul pour les foyers avec au moins deux enfants lorsque deux personnes travaillent à temps plein au niveau du salaire médian. Enfin, le crédit d'impôt est beaucoup plus faible pour les foyers sans enfant, puisqu'il atteint une valeur maximale de l'ordre de 4 dollars et devient nul lorsque le foyer compte un titulaire d'un emploi à temps plein au niveau du salaire minimum. L'Earned Income Tax Credit est donc bien une mesure ciblée sur les familles avec enfants, et peut conduire à des augmentations de revenu très importantes lorsque les adultes de ces familles perçoivent des rémunérations au niveau du salaire minimum. Environ un foyer sur cinq en bénéficiait à la fin de la décennie 199, ce qui reprsente 2 millions de foyers. Figure 2. ROYAUME-UNI : LE WORKING FAMILIES TAX CREDIT Montant de l'aide 1 8 6 4 2 5 1 15 2 25 3 ROYAUME-UNI : UN SYSTÈME GÉNÉREUX ET CIBLÉ Au Royaume-Uni, les politiques sociales en faveur des foyers à bas revenus, à la fin des années 8 et durant les années 9, ont cherché à développer des mécanismes explicitement incitatifs, visant à favoriser la participation au marché du travail. Même si des formes d'incitation à la reprise d'emploi existaient depuis la fin des années 7, c'est l'introduction du Family Credit (consistant en une aide en faveur des familles avec enfants dont au moins un adulte travaille) en 1988 qui a effectivement marqué l'orientation des politiques sociales vers le «workfare». Après une série de réformes durant les années 199, le Working Revenu hebdomadaire ( ) Cas d'un couple avec deux enfants de moins de 11 ans, et où un seul des conjoints travaille, rémunéré au salaire minimum (soit au taux horaire de 3,6 livres). Le montant versé atteint 92 livres par semaine pour une durée du travail comprise entre 16 et 25 heures par semaine. Si la durée du travail est de 16 heures par semaine, le revenu salarial brut sera de 57,6 livres, et l aide de 92 livres. L'aide décroît à partir de 25 heures, puisque le revenu dépasse alors 9 livres, avec cependant un pic lorsque la durée du travail est à 3 heures par semaine, grâce à la majoration de 11,5 livres. Elle décroît ensuite à nouveau pour atteindre une valeur nulle pour un revenu hypothétique de 266 livres (correspondant à 73 heures de travail par semaine). Families Tax Credit a été introduit en 1999, afin de remplacer le Family Credit. Il s agit d un crédit d'impôt qui n'est octroyé qu'aux foyers avec enfants. Par rapport au Family Credit, le Working Families Tax Credit apporte deux innovations : il est directement versé par l'employeur avec le salaire sous forme de rémunération ou de baisse des prélèvements (dans le cadre du système britannique de prélèvement à la source), et il est plus généreux. La première innovation a pour but de rendre le système plus transparent, de pratiquer des transferts immédiats et de réduire les éventuels effets stigmatisants des transferts sociaux : l objectif est de favoriser les incitations à travailler en rendant l'activité salariée plus payante. La seconde innovation s'inscrit dans la même perspective, en accentuant l'effet

QUE FAIRE CONTRE LES «TRAPPES À PAUVRETÉ»? redistributif des crédits d'impôts au profit des familles avec des enfants et des faibles revenus. Les conditions d'octroi du Working Families Tax Credit sont relativement complexes. Quatre conditions de base sont requises. Premièrement, le foyer doit avoir au moins un enfant de moins de 19 ans. Deuxièmement, au moins un des adultes du foyer doit travailler au moins 16 heures par semaine. Troisièmement, le foyer ne doit pas posséder un patrimoine de plus de 8 livres hors valeur du logement principal. Enfin, la dernière condition concerne le revenu perçu : la valeur du Working Families Tax Credit est maximale lorsque le revenu du foyer est inférieur ou égal à 9 livres par semaine. L'allocation représente alors un montant hebdomadaire de 52,3 livres par Les systèmes semaine pour un enfant à charge. Ce montant américain est majoré en fonction et britannique du nombre et de l'âge ont eu un effet des enfants à charge, des frais de garde d'enfants, positif sur et lorsque la durée les taux de du travail dépasse 3 participation heures par semaine (majoration de 11,5 à l emploi, et livres). Lorsque les un impact plus revenus R dépassent 9 ambigu sur le livres par semaine, le crédit d'impôt supporte volume d heures une déduction égale à travaillées.,55 x (R-9). A titre illustratif, la figure 2 présente le Working Families Tax Credit dans le cas d'un couple avec deux enfants de moins de 11 ans, et où un seul des conjoints travaille, rémunéré au salaire minimum (soit au taux horaire de 3,6 livres). Elle montre que le montant versé peut être très important : 92 livres par semaine pour une durée du travail comprise entre 16 et 25 heures. Si la durée du travail est de 16 heures par semaine, le revenu salarial brut sera de 57,6 livres, et l aide de 92 livres. Le Working Families Tax Credit britannique est donc plus généreux que l'earned Income Tax Credit américain. Il est aussi plus ciblé : il ne bénéficiait à la fin des années 9 qu'à un million de personnes, ce qui correspond à un foyer sur vingt, alors que 2 millions de personnes percevaient l EITC, soit un foyer sur cinq. Quels enseignements peut-on tirer de ces expériences? Les nombreux travaux empiriques consacrés à l'évaluation des mesures d'incitation au retour à l'emploi montrent que les mesures mises en œuvre outre- Atlantique et outre-manche ont eu globalement un effet positif sur les taux de participation des personnes titulaires de bas revenus, et un impact plus ambigu sur le volume total d'heures travaillées. Leurs principaux résultats peuvent se résumer en trois points : - Le crédit d'impôt accroît les taux de participation des célibataires ou des couples dont les deux membres sont inactifs. - Le crédit d'impôt, tel qu'il est pratiqué aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, a tendance à diminuer les taux de participation des personnes dont le conjoint travaille c est-à-dire, essentiellement, celui des femmes mariées. - Ces crédits d'impôt aboutissent à diminuer la durée du travail moyenne des personnes ayant un emploi. Cet effet résulte notamment de l'impact négatif de l Earned Income Tax Credit et du Working Families Tax Credit sur l'incitation à travailler des couples avec deux revenus, situés dans la phase de sortie des barèmes. Il apparaît que les politiques de valorisation du travail menées à l'étranger ont des effets d'ampleur limitée sur l'offre de travail globale, notamment parce qu'elles entraînent une diminution de l'offre de travail des femmes mariées. Elles ont néanmoins eu un impact significatif sur la réduction de la pauvreté, en particulier pour les mères célibataires 5. LA PRIME POUR L'EMPLOI : FAIBLE ET DISPERSÉE La prime pour l'emploi, créée «afin d'inciter au retour à l'emploi ou au maintien de l'activité» (Loi du 3 mai 21, art. 2), est un droit à récupération fiscale au profit des personnes physiques fiscalement domiciliées en France. Les conditions d éligibilité à cette prime sont liées au revenu déclaré. Elle est accordée à toute personne percevant un revenu compris entre,3 Smic (soit un revenu d'activité professionnelle annuel de 3 137 euros) et 1,4 Smic (14 638,8 euros), avec une limite supérieure reportée à 2,1 Smic (22 298 euros) pour les personnes soumises à imposition commune lorsqu'un des membres du couple n'exerce aucune activité professionnelle ou dispose de revenus d'activité professionnelle d'un montant inférieur à,3 Smic. Les bénéfices de la prime pour l'emploi peuvent être cumulés lorsque deux personnes physiques d'un même foyer fiscal sont éligibles. En outre, lorsque l'activité profes sionnelle n'est exercée qu'à temps partiel ou sur une fraction seulement de l'année, l'appréciation des limites de 1,4 Smic et de 2,1 Smic s'effectue en appliquant une conversion en temps plein selon des modalités définies par la loi. La figure 3 présente le barème de la prime pour l'emploi en fonction du revenu annuel pour un célibataire sans enfant et pour 5 Sur ce point, voir R. Blank, «Evaluating Welfare Reform in the United States», à paraître dans le Journal of Economic Literature. 89

D O S S I E R COMBATTRE LA PAUVRETÉ Figure 3. FRANCE : DEUX APPLICATIONS DE LA PRIME POUR L EMPLOI enfants, bien qu'elle intègre des transferts supplémentaires, de faible montant, pour ce type de foyers. 4 3 2 1 Montant de l'aide 5 1 15 2 25 un couple mono-actif avec deux enfants. Dans le premier cas, la prime atteint un maximum de 23 euros pour le revenu annuel d'un Smic à temps plein (1 449,5 euros) pour décroître ensuite et atteindre une valeur nulle à 1,4 Smic. Un couple mono-actif avec deux enfants bénéficie d'une aide plus élevée. Le montant de la prime à l'emploi doit être triplé entre 21 et dans le cadre du plan triennal 21- de réforme du système fiscal. Cependant, contrairement à la prime proprement dite, il n'est pas prévu que ce triplement concerne les majorations pour personne à charge. Selon les estimations disponibles, environ un foyer sur quatre est éligible à la prime pour l'emploi, et le montant moyen perçu est de l'ordre de 144 euros selon le Célibataire sans enfant Couple mono-actif avec deux enfants Revenu (euros) Pour un célibataire sans enfant, la prime est nulle jusqu'à un revenu annuel de,3 Smic (3 137 euros), puis passe à 62,66 euros et croît avec le revenu déclaré au rythme de 2,2 % à partir de ce seuil. Elle atteint un maximum de 23 euros pour le revenu annuel d'un Smic à temps plein (1 449,5 euros) pour décroître au taux de 5,5 %, et atteindre ainsi une valeur nulle à 1,4 Smic (14 638,8 euros). Un couple mono-actif avec deux enfants bénéficie d'une aide plus élevée, car le conjoint inactif procure un supplément de 76 euros, et chaque enfant à charge un supplément de 3,5 euros, dès que les conditions d'éligibilité sont satisfaites. La présence du conjoint et des deux enfants apporte donc un supplément de revenu annuel de 137 euros. barème 21 (revenus évalués en 2). Le coût total de la mesure pour l'année 21 est évalué à 1,15 milliards d'euros, ce qui représente à peu près un huitième du coût total des minima sociaux (qui comprennent le RMI, l'allocation de parents isolés, l'allocation aux adultes handicapés et le minimum vieillesse). Globalement, la prime pour l'emploi présente trois particularités notables par rapport aux dispositifs de l'earned Income Tax Credit et du Working Families Tax Credit. Tout d'abord, elle n'est pas particulièrement ciblée sur les foyers avec Le chevauchement de nombreuses aides, distribuées par diverses institutions nationales et locales, rend approximative la connaissance des revenus des ménages les plus pauvres. Ensuite, ses montants maxima sont nettement plus faibles que ceux des crédits d impôt américain et britannique. Elle représente 2,2 % du revenu déclaré avec le barème de 21, et 7,1 % avec celui de. Ces chiffres contrastent fortement avec ceux présentés dans les figures 1 et 2, qui montrent que les montants maxima des aides peuvent représenter près de 4 % du revenu déclaré pour l'earned Income Tax Credit et de 16 % pour le Working Families Tax Credit Même si l'aide apportée par le Work ing Families Tax Credit est amputée des deux tiers par des réductions d'autres prestations sociales, ce qui n'est pas le cas pour la prime pour l'emploi, le système britannique reste nettement plus généreux. Enfin, la prime pour l'emploi est moins ciblée que le Working Families Tax Credit, qui concerne un foyer sur vingt, et, dans une moindre mesure, que l'earned Income Tax Credit, dont bénéficie un foyer sur cinq. UNE EFFICACITÉ DISCUTABLE La prime pour l'emploi est-elle efficace contre les trappes à pauvreté? L'évaluation de l'ampleur de ces trappes est un problème épineux. La complexité du système fiscal rend très difficile l'évaluation des revenus nets des foyers fiscaux. Le chevauchement de nombreuses aides, distribuées par diverses institutions nationales et locales sur la base de multiples critères, rend assez approximative la connaissance des revenus des ménages les plus pauvres. En outre, nous ne 9

QUE FAIRE CONTRE LES «TRAPPES À PAUVRETÉ»? connaissons pas les salaires auxquels peuvent prétendre les personnes qui ne travaillent pas. Il est donc difficile de quantifier précisément les gains financiers à la reprise d'un emploi. Une contribution récente de deux économistes 6 apporte des informations précieuses sur ce sujet en comparant le revenu disponible à long terme des ménages bénéficiaires du RMI à leur revenu disponible lorsque l'un des membres perçoit son salaire potentiel. Ils estiment qu'il existe des gains financiers significatifs à l'emploi au niveau du Smic à plein temps pour la quasi- totalité des ménages. Plus généralement, l'ensemble des résultats qu ils obtiennent montre que le manque d'incitation financière à l'exercice d'un emploi est vraisemblablement très fréquent pour l'emploi à temps partiel. En revanche, les emplois correspondant à un Smic à plein temps donnent, pour l'écrasante majorité de la population bénéficiant des minima sociaux, des gains financiers non négligeables. Cette conclusion, qui coïncide avec celle d'autres études, incite à réfléchir sur le profilage de la prime pour l'emploi : celle-ci, en effet, procure des transferts très faibles aux travailleurs à temps partiel, pour lesquels les problèmes d'incitation au travail sont les plus importants. En outre, en France, l'insuffisance de l'emploi pour les travailleurs les moins qualifiés résulte plus d'une productivité insuffisante par rapport au niveau du salaire minimum que d'un manque d'incitation à travailler 7. La prime pour l'emploi ne créera donc Pour lutter contre les trappes à pauvreté, il ne suffit pas de subventionner l'offre de travail. Il faut aussi s'assurer qu'il existe des emplois offerts par les entreprises. vraisemblablement, au mieux, que très peu d'emplois, pour un coût prohibitif 8. En matière de créations d'emplois, les allégements de charges sur les bas salaires sont sans doute plus efficaces que les dispositifs de valorisation du travail. DES AMÉLIORATIONS POSSIBLES Le bilan prospectif de la prime pour l'emploi apparaît donc très mitigé. Il amène à proposer quelques modifications susceptibles d'améliorer le dispositif. Premièrement, le barème de la prime pour l'emploi semble peu adapté. Tout se passe comme si cette prime cherchait à créer des incitations à travailler là où il n'en manque pratiquement pas. Elle procure des transferts maxima pour les emplois au Smic à plein temps, alors que les personnes susceptibles de refuser ces emplois sont très rares. Elle transfère donc l'essentiel des ressources à des personnes qui auraient travaillé, même en l'absence de prime. Le problème des trappes à inactivité concerne en effet presque exclusivement le temps partiel, qui donne droit à une prime pour l'emploi d'un montant négligeable. Pour favoriser la création d'emplois, le barème de la prime doit sans doute être plus favorable au temps partiel. Cette piste doit cependant être explorée avec précaution, car les crédits d'impôts ont des effets non négligeables, qui jouent dans des sens opposés, sur l'offre de travail des différentes catégories de population. D autre part, pour lutter contre les trappes à pauvreté, il ne suffit pas de subventionner l'offre de travail. Il faut aussi s'assurer qu'il existe des emplois offerts par les entreprises. Il est donc essentiel de coordonner des actions sur l'offre et la demande de travail. Il est en effet inutile, voire pervers, de créer des incitations à travailler là où il n'y a pas d'emplois. Il est bien évidemment tout aussi inutile de favoriser la demande de travail, en réduisant les charges sur les bas salaires, s'il n'y a pas de salariés disposés à travailler aux niveaux de rémunérations concernés par les abaissements de charges. Enfin, les modes de calcul et de versement de la prime pour l'emploi ne favorisent pas sa transparence, ni l'envoi de signaux incitatifs clairs. Il y a un arbitrage entre la complexité des barèmes et leur lisibilité, dont les expériences étrangères suggèrent qu'elle conditionne significativement ses aspects incitatifs. Le fait que la prime pour l'emploi n'apparaisse pas sur la fiche de paye et n'ait donc pas d'impact direct sur le salaire net versé par l'employeur est aussi préjudiciable à son efficacité. De ce point de vue, le versement de la prime par le biais des employeurs (comme dans le système britannique), selon un barème simplifié, pourrait se révéler plus incitatif, puisqu'il aurait un impact direct sur la fiche de paye en augmentant mécaniquement le Smic net.l 6 Gurgand et Margolis, «RMI et revenus du travail : une évaluation des gains financiers à l'emploi», Economie et Statistique, n 346-347, pp. 1-2, 21. 7 Voir Pierre Cahuc, «Baisser les charges sociales : jusqu'où et comment?», 22, document de travail du COE, à paraître dans la Revue Française d'économie, Janvier. 91