Tunisie : la société civile moteur de la transition démocratique Ridha Kéfi Directeur du journal Kapitalis, Tunis Dans le paysage dévasté de ce qu on appelé, un peu rapidement, le «Printemps arabe», la Tunisie fait figure d exception. Ce pays, qui a déclenché, en janvier 2011, le mouvement des révoltes arabes contre la dictature et pour la liberté, a certes traversé une longue et fragile transition politique, mais il a su quatre ans, trois assassinats politiques 1 et six gouvernements 2 après préserver ses institutions républicaines, se doter d une nouvelle constitution saluée par plusieurs observateurs comme étant la plus progressiste du monde musulman et passer avec succès l épreuve de deux élections législatives (en octobre 2011 et novembre 2014) et autant d alternances politiques (les laïcs passant les rênes du pouvoir aux islamistes en 2011, puis l inverse en 2014) pour se retrouver, aujourd hui, avec un parlement, un gouvernement et un président élus au suffrage universel pour un mandat de cinq ans. L EXCEPTION TUNISIENNE Dans les autres pays arabes, qui ont suivi la Tunisie sur la voie du soulèvement contre la dictature, la situation est moins reluisante. En Libye, au Yémen et en Syrie, la «révolution» a débouché sur l anarchie et les guerres civiles, qui ont revigoré les groupes djihadistes et réveillé les démons du tribalisme et des conflits ethniques et confessionnels. En Égypte, après la chute du régime de Hosni Moubarak, l État a, certes, été préservé, mais c est au prix d un putsch militaire et d une reprise du pouvoir par l armée. La démocratie chantée par les foules de révolutionnaires de la Place Tahrir, au Caire, a donc été renvoyée aux calendes grecques. Ce qui fait dire à Brian Garrett-Glaser, chercheur au Centre pour l action préventive du Council on Foreign Relations (États-Unis) : «La Tunisie est une île de stabilité dans une région où règne un chaos absolu, et l issue de la transition démocratique dans ce pays et le rôle que les États Unis pourront y jouer aura un impact significatif sur la sécurité régionale et mondiale, sur les efforts des États-Unis à faire front à l extrémisme violent et la crédibilité de l action américaine dans la région moyen-orientale toute entière» 3. À l instar de nombreux chercheurs américains, Brian Garrett-Glaser estime que la démocratie naissante en Tunisie apporte «la démonstration la plus convaincante que démocratie et islam peuvent être compatibles» et peut aider à dissiper le scepticisme général autour du rôle de l islam politique dans un régime démocratique fondé sur l alternance. «Les États- Unis ont stratégiquement tout intérêt à ce que cette expérience réussisse et qu elle s étende à toute la région», conclue-t-il. L Espagnol Lluis Bassets développe la même analyse : «La Tunisie est une exception, c est-à-dire une sorte de démocratie solitaire perdue dans un océan de régimes autocratiques et d États en faillite. Mais, malgré cela, elle est devenue LA solution, autrement dit le modèle qui constitue l exact opposé du Califat, 1 Lotfi Nagdh (du parti Nidaa Tounes, libéral), Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi (du Front populaire, gauche), assassinés par des extrémistes religieux 2 Mohamed Ghannouchi (janvier-mars 2011), Béji Caïd Essebsi (mars-décembre 2011), Hamadi Jebali (décembre 2011-mars 2013), Ali Larayedh (mars 2013-janvier 2014), Mehdi Jomaa (janvier 2014-février 2015) et Habib Essid (dépuis février 2015). 3 Brian Garrett-Glaser, US Interest in Tunisia s Successful Democratic Transition, Council on Foreign Relations, 13 mars 2015. Annuaire IEMed de la Méditerranée 2015 1
Annuaire IEMed de la Méditerranée 2015 2 que le pseudo État islamique projette de détruire» 4, écrit-il, en faisant allusion à l attentat terroriste au Musée du Bardo, à Tunis, le 18 mars 2015, qui a fait 22 morts, en majorité des touristes étrangers. L éditorialiste espagnol plaide, également, pour un soutien accru des pays européens à l expérience démocratique tunisienne: «La Tunisie est la solution, mais cette solution ne peut venir uniquement de la Tunisie. La Tunisie constitue le dernier rempart face à l alternative impitoyable entre la dictature et le chaos. Allons-nous abandonner maintenant les Tunisiens seuls face à leur destin?» L UNIQUE DÉMOCRATIE ARABE Ce statut d unique démocratie arabe, la Tunisie ne l a pas usurpé. Elle l a plutôt mérité au terme d un long processus de négociations, parfois houleuses, entre les protagonistes politiques, qui ont permis de préserver les institutions de l État, de réaliser les aspirations démocratiques de la population et d instaurer un régime parlementaire qui accorde une large place à la participation citoyenne. Cela, on le sait, a eu un prix, de sueur et de sang, mais qui peut être considéré comme raisonnable, en comparaison avec ce qui se passe dans les autres pays du «Printemps arabe». Pour expliquer cette relative réussite, on peut avancer plusieurs raisons. Nous en retiendrons celles qui nous semblent, historiquement et politiquement, les plus pertinentes : 1- D abord, la Tunisie dispose d une très ancienne tradition d organisation étatique, instaurée par les beys husseinites il y a trois siècles et demi ; ce qui lui a permis de traverser les tempêtes (du colonialisme, de la dictature, puis de la transition démocratique) sans faillir, adossée à une administration, certes omnipotente et bureaucratique, mais relativement bien organisée et efficace. 2- Cette tradition étatique a été renforcée par un processus réformiste qui a pris naissance durant la première moitié du XIXe siècle, avec l abolition de l esclavage en 1846, la promulgation de la première constitution dans le monde arabe en 1861, l adoption d une monnaie nationale et, last 4 Editorial du 22 mars 2015, El Pais. but not least, la constitution d une armée qui a su, tout au long de son histoire, tenir son rôle de protectrice des institutions de l État et des frontières nationales, tout en se gardant de se mêler des affaires politiques, même dans les moments de crise et de grande incertitude. 3- La naissance, dès les années 1920, sous le protectorat français, des partis politiques, syndicats et associations qui mèneront le mouvement pour l indépendance nationale, obtenue en 1956, par la négociation plutôt que par la guerre, et qui, après l instauration de la république, en 1957, continueront leur œuvre d encadrement politique et de mobilisation citoyenne. Aussi, et malgré les dictatures imposées par Habib Bourguiba (1956-1987) et Zine El Abidine Ben Ali (1987-2011), qui ont tenté de museler ces partis, syndicats et associations et de les mettre au service de leurs régimes autoritaires respectifs, la société civile tunisienne n a jamais perdu de sa vitalité, de sa force et de son ouverture sur le monde. Elle a même joué un rôle déterminant dans la mobilisation populaire ayant mené à la chute de Ben Ali et dans la canalisation des forces populaires pour, à la fois, faire avancer le processus de transition démocratique et éviter les débordements pouvant aboutir à l anarchie. LA SOCIÉTÉ CIVILE, MÉTRONOME DE LA TRANSITION Au lendemain de la révolution de janvier 2011, l État a vacillé sur ses bases, mais il n est pas tombé. Le Parlement, constitué de deux chambres, a été dissous, ainsi que la constitution en vigueur depuis 1959. Un gouvernement provisoire a été mis en place avec pour mission de gérer les affaires courantes et de préparer l élection d une assemblée constituante. Dans cette phase périlleuse, la société civile a été aux premières loges, à travers, notamment, la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (HIROR), qui a mis en place les instances et les mécanismes juridiques nécessaires pour la bonne marche de la transition. Dirigée par Yadh Ben Achour, éminent professeur de droit, spécialiste des théories politiques islamiques et de droit public,
la HIROR a réuni les représentants des partis politiques, des organisations nationales (syndicat, patronat), des associations professionnelles (avocats, magistrats, journalistes, universitaires, ingénieurs, etc.) et des personnalités nationales indépendantes. Cette instance, qui a comblé le vide institutionnel laissé par le parlement dissous, en adoptant les décrets lois nécessaires à la marche de l État, a donné naissance à l Instance supérieure indépendante des élections (ISIE), qui s est chargée de l organisation des élections d octobre 2011, le premier scrutin réellement libre et transparent dans l histoire du pays. Parallèlement, de nombreuses autres instances ont veillé aux autres aspects de la transition, notamment l Instance nationale pour la réforme de l information et de la communication (INRIC), la Commission nationale d investigation sur les affaires de corruption et de malversation (CNIACM) et la Commission nationale d investigation sur les dépassements et les violations (CNIDV). Ces instances provisoires, dont les membres ont été cooptés parmi les experts et les acteurs les plus en vue de la société civile, ont conçu la savante ingénierie de la transition politique (amnistie générale, loi sur les partis, nouveau code électoral...), préparé les réformes sectorielles nécessaires (médias, magistrature...) et mis en place les premiers jalons d une justice transitionnelle censée solder définitivement la période de la dictature. Ces instances, qui ont fonctionné sous le régime du bénévolat, mais avec un soutien logistique de l État, se sont auto-dissoutes, après l élection et la mise en place des institutions légales permanentes, notamment l Assemblée nationale constituante (ANC), la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), l Instance Vérité et Dignité, etc. A L ORIGINE DU «DIALOGUE NATIONAL» Parallèlement, la liberté retrouvée a permis à la société civile de se libérer du carcan du contrôle étatique, qui l a longtemps étouffée sous la dictature, et de retrouver un dynamisme, une vivacité et une créativité qui vont se renforcer au fil des mois. Des milliers d associations ont ainsi été créées, profitant de l allègement des conditions et des procédures requises pour leur création. Certaines d entre elles ont joué un rôle important dans la phase transitoire, comme Liberté retrouvée a permis à la société civile de se libérer du carcan du contrôle étatique, qui l a longtemps étouffée sous la dictature, et de retrouver un dynamisme, une vivacité et une créativité qui vont se renforcer au fil des mois. Mourakiboun (Observateurs), l Association tunisienne pour l intégrité et la démocratie des élections (ATIDE) ou encore I Watch, qui ont contribué, aux côtés de l Instance supérieure indépendante des élections (ISIE), à l observation du bon déroulement des opérations électorales. L association Al-Bawsala (Boussole) s est spécialisée, pour sa part, dans l observation des travaux de l Assemblée. Elle veille aussi à la bonne exécution du budget de l État et, depuis peu, au contrôle citoyen des activités municipales dans tous les domaines : infrastructure, santé, culture, sport, etc. On peut citer des dizaines d autres associations actives dans des domaines aussi divers que la réforme de la police (Islah), la transparence financière (ATTF), l observation de la magistrature (OTIM), etc. Pour mesurer l importance du rôle joué par la société civile pour éviter à la Tunisie le chaos régnant actuellement dans les autres pays du Printemps arabe, il faut se souvenir de son action lors de la crise ayant succédé aux assassinats politiques des deux dirigeants de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. C était au cours de l été 2013 : des dizaines de milliers de Tunisiens manifestaient quotidiennement, dans plusieurs villes du pays, pour exiger la dissolution du gouvernement conduit par l islamiste Ali Larayedh. Et pour cause : l aggravation de la crise économique, la montée de l extrémisme religieux et de son corollaire, le terrorisme, et le malaise social (chômage, insécurité, hausse des prix...) ont révélé l incompétence de ce gouvernement et son incapacité à faire face aux exigences de la situation. Le pays, divisé entre deux blocs irréconciliables, les islamistes d un côté et les laïcs de l autre, était alors au bord de la guerre civile. Les travaux de l Assemblée étaient suspendus, le gouvernement paralysé et les partenaires internationaux et bailleurs de fonds gagnés par le doute. Et c est ainsi que la société civile est de Annuaire IEMed de la Méditerranée 2015 3
Annuaire IEMed de la Méditerranée 2015 4 nouveau intervenue pour sauver les meubles, en lançant le «Dialogue national» sous l égide de quatre organisations nationales : l Union générale tunisienne du travail (syndicat historique), l Union tunisienne de l industrie, du commerce et de l artisanat (UTICA, centrale patronale), l Ordre national des avocats tunisiens (ONAT) et la Ligue tunisienne des droits de l homme (LTDH). Les dirigeants de ces organisations ont réussi à rapprocher les positions des leaders des partis et à les réunir autour de la table des négociations. Le marathon de réunions, entre septembre et décembre 2013, a permis aux protagonistes d arriver à une solution acceptée par toutes les parties, et qui consiste dans la dissolution du gouvernement, la mise en place d un gouvernement de technocrates chargé de gérer les affaires courantes et de mettre en place les conditions pour la tenue d élections législatives et présidentielles avant la fin de 2014 et l accélération de l adoption de la nouvelle constitution. C est ce scénario, respecté à la lettre par toutes les parties, qui a permis aux Tunisiens de surmonter la crise, de sauver la transition démocratique qu ils croyaient compromise et de reprendre espoir. LE CASSE-TÊTE DES FINANCEMENTS OCCULTES Quand on parle aujourd hui de la vitalité de la société civile tunisienne, on ne doit pas perdre de vue la face moins reluisante de la médaille, à savoir les liens occultes entretenus par un grand nombre d associations avec certains grands partis. Profitant de l affaiblissement de l État et de l absence de mécanismes efficients de contrôle de l argent politique, dont les flux transitent, parfois, par des circuits informels, échappant ainsi au système bancaire, ces partis utilisent, en effet, les associations, dont le nombre a presque doublé après la révolution, en passant de 9 000 à plus de 16 000, comme des pompes à finances. Les ressources ainsi collectées leur permettent d afficher une richesse insolente, en organisant des meetings électoraux à l américaine, en maillant les quartiers populaires et en offrant des cadeaux aux familles démunies (moutons pour l Aid El-Idha, fournitures scolaires pour les élèves, dépenses des fêtes de mariage et de circoncision, couffins pour les Quand on parle aujourd hui de la vitalité de la société civile tunisienne, on ne doit pas perdre de vue la face moins reluisante de la médaille, à savoir les liens occultes entretenus par un grand nombre d associations avec certains grands partis. ménagères...). Ces faits sont non seulement banalisés mais largement évoqués par les médias, mais les autorités publiques semblent désarmées face aux pratiques des partis politiques qui, en prenant le contrôle de l instance législative, semblent avoir mis la main aussi sur les appareils de l État et neutralisé les dispositifs de contrôle public. Certes, les partis et les associations sont tenus par la loi, sinon de révéler leurs sources de financement, du moins de présenter un rapport annuel détaillé sur leurs recettes et dépenses à la Cour des Comptes, comme le stipulent les décrets lois n 87 et 88 de l année 2011 relatifs à l organisation des partis politiques et des associations. Le problème, c est que la plupart des partis et des associations ne respectent pas, ou respectent partiellement, cette exigence légale. Quant à la Cour des Comptes, elle est handicapée par le manque de moyens matériels et de compétences spécialisées dans le contrôle des flux de l argent politique. Il suffit d imaginer le nombre d experts comptables devant être mobilisés pour contrôler les comptes de quelque 150 partis et 16 000 associations pour prendre conscience de l ampleur de la tâche. Officiellement, les partis sont financés par les cotisations de leurs membres et les subventions publiques attribuées au prorata de leur représentation parlementaire. On sait, cependant, que les montants recueillis grâce à ces deux sources légales ne suffisent même pas à payer les loyers et frais de fonctionnement des centaines de bureaux que ces partis, notamment les plus grands d entre eux, possèdent sur tout le territoire de la république, sans parler des salaires des centaines de fonctionnaires qu ils emploient à temps plein. Les autres sources, moins transparentes et plus difficile à tracer, sont les apports, en argent et en nature,
que leur apportent certains hommes d affaires locaux soucieux d avoir des «clients» parmi les décideurs politiques et des associations écrans, souvent financées par des donateurs étrangers. Et c est là où se situe l un des enjeux importants pour la réussite de la transition démocratique en Tunisie : établir un meilleur contrôle des financements étrangers et notamment ceux en provenance de certains pays du Golfe, qui profitent à des centaines d associations, dites coraniques, caritatives, sociales ou culturelles, servant de «caisses noires» pour les partis islamistes y compris Ennahdha et même, selon certaines enquêtes médiatiques, aux groupes terroristes. Cet article est diffusé en ligne avant la parution de la version papier de l Annuaire IEMed de la Méditerranée 2015. (www.iemed.org/medyearbook) Annuaire IEMed de la Méditerranée 2015 5