Chaire des Civilisations Numériques 30 novembre 2010 Bordeaux Où va le monde du travail à l ère du numérique? Compte rendu des échanges Le monde du travail doit compter aujourd hui avec le numérique. Les salariés échangent en réseaux au sein et hors de leurs entreprises, l information circule avec internet à la vitesse de la lumière, les modes de production autrefois basés sur la division des tâches sont désormais orientés vers une gestion des flux. L ordre hiérarchique traditionnel est bousculé. L informatisation de l outil de travail nécessite une main d oeuvre formée, éduquée et prompt à prendre des initiatives. Mais le numérique offre t il de meilleures conditions de travail? Crée t il de l emploi? Quelle est la bonne articulation entre les dimensions sociales du travail et le changement technicoorganisationnel? Comment l entreprise doit elle évoluer pour gérer cette complexité? Ces questions ont été au cœur de la Chaire des Civilisations Numériques organisée par AEC, en collaboration avec l Institut de journalisme de Bordeaux Aquitaine et la Junior Création Stratejic, le 30 novembre dernier, à Bordeaux. En guise de réponses, des pistes de réflexion : la verticalité des rapports ne peut plus être d actualité, il faut privilégier l intelligence en réseau. Les frontières de l entreprise deviennent poreuses avec l avènement des médias sociaux sur internet. Enfin et surtout : la France connaît un blocage culturel important sur lequel il faut agir. 1. Le numérique, destructeur ou créateur d emplois? La question, ainsi formulée, dérange quelque peu Cécil Dijoux qui y voit une «diabolisation de la globalisation et du numérique. La destruction de certains métiers est un vrai problème et les changements actuels ont des conséquences qui n avaient jamais été vues auparavant. Mais si on part du postulat qu on a un métier pour la vie entière, on se trompe. Surtout si on ne s inscrit pas dans une dynamique de formation tout au long de la vie». Cecil Dijoux et Serge Soudoplatoff (au premier plan) Serge Soudoplatoff remarque que ce débat des menaces qui pèsent sur l emploi du fait des développements technologiques ne date pas d hier. «Quand arrive une technologie nouvelle, il y a toujours deux étapes : la première consiste à intégrer la technologie en travaillent comme avant. La
seconde consiste à faire évoluer les méthodes de travail. Ainsi, de nouvelles compétences se développent et le rôle de l être humain peut se transformer». 2. Une France freinée par le culte de la hiérarchie Une culture dépassée! Voilà le principal frein à un déploiement vertueux du numérique dans le monde du travail français. Nos invités l ont décortiqué sous tous ses aspects. Petite introspection dans les névroses des entreprises hexagonales «Le problème de l entreprise c est qu elle ne sait pas faire face à la complexité des interactions dans le monde actuel», déclare sans sourciller Serge Soudoplatoff. «Internet n a pas changé les usages en entreprise : l information reste cloisonnée et contrôlée. Y accéder est une marque de confiance dans la hiérarchie très verticale des entreprises françaises», déplore Yves Eudes. «Le contrôle de l information assoie le statut hiérarchique», confirme Cécil Dijoux. «Mais d autres notions culturelles constituent des obstacles pour l évolution des entreprises : la relation passionnelle au travail qui considère que le statut professionnel définit l identité. Dans ce contexte, le développement du collaboratif passe mal ; la question de la défiance : on ne se fait pas assez confiance au sein des organisations ; une mauvaise image de l entreprise et donc une Yves Eudes absence de «culture d entreprise» à l anglo saxonne ; une culture de l élitisme qui produit une diabolisation des réseaux sociaux d internet. Pourquoi? Parce qu ils sont vecteurs de fluidification sociale et remettent en cause la position des élites». «Il n y a pas d innovation sans risque et de risque sans confiance», martèle Serge Soudoplatoff. «C est le fondement d une société collective». 3. Favoriser «l intelligence collective» La première des limites de l entreprise, analyse le sociologue Soudoplatoff, c est que le salarié est aujourd hui mieux outillé chez lui qu à son bureau : équipement informatique et accès à internet à haut débit. «L innovation se fait donc à l extérieur des murs, là où le travailleur a de l espace pour coconstruire un projet, se regrouper autour d une communauté d intérêt et partager, c'est à dire sur internet». La «culture Geek» des années 60 s est Serge Soudoplatoff répandue dans la société remarque Cécil Dijoux, diffusant avec elle ses valeurs : «La méritocratie qui vous apporte une reconnaissance en fonction de votre contribution ; l obsession de la réalisation pour mettre en pratique savoir et idées ; la foi en l avenir», détaille le consultant en informatique.
«Donner une meilleure place au salarié en favorisant sa contribution est le meilleur moyen d accéder à l innovation», poursuit il. Comment? En privilégiant des relations horizontales et non plus verticales entre les membres d une organisation. Les outils de travail collaboratifs y participent : intranet d entreprise, espaces de travail partagés sur le web (wikis), utilisation des réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Viadeo). «Il ne faut plus considérer la performance à travers l individualité mais à travers le collectif. Si le collectif est nombreux alors il y aura beaucoup d interactions ce qui créera de la valeur pour l entreprise», explique Serge Soudoplatoff. Le Débat Numérique sur l amphi plateau de l Institut de journalisme de Bordeaux Aquitaine Tout cela suppose de refonder «le rôle du middle management», soulignent de concert Cécil Dijoux et Serge Soudoplatoff. «Privilégier la confiance, faire dialoguer ensemble des personnes très différentes», dit Dijoux. «Créer du sens pour la communauté : quel est le rôle de l entreprise?», ajoute Soudoplatoff. «Il faut aussi organiser les process en veillant à soutenir, et non pas contrôler, ce qui émane de la base. Le middle management n incarne plus l autorité ou la pression exercée sur le salarié puisque cette pression bascule vers les pairs : ceux qui font. Les salariés ont ainsi le sentiment d une co construction d un projet en réseau et le middle manager créé une nouvelle valeur dans l entreprise. Enfin, il faut savoir distribuer la richesse produite de manière juste pour le collectif», conseille le sociologue. Et pour ne laisser aucun employé sur la touche, «la formation aux outils et aux usages nouveaux est essentielle», conclu t il. 4. Du côté des salariés : distinguer vie pro et vie perso Depuis la phase de recrutement jusqu à la vie dans l entreprise, la vie privée des travailleurs semble, avec le numérique, de plus en plus envahie par la sphère professionnelle. Faut il dévoiler ses centres d intérêts personnels pour être un bon candidat? Comment dissocier réseau amical et réseau professionnel sur un site comme Facebook? Est il possible de débrancher son téléphone portable professionnel en arrivant à la maison? Doit on relever ses emails de travail le week end? Le journaliste Yves Eudes tire la sonnette d alarme : «Ce qui était réservé avant aux cadres dirigeants, qui avaient de fortes responsabilités, gagne toute la sphère de l entreprise. Du coup, le travailleur adopte cette posture du candidat permanent qui consiste à satisfaire son employeur sur tous les plans et à rire de ses blagues sur les réseaux sociaux pour entretenir de bonnes relations», critique til. Cécil Dijoux livre une réponse plus mesurée : «Il y a les consentants et les non consentants. On peut dire non à son employeur et poser des limites à la connexion permanente». Aux étudiants qui l interrogent sur le recrutement via internet, il conseille toutefois de «mêler naturellement informations publiques et privées pour se donner l occasion de nouer des liens approfondis. Dissocier des profils sur Facebook, par exemple, avec un profil professionnel et un profil personnel, c est un peu schizophrène».
L enjeu, finalement, est l image que chacun donne de soi. La e réputation, celle qui se bâtie sur les pages des réseaux sociaux de type Viadeo, LinkedIn ou Facebook et au travers des résultats du moteur de recherche Google, est désormais une dimension de soi dans le monde du travail à maîtriser, bâtir et peaufiner. «Des sites d annonces d emploi comme Monster ont complètement changé la donne car ils permettent de renseigner très précisément un recruteur sur le parcours du candidat, mais aussi sur des dimensions plus personnelles de sa vie : ses passe temps, ses centres d intérêts. Ca compte beaucoup. En ce sens, il faut être très vigilant sur ce qu on communique, se renseigner sur les règles de confidentialité et les conditions d utilisation d un service», conseille Cecil. Bâtir sa e réputation, c est aussi entretenir un blog ou un site web pour mettre en avant des domaines d expertise. «C est préparer des procédures d embauches futures», dit Cécil Dijoux. Ses trois conseils pour une recherche d emploi en ligne : développer sa présence sur les réseaux, identifier experts et communautés pour mettre en avant ses compétences propres, choisir le périmètre de son expression (un blog? un réseau social?). Lectures Quelques ouvrages de référence conseillés par les invités de la Chaire Enterprise 2.0: New Collaborative Tools for Your Organization's Toughest Challenges, par Andrew McAfee, édition Harvard Business School Press. 2009. En anglais uniquement. En quoi l entreprise 2.0 représente t elle un modèle porteur et comment déployer avec succès les outils collaboratifs?
La société de défiance : Comment le modèle social français s'autodétruit?, par Yann Algan et Pierre Cahuc, édition Rue d'ulm, collection CEPREMAP. 2007. Une comparaison des relations entre les performances économiques et les attitudes sociales dans une trentaine de pays du début des années 1950 à nos jours. The Cluetrain Manifesto / Le Manifeste des Évidences, par Rick Levine, Christopher Locke, Doc Searls, David Weinberger, McKee Jake. 1999. Gratuit en ligne sur www.cluetrain.com/book/index.html Avec Internet, les gens découvrent et inventent de nouvelles façons de partager les informations à une vitesse stupéfiante. Résultat, les marchés deviennent plus intelligents, plus vite que les entreprises. Éloge du carburateur, par Matthew B.Crawford, éditions La Découverte. 2010. Essai sur le sens et la valeur du travail. Français et Américains, l autre rive, par Pascal Baudry, éditions Village Mondial/Pearson. 2007. Comparaison culturelle et psychologique entre Français et Américains. Premier essai dans le monde écrit en open source et proposé sous deux formats, électronique et papier.