«Ils ont voulu nous enterrer mais ils ne savaient pas que nous étions des graines» 1



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Pour les manifestants, aucun doute quant au responsable du crime d'ayotzinapa : "C'est l'etat", peut-on lire sur les banderoles. SITUATION INTERNATIONALE Mexique : en mémoire des 43 étudiants de l Ecole Normale d Ayotzinapa «Ils ont voulu nous enterrer mais ils ne savaient pas que nous étions des graines» 1 Alexandra Dupont Le mouvement de protestation massif qui secoue actuellement le Mexique est sans doute le plus important depuis le soulèvement de Chiapas en 1994. En dépit des congés de fin d année, des milliers de personnes ont à nouveau battu le pavé ce 26 décembre, trois mois après la disparition des 43 étudiants d Ayotzinapa. Lors des 7 journées d action nationale, au mot d ordre initial «Ils les ont pris vivants, nous le voulons vivants!», se sont ajoutés «C est l Etat» et «Peña Nieto dehors!», marquant un basculement dans la conscience des masses. Le cas d Ayotzinapa a mis en lumière la décomposition de l Etat mexicain, soumis à la pression impérialiste et rongé par les liens existant entre les différents échelons de ses institutions et le crime organisé. Dans la nuit du 26 septembre plusieurs dizaines d étudiants et d instituteurs de l Ecole Normale Rurale «Isidro Burgos» d Ayotzinapa, venus à Iguala, troisième ville de l Etat du Guerrero pour collecter des fonds, ont été attaqués par la police municipale, avec 6 morts et 25 blessés à la clé. Selon des survivants, 43 d entre eux ont été remis au groupe criminel lié à la drogue, «Guerreros Unidos», pour qu il les assassine, en guise de «leçon». L enquête a révélé que l intervention contre les étudiants a été ordonnée par le maire d Iguala, José Luis Abarca, afin de les empêcher de perturber une cérémonie organisée par son épouse, Maria de los Angeles Pineda sœur de trois narcotrafiquants notoires. Neuf jours se sont écoulés entre la date de l attaque des étudiants et le moment où les autorités judiciaires ont pris le dossier en main. Au cours des recherches, de nombreux corps ont été découverts dans des fosses communes, ce qui confirme que le cas de ces 43 étudiants n est que la partie émergée d un iceberg de crimes et d impunité. Depuis la «narco-guerre» lancée par Calderón (PAN) en 2006, il y a eu plus de 190.000 morts, 35.000 disparues, des villes entières rasées et plus de 250.000 déplacées ; rien qu entre 2012-2013, 2.400 cas de féminicides ont été recensés. Sur les 43 disparus, au jour d aujourd hui, seule la dépouille d Alexander Mora a été identifiée, le 6 décembre. [1] Cette phrase inspirée de l «Epitaphe pour la tombe d Adolfo Báez», poème dédié par Ernesto Cardenal à ce combattant mort dans la lutte contre la dictature de Somoza au Nicaragua en avril 1954, a été reprise par les manifestants mexicains. Portraits des 43 étudiants d'ayotzinapa portés disparus le 26 septembre 2014 27

RÉVOLUTION PERMANENTE Le régime mexicain Le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel) a dirigé le Mexique d une main de fer sous un régime présidentialiste connu comme la «dictature parfaite» pendant soixante et onze ans. Ce vieux système politique a introduit le néolibéralisme dans les années 1980 et 1990, notamment avec le Traité de Libre commerce (TLC) avec les Etats-Unis. Le 1er janvier 1994, une rébellion paysanne avec à la tête l Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) au Chiapas s est dressée contre son entrée en vigueur. Après que cette lutte ait avorté, le cycle de recolonisation impérialiste du Mexique s est poursuivi par la «transition démocratique» en 2000 avec le PAN (Parti d Action Nationale, droite conservatrice) au pouvoir fédéral. Pendant ces 12 ans, le PRI a été le principal associé des gouvernements de V. Fox et de F. Calderón du PAN, avec un poids institutionnel élevé au Congrès de l Union (le Parlement fédéral) et des gouvernements d Etats. Les premiers six ans de la transition, le PRD (Parti Révolutionnaire Démocratique, centre-gauche) en la personne de Lopez Obrador (AMLO) a gouverné l Etat le plus important de la Fédération, Mexico DF. Depuis le pays est dirigé par un régime d alternance basé sur le partage du pouvoir par les trois principaux partis PRI, PAN et PRD. En 2012 le PRI est revenu au pouvoir fédéral avec un discours de changement porté par Enrique Peña Nieto (EPN), un politicien bourgeois qui combine les méthodes du vieux «PRIisme» avec l agressivité de la jeune génération de dirigeants éduqués à l école politique néolibérale. Une rupture du PRD a vu le jour avec à sa tête Lopez Obrador (AMLO) 1 qui a fondé récemment le Morena (Mouvement de régénération nationale, gauche institutionnelle). Grace au «Pacte pour le Mexique» soutenu par l opposition, EPN met en œuvre un agenda de réformes structurelles, dans l éducation et l énergie notamment avec la privatisation masquée de l entreprise d Etat Petróleos Mexicanos (PEMEX) en faveur des multinationales impérialistes. [1] Andrés Manuel Lopez Obrador, surnommé AMLO, a gouverné l Etat du Mexique (Mexico District Fédéral) entre 2000 et 2006. Pendant son mandat, il a fait appel aux services de l ancien maire de New York, le républicain Rudolph Giuliani, connu pour sa politique de "tolérance zéro" face à la "délinquance", pour le conseiller en matière de sécurité. En 2006, AMLO a représenté le PRD aux présidentielles, il a perdu de peu dans un scrutin controversé face à Calderón (PAN). Des dizaines de milliers de personnes dans les rues Dans le cadre de la véritable guerre sociale menée par les gouvernements en place depuis 2006, sous couvert de «guerre contre le trafic de drogue», qui a fait plus de victimes, jusqu à présent, que l occupation anglo-américaine de l Irak, on aurait pu croire que cet énième crime barbare démontrant la complicité entre les autorités mexicaines et les capitalistes de la drogue serait passé inaperçu. Mais c est tout le contraire qui s est produit. La colère qu il a suscitée a provoqué un vaste mouvement démocratique. Des assemblées de milliers N 14 / JANVIER 2015 d étudiantes d université ainsi que des grèves d enseignants, échelonnées dans les lycées et les universités, ont érigé ce mouvement en cause nationale, obligeant les centrales syndicales, liées au parti au pouvoir, à appeler à la grève. Des dizaines de milliers de personnes ont inondé à plusieurs reprises les rues des principales capitales du pays. Le puissant mouvement ouvrier mexicain a commencé à se muscler : le 20 novembre, lors d une des journées nationales qui a vu défiler plus de 500.000 personnes rien qu à la capitale, 60.000 travailleurs et travailleuses de la Compagnie de Téléphone du Mexique ont mené une grève nationale (pour la première fois depuis les années 1980) et 8000 sont partis en cortège à côté des étudiants en reprenant leurs revendications. De nombreuses arrestations arbitraires se sont succédées, mais aussi des enlèvements illégaux comme celui de l étudiant Sandino Bucio, kidnappé à la sortie de l université le 28 novembre, arrêté «légalement» quelques heures après et finalement relâché grâce à la mobilisation qui fut immédiatement organisée sur le champ. Néanmoins, les jeunes étudiants Jacqueline Santana et Bryan Reyes sont encore en prison depuis le 15 novembre, ainsi que d autres activistes arrêtés antérieurement. Parallèlement aux mobilisations massives, des actions radicales se sont multipliées dans le sud du pays, notamment dans l Etat de Guerrero. Le 22 octobre des enseignants ont incendié le siège du PRD à Chilpancingo, capitale de l Etat, en exigeant la démission du gouverneur. Le même jour, le feu a été mis à l Hôtel de Ville d Iguala par des milliers de jeunes ainsi que des enseignants organisés dans la Coordination de travailleurs de l éducation (Ceteg). Le 10 novembre l aéroport international d Acapulco (destination touristique) a été bloqué pendant plus de trois heures ; action inédite au cours de laquelle 16 policiers ont été blessés. Le 11 novembre le siège du PRI a été incendié. Le 12, des manifestants ont bloqué trois autoroutes ainsi que des dépendances gouvernementales 28

SITUATION INTERNATIONALE à Guerrero. Dans plusieurs communes de cette région, la population a organisé des «autodéfenses» armées pour se protéger ; certaines d entre elles ont même été légalisées, à Michoacán notamment. Crise du régime politique de l alternance De nombreuses manifestations de soutien se sont également déployées dans les principales villes du monde entier. En 7 journées d actions nationales massives les 8 et 22 octobre, 5 et 20 novembre, 1 er, 6 et 26 décembre le mouvement a ouvert une crise au niveau du gouvernement. Son ampleur a discrédité le président Peña Nieto jusqu à l échelle internationale ; elle a imposé la mise en détention du Maire d Iguala et forcé le gouverneur de l État de Guerrero à démissionner, l un et l autre encartés au PRD. La crise a frappé de plein fouet ce parti dont le dirigeant historique, Chuatemoc Cardenas a démissionné le 25 novembre, suivi quelques jours après par plusieurs autres dirigeants et militants de l Etat de Guerrero. A la faveur de cette crise profonde, le mouvement a progressé dans ses revendications. Le mot d ordre «Peña Nieto dehors» concentre, dès lors, l indignation face à un gouvernement qui assassine des étudiants. Les partis piliers du régime de l alternance (PRI, PAN y PRD) 1 sont remis en question, car les trois niveaux de gouvernement qu ils se partagent municipalités, états et fédération sont impliqués dans le massacre. Dans une dernière [1] Voir ci-contre, «Le régime mexicain» tentative pour calmer la colère de la population, Peña Nieto a promis une hausse du budget pour les écoles Normales Rurales et la militarisation des polices municipales dans 6 états. Mais La perte de légitimité de Peña Nieto, à seulement deux ans du commencement du sexennat, met en péril l application des plans destinés à approfondir la subordination du pays aux Etats-Unis, notamment le Pacte pour le Mexique soutenu par l ensemble des partis de l alternance. Narcotrafic, barbarie capitaliste et impérialisme Le cycle de recolonisation initié avec le Traité de Libre Commerce (TLC) de 1994 a amplifié la pénétration impérialiste dans un pays qui partage 3200 kilomètres de frontières avec les Etats-Unis. La conversion du Mexique en fournisseur de l économie nord-américaine en exportant de la main d œuvre, des marchandises et de la drogue a modifié la structure économique et sociale du pays, et s est accompagnée d une subordination de plus en plus forte aux diktats de Washington. La militarisation de la lutte contre le narcotrafic depuis les gouvernements PRIistes des années 70 a été une réponse aux diktats américains qui ont désigné le trafic de drogues en tant qu «ennemis publics». La DEA et la CIA ont dicté dans les faits les politiques des gouvernements successifs, en utilisant des mécanismes comme l extradition pour incarcération ou la «protection des témoins», en favorisant quelques cartels au détriment de certains autres, au gré Les Ecoles Normales Rurales, un héritage de la révolution mexicaine de 1910-1917 Fondées il y a huit décennies, elles ont pour objectif de diffuser un enseignement de qualité dans les campagnes, tout en offrant à de jeunes instituteurs issus de la classe ouvrière et de la paysannerie la possibilité d améliorer leurs conditions de vie. En 2009, le gouvernement avait décidé de les démanteler mais s était heurté à la résistance des étudiants. Parmi les 15 écoles qui survivent encore, celle d Ayotzinapa est l une des plus combatives. Elle s est fait connaître en 2011 lorsque deux étudiants sont morts dans des affrontements avec la police lors d un blocage d autoroute. de ses intérêts du moment. Le rôle de fournisseurs privilégiés de drogues au marché nord-américain a attribué un pouvoir exorbitant aux cartels mexicains qui sont devenus de véritables corporations capitalistes «globalisées». Selon le chercheur Edgardo Buscaglia, environ 500.000 personnes travaillent dans ce secteur : une fourchette qui englobe les cadres et les sicaires, jusqu aux travailleurs agricoles exploités et opprimés par les «narcos». Une étude américano-mexicaine sur les biens illicites publiée en 2010 estime que, chaque année, les cartels font passer entre 19 et 29 milliards de dollars des Etats-Unis vers le Mexique 2. Le marché de la drogue engendre une [2] John T. Morton, «Binational study of illicit goods», US Department of Homeland Security, Washington, 3 juin 2010. 29

RÉVOLUTION PERMANENTE N 14 / JANVIER 2015 grande quantité d argent qui est mise en circulation par le biais d investissements dans des négoces légaux, se transformant ainsi en capital. «Le narcotrafic constituerait donc la principale source de devises du pays, devant les exportations de pétrole (25 milliards de dollars) et les envois d argent de résidents à l étranger (également 25 milliards de dollars)» 3. Bien que l association entre cartels et Etat ait déjà existé sous le PRI, l arrivée du régime de l alternance en 2000, avec son partage du pouvoir entre le PAN-PRI-PRD, a remodelé le tissu institutionnel tout en le fragmentant, ce qui a induit une sorte de décentralisation : les différents niveaux de l Etat ont établi des alliances avec le narcotrafic, parfois même avec des bandes adversaires. La collusion a gangrené tous les niveaux du gouvernement ainsi que l armée : municipes, états, mais aussi le sommet du pouvoir politique. Selon David Recondo, chercheur à Sciences Po «Au Mexique on continue à avoir une vision en terme de contamination de l Etat par le crime alors que pour bien comprendre la situation il faut avoir en tête que les policiers, comme d autres fonctionnaires, sont des gens qui utilisent leurs positions pour avoir accès à d autres ressources, à commencer par les ressources liées au trafic de drogue». Si on ajoute à cela la politique prohibitionniste des Etats-Unis, on comprend mieux le développement incontrôlé des cartels et la rivalité pour le contrôle de territoires entre les différentes factions de cette bourgeoisie illégale et instable, qui est le propre d une époque de décadence capita- [3] Rafael Baraja, «Liaisons fatales entre pouvoir politique et barons de la drogue II», Le Monde Diplomatique, 05/12/2014» liste. Ces rivalités territoriales représentent en même temps de bonnes affaires pour l industrie de l armement américaine. «( ) En moyenne, 252.000 armes étasuniennes traversent la frontière vers le Mexique chaque année, ce qui implique des profits de l ordre de 127 millions de dollars par an pour les fabricants d armes au pays du nord» 4. Tout cela est à l origine de phénomènes monstrueux : des milliers de migrantes provenant de pays du centre et du sud du continent, transitant par le Mexique pour se rendre aux Etats-Unis, sont régulièrement portés disparus. Ces dernières années, des centaines de fosses clandestines ont ainsi été découvertes, dans lesquelles gisaient des corps exécutés après d ignobles tortures. Pour ne citer que les exemples les plus tristement célèbres, on peut mentionner le cas San Fernando 5, le massacre de Villas de Salvárcar 6, les assassinats de Maricela Escobedo 7 et d autres femmes qui se battaient contre les féminicides, et la disparition récente des 43 étudiants d Ayotzinapa. Depuis l investiture de Peña Nieto en décembre 2012, on dénombre plus de 23.000 assassinats. [4] John Ackerman «La batalla por México», Proceso, 18/12/2014. [5] A San Fernando, ville de l état de Tamaulipas, frontalier avec les Etats-Unis, 72 migrants ont été massacrés en août 2010. En avril 2012, 193 corps de migrants disséminés dans 47 «narco-fosses» ont été retrouvés. [6] Le 31 janvier 2010, 16 étudiants âgés de 15 à 20 ans ont été exécutés, tandis que 12 autres étaient blessés. [7] Marisela a été tuée le 16 décembre 2010 face au siège du gouvernement de Chihuahua pendant qu elle protestait contre la mise en liberté de l assassin de sa fille, Rubí Marisol, à Ciudad Juarez, deux ans auparavant. Ces crimes mettent en évidence non seulement le fait que la «démocratisation» des institutions est impossible, mais aussi que le régime de l alternance est un instrument de la recolonisation et du produit le plus barbare du capitalisme actuel : le narcotrafic. Dans ce contexte, la lutte contre le TLC, le plan Merida 8 et tous les pactes qui lient le Mexique à l impérialisme américain s impose. Chaque dollar «investi» par les multinationales approfondit l oppression et l exploitation de millions de travailleur-se-s, paysans et indigènes pauvres. La légalisation des drogues devient une nécessité pour priver les cartels de leur principale source de profits extraordinaires, ainsi que l expropriation de leurs propriétés et de toutes les compagnies «légales» qui leur sont liées. Face à un régime criminel qui ne peut être réformé, pour quelles perspectives lutter? Dans le feu d un des mouvements démocratiques les plus importants de leur histoire, il est devenu évident pour des millions de personnes que le parlement, la «justice» ainsi que les différents niveaux du gouvernement ne servent qu à défendre les intérêts d un patronat lié organiquement au crime organisé. Le régime criminel du PRI-PAN-PRD ne peut pas être réformé. Du côté de la gauche institutionnelle, les réactions ne se sont pas fait attendre, notamment au sein de Morena, le principal courant de la gauche ré- [8] Au premier trimestre 2013, 1200 millions de dollars ont été débloqués par le Congrès américain dans le cadre de ce plan sécuritaire sur le territoire mexicain piloté par les Etats-Unis. 30

SITUATION INTERNATIONALE formiste mexicaine. Son principal dirigeant, le charismatique Lopez Obrador a lancé, lors du meeting du 26 octobre, la proposition d avancer les élections. Cette politique n irait pas plus loin qu un renouvellement du personnel politique de l exécutif national, car elle ne remettrait nullement en cause les organisateurs de ce scrutin, c està-dire les institutions de «l alternance démocratique» ; celles-là mêmes qui se sont rendues coupables de l assassinat et de la disparition des étudiants d Ayotzinapa ainsi que de toutes les attaques contre les libertés démocratiques de la population. Sans faire confiance aux institutions du régime, mais en s appuyant sur la mobilisation, seule une grève générale politique pourrait réaliser l exigence de «Peña Nieto dehors» et imposer un gouvernement provisoire des organisations ouvrières, paysannes et populaires en lutte. Nos camarades du Mouvement des Travailleurs Socialistes 9 qui jouent un rôle très actif dans cette situation, défendent la perspective d une Assemblée constituante libre et souveraine, en extériorité des institutions de cette démocratie au service des riches et de l impérialisme. Cette Assemblée serait à même de discuter d un agenda pour défendre les intérêts de la grande majorité de la population, mettre un terme à cette véritable guerre sociale contre les pauvres et les travailleurs qu est la «guerre contre le narco-trafic», démanteler l ensemble des forces de répression, [9] Le Mouvement de Travailleurs Socialistes (MTS) est la section mexicaine de la Fraction Trotskiste pour la Quatrième Internationale (FT-QI). Grace à une intense activité militante, le MTS a réussi à obtenir sa légalisation tout récemment. Cf. www. mtsmexico.org. et garantir l auto-défense sur la base des communautés villageoises et des syndicats de travailleurs. Ce serait la seule façon de rendre justice aux 43 ainsi qu aux innombrables crimes commis contre la population ces dernières années, tout en sachant que, pour rendre possibles jusqu au bout ces revendications démocratiques, il faudrait inévitablement s attaquer à la recolonisation impérialiste qui est à la base de toute cette barbarie. 03/01/2015 Nota : Cet article a été écrit grâce à la lecture de nombreux autres articles parus dans la presse mexicaine, espagnole, française et argentine ; et notamment, grâce au remarquable suivi fait au jour le jour par le quotidien La izquierda diario (www.laizquierdadiario.com). Quelques écrits ont été essentiels, parmi eux ceux de militantes au MTS mexicain comme «México: descomposición estatal y recolonización imperialista de Jimena Vergara; La guerra contra las drogas en México, una aproximación marxista a sus implicaciones sociales y políticas de Sergio Moissen (Professeur en Sciences Politiques et Sociales à l UNAM et exdétenu politique), publiés par la revue Ideas de Izquierda; La guerra contra el narcotráfico I, II y III de Pablo Oprinari et «La crise s approfondit pour le gouvernement de Peña Nieto» de Mario Caballero, publié en français sur ccr4.org. ils ont tweeté... L'impérialisme français complice de Peña Nieto Pauvre Mexique, si loin de Dieu et si proche des Etats-Unis, avait coutume de dire dans ses moments de dénonciation démagogique de la puissance voisine Porfirio Diaz, le dictateur mexicain renversé par la Révolution en 1911. Depuis, notamment après l entrée en vigueur du TLC, le rôle néfaste des Etats-Unis s est vu décuplé. Mais de l autre côté de l Atlantique, les impérialistes européens ne sont pas en reste. Cela vaut pour Paris, également. En effet, le gouvernement Hollande a coopéré en envoyant des gendarmes français former leurs paires mexicains, ce qu ont dénoncé les manifestants qui, en France, se sont mobilisés à plusieurs reprises contre la situation actuelle au Mexique, pour dénoncer le crime d Ayotzinapa et la complicité du gouvernement français 1. Lors de sa visite au Mexique en avril, Hollande a remis à Enrique Peña Nieto la grand-croix de la Légion d honneur, en lui disant pouvoir compter sur la France pour soutenir ses «ambitions» car ses «réformes sont aussi les nôtres» 2. Pour mieux positionner le patronat français dans le pillage du Mexique, le Conseil stratégique franco-mexicain a été récemment créé. Parmi ses membres français se trouvent les présidents directeurs généraux de Danone, EADS, Moët Hennessy, GDF Suez et Safran. Des millions d euros de profits en vue pour le patronat français De quoi rendre démocratique l Etat mexicain aux yeux du ministre Fabius! [1] Au sujet des mobilisations en France, voir «A Paris, les 43 étudiants mexicains manquent aussi!», 23/11/14 et «Nous sommes tous Ayotzinapa, Ferguson, Sivens!», 13/12/14, A. Dupont, surccr4.org. [2] «Monde diplomatique», mars 2014. 31