L argent donné aux ONG est-il bien utilisé?



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Transcription:

L argent donné aux ONG est-il bien utilisé? Anouk DESBORNES 19 mai 2012 L auteur de ce projet est le seul responsable de son contenu, qui n engage en rien la responsabilité de l Université ou celle du professeur chargé de sa supervision. Par ailleurs, l'auteur atteste que le contenu est de sa propre rédaction, en dehors des citations parfaitement identifiées, empruntées à d'autres sources. Anouk DESBORNES

Résumé : Ce projet traite avant tout des problèmes d allocation des fonds gérés par les organisations non gouvernementales. Etant donné que ces fonds proviennent de dons faits par des entreprises ou des particuliers, la confiance au sein de la relation entres les donateurs et ces intermédiaires est essentielle. Dans un monde en perpétuel évolution où les risques de dérives de toutes sortes sont très importants, le développement des systèmes d accréditation de ces associations ou autres fondations est une nécessité. Une gestion sérieuse doit être mise en place au sein de ces organismes, sans pour autant se tourner vers un modèle de marché concurrentiel et en n oubliant pas l élément essentiel de ce tiers secteur : l aspect humain.

Sommaire Introduction... 3 Exposé de la problématique... 5 Approche méthodologique :... 6 Peut on faire confiance aux ONG concernant l allocation des fonds monétaires?... 7 A. Comprendre le mécanisme du don dans la société actuelle...7 Qu'est ce que le don?...7 Pourquoi donne t on?...10 Les différences entre fondations, associations, ONG, OSI,...15 Quelles critiques peut on faire sur la pratique du don au XXIème siècle?...17 B. L importance du don aux ONG....19 Quelques chiffres sur les actions menées grâce aux donations...19 Des ONG pour sauver des vies...21 Chaque don compte, même de quelques francs....21 C. L allocation des dons...23 Importance des frais de fonctionnement...23 La part douteuse...25 Etude de cas numéro 1 :...26 D. Les scandales financiers...33 Les divers types de détournement de fonds...34 Etude de cas numéro 2 : cas de l ARC...36 E. Contrôle, accréditation...39 La norme, la charte, le label, la certification, le prix :... 40 1

les classements, les baromètres ou autres systèmes de notation...44 Les limites de ces systèmes d accréditation...46 Discussion...48 Conclusion...49 Annexes :... 1 Bibliographie :... 7 2

Introduction Le don est une pratique sociale remontant à des milliers d années, on trouve les premiers indices d un échange unilatéral au début de l ère des pharaons égyptiens. Le don prenait alors la forme de mécénat, certaines personnes donnaient de l argent pour soutenir l art et l invention (Simon et Eshet, 2009). Le mécénat est une sous catégorie du don au contraire du sponsoring pour lequel un rendement en échange est attendue. Depuis lors, le don a évolué, traversant de nombreuses époques et apparaissant sous diverses formes, telle que le don pour une institution religieuse au Moyen Age, pour participer à la construction de bains dans la Rome Antique ou encore, de nos jours, sous forme de fondation créé par des milliardaires. Le don est ainsi présent depuis des millénaires et consiste à apporter quelque chose à une autre personne physique ou morale sans aucune attente de contrepartie. Cette notion d acte solidaire n a cessé de se renforcer devenant plus légalisé, plus formalisé et bravant les crises économiques. L année 2010 a, ainsi, été marquée par une très forte augmentation de la somme du don moyen, comme nous le dit le site swisfundraising.org : «Le volume de dons estimé des ménages privés suisses est ainsi passé à 1,2 milliard de francs en 2010». «Budget des dons totaux moyens des 12 derniers mois» (traduit par mes soins) L année 2005 avait été marquée par une très forte augmentation en raison d un événement majeur : le Tsunami. Source : http://www.swissfundraising.org/index_fr.php?tpl=26010&x26000_id=169 (consulté le 16 avril 2012) 3

De nos jours, de nouveaux acteurs sont venus organiser le processus du don et gérer l allocation des fonds récolés. Ceux-ci se constituant la plupart du temps sous forme d ONG, organisation à but non lucratif. L argent envoyé à ces organismes est redistribué sous de nombreuses formes comme de la nourriture, du matériel, des soins, des bâtiments, des services ou encore sous forme de cash. Les ONG interviennent ainsi dans presque tous les domaines et sur toute la planète. A tout cet argent donné par les foyers suisses s ajoute la participation des entreprise privées et des fondations, ce qui représente environ 42 % des dons totaux faits en Suisse (si l on se référent au chiffres de 2008 donné par Swissfundraising.org). Les raisons pour lesquelles des entreprises financent des projets caritatifs sont aussi très variées. En effet, alors que certaines utilisent le don pour resserrer les liens entre ses équipes, d autres sont réellement impliquées dans le caritatif. Mais, certaines ont, encore, d autres motivations un peu moins humbles comme les retombés commerciales entrainées par une valorisation de leur image ou les déductions fiscales apportées par un tel geste. Le don représente ainsi un geste social très ancré dans notre civilisation, apparaissant sous diverses formes, pour diverses causes et pour diverses raisons. 4

Exposé de la problématique Depuis un certain nombre d années, il apparaît dans les médias des cas de dérives au sein d ONG plus ou moins importantes. Allant de l histoire très marquante de L Arche de Zoé à l affaire de l ARC (association pour la recherche sur le cancer), les organisations non gouvernementales et autres associations ne sont pas toujours fondées ou utilisées pour mener à bien des projets caritatifs. Au regard des budgets colossaux de certaines ONG comme World Vision International avec un budget de 1,9 milliards d'euros ou encore Save The Children et ses 996 millions d euros (source : planetoscope.com), on comprend plus facilement pourquoi ce marché rassemble le pire comme le meilleur. Il n existe réellement aucune norme de qualité pour faire le tri entre toutes ces organisations. De plus, celles qui sont accréditées par l ONU, ZEWO ou d autres organismes n ont pas encore de réelle reconnaissance et il n existe pas de critères objectifs internationaux pour les classifier. Les ONG dans leur condition d organisation œuvrant pour des causes charitables, peuvent êtres considérées comme des «discours sans opposants» (Juhem, 2001), aucun acteurs ne souhaitant décrédibiliser le monde caritatif et ainsi pénaliser de grandes causes. Mais dans un monde où le caritatif est devenu un véritable business, représentant des sommes colossales qui sont de jour en jour plus importantes, comment savoir où va l argent versé par les ménages, les entreprises et les fondations aux diverses ONG? 5

Approche méthodologique : Dans le cadre d un cours de master nommé «Qualitative Research Methods» animé par le professeur Michelle Bergadaà, j ai pu procéder à des entretiens individuels avec des personnes travaillant au sein de fondations et d associations. C est ainsi que je me suis rendue compte que les problématiques liées au contrôle des fonds constituaient un élément récurrent et très important dans le milieu caritatif. Je vais donc en premier lieu me servir des résultats de ces différents entretiens pour me constituer une base solide de témoignage concernant la gestion des fonds par les fondations et ensuite par les ONG qui contrôlent directement l argent et son allocation. Seule une petite partie de cette recherche qualitative sera utilisée dans mon dossier. Dans un second temps, j ai aussi souhaité avoir un point de vue plus global sur les cas de dérives au sein d ONG. Je vais ainsi procéder à deux études de cas, la première concernant la gestion des fonds dans le cas d une intervention d urgence avec le séisme qui a touché Haïti en 2010. La seconde étude de cas sera consacrée aux fonds détournés par le président de l ARC en 1993. Pour appuyer ces deux méthodes, je ferai aussi appel aux nombreux ouvrages existants qui portent sur le concept du don et ses différentes approches. Pour les chiffres, les statistiques et les faits plus récents je me servirai d articles périodiques et autres sites internet. 6

Peut on faire confiance aux ONG concernant l allocation des fonds monétaires? A. Comprendre le mécanisme du don dans la société actuelle La population suisse reçoit chaque année une multitude de courriers papiers, mais aussi électroniques d appel aux dons provenant de diverses organisations à but non lucratif. Le don correspond à l action de donner. Mais quelle est sa véritable signification? Quelles en sont les origines? Le don est t il toujours une action «gratuite»? Qu'est ce que le don? De nombreuses théories sur le don ont été développées au cours du XXème siècle. Le don est tout à tour considéré comme un geste social obligatoire, comme un geste teinté de réciprocité ou encore comme un geste totalement «gratuit». Nous allons ici voir les diverses perceptions du don et leurs différents auteurs ainsi que les différentes causes pouvant expliquer cet acte social unilatéral. (a) Le don selon Marcel Mauss : En 1923-1924 Marcel Mauss (1872-1950) nous propose dans son célèbre intitulé : Essai sur le don Forme et raison de l échange dans les sociétés archaïques (2002), une approche interactionniste du don reposant sur la notion de réciprocité faisant du don un fait social total. Ce paradigme repose sur une triple dimension du don. Cet acte social ne repose alors plus sur le simple fait de donner et de recevoir mais sur le fait que le donneur doit entreprendre l action du don, le receveur doit ensuite accepter ce don mais aussi de le rendre à un moment donné. Cette théorie amène ainsi nécessairement la création d un lien social entre le donneur et le receveur. 7

Le concept du don contre-don développé par MAUSS est une expression sociologique, mais aussi économique. Le don réciproque se situe entre une action complètement désintéressée et une action avec échange d une rétribution en retour. Le don contre-don diffère d un échange commercial typique de part sa caractéristique collective, sans but utilitaire et avec une possibilité de réversibilité. Cette perception du don en tant qu acte réciproque comprend le fait qu une fois qu une personne a bénéficié d un don, elle doit alors remettre à une autre personne l objet qu elle a reçu mais en lui ayant donné une valeur supplémentaire. Une certaine valeur ajoutée est ainsi constituée, cette création de valeur supplémentaire amène à une cohésion sociale plus forte. Une sorte de système de dons et de contre-dons continu dans le temps est ainsi construit, avec un certain décalage entre les différentes actions réalisées. Ces interactions sont complètements dépendantes du milieu dans lequel elles se produisent. Il convient donc de bien connaitre l environnement d action pour pouvoir comprendre les différentes interactions entre les acteurs (Pihel, 2008). Dans son célèbre texte sur le don, Marcel Mauss à utilisé des données recueillies par des ethnographes pour bien saisir la pratique du don dans des cultures, des civilisations où celle-ci ne représente plus seulement un acte social mais toute une façon de vivre, un fonctionnement social. Ainsi le potlatch, qui signifie «action de donner» en chinook, pratiqué dans le Nord-Ouest américain, est un immense système de don qui comporte une dimension religieuse, politique, judiciaire mais aussi sociale. On ne parle plus ici, d un échange entre deux individus, mais entre deux communautés s obligeant mutuellement et se confrontant. «De plus, ce qu'ils échangent, ce n'est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent.» (Mauss, 2002). Ce qui est intéressant dans le potlatch est la rivalité qui existe entre les différents acteurs. Les différentes parties allant jusqu à se battre ou même à la destruction de richesses pour défendre leur honneur. Les relations sociales ainsi que leur hiérarchie au sein de ces populations sont alors construites essentiellement sur la quantité de bien mis en circulation. 8

La kula est aussi un système d échange très cérémonial pratiqué de façon continue sur l une des îles composant l Océanie : la Mélanésie. Il est très mal perçu par la population locale de pratiquer des échanges en dehors de la kula. D autres formes d échanges, plus intermédiaire à ce que Marcel Mauss (2002) appelait les «prestations totales de type agonistique» ont pu être observées sur d autres continents. (Source du schéma: Laetitia Pihel, «L emploi durable, une relation de type don/contre-don : de la validation aux enseignements d un paradigme», Relations industrielles / Industrial Relations, vol. 63, n 3, 2008, p. 502-528) (b) Le don selon Derrida Pour Jacques Derrida, le don doit être perçu sous une approche complètement différente. Cet auteur à une vision du don totalement contraire à celle développée par Michel Mauss. En effet, le don-contre don ne traduit pas du tout le véritable sens du don selon Derrida (Bergadaà, 2006). Le caractère réciproque du don détruit complètement la nature même de cet acte devant être complètement «gratuit». La logique de Derrida se rapproche ainsi de la 9

définition du don faite par Thomas d Aquin, pour qui toute proposition de don faite dans l attente d une contrepartie ne fait plus partie du processus de don, «il y a don au sens propre quand il y a donation sans retour» (Thomas d Aquin, 2003). Dans son ouvrage «Donner le temps», l auteur décrit le processus du don comme étant irréversible et à sens unique. Le donneur ne doit surtout pas se transformer en receveur de son propre don. Le don est ainsi annulé si une action de retour est entreprise par le receveur. Le don est alors conçu par Derrida comme «l impossible». Car la structure même du don décomposée en trois éléments : A donne B à C, «ces (trois) conditions de possibilité définissent ou produisent l'annulation, l'annihilation, la destruction du don.». Le seul fait que le receveur pense qu il a le devoir de rendre détruit immédiatement la notion de don, ainsi il ne doit même pas savoir qu il est le bénéficiaire d un donneur. «A la limite, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur.» Ainsi l auteur estime que même le mot «don» ne devrait pas exister. Car sa présence au sein de notre vocabulaire correspond au fait de reconnaitre son existence, ainsi que la gratitude qui l accompagne détruisant ainsi le sens du don. Derrida estime que même l existence de la seconde étape du don, qui consiste en une acceptation par C du don que lui fait A, détruit le don. Quel que soit le choix de C, qu il accepte ou qu il refuse le don. Pour conclure Derrida estime que si on ne donne pas, le don n existe pas. Mais si l on commence à donner, le don n existe pas non plus. Le don est ainsi un acte non rationnel et impossible. Pourquoi donne t on? Que le don soit intéressé ou non, il convient de connaitre les raisons qui poussent les gens à donner. Jacques T. Godbout dans son article intitulé «Les "bonnes raisons" de donner» (1995) s inspire de la philosophie de Boudon (qui rejette totalement celle de Lévi-Strauss) pour définir les raisons de l acte de donner. Ainsi il classe d un coté les «vrais dons» et d un autre, les dons faits par obligation, par coutume, par tradition ou dans l espoir d une 10

contrepartie. Les «vrais dons» concernant les dons faits par réel intérêt, par besoin de faire partie de la société ou encore par besoin de donner de l amour à un autre. Mais le paradigme de rationalité ne s appliquant pas forcément aux comportements définis comme «allant de soi»,l auteur en conclut finalement qu il est difficile de classer les «bonnes» des «mauvaises» raisons du don selon une logique, qu elle soit formelle, sémantique ou «psychologique». Les raisons du don, bonnes ou mauvaises étant totalement dépendantes de celui qui donne. (a) «Pourquoi donner quelque chose contre rien?» de Gouldner Pour Alvin W. Gouldner (2008), la norme de réciprocité telle qu elle est développée par Mauss est un élément de la culture humaine, mais alors pourquoi l Homme donnerait-il quelque chose d utile pour lui en l échange de rien? Dans son article «Pourquoi donner quelque chose contre rien?», Gouldner s intéresse lui aussi aux raisons du don. Cet auteur reconnait, après étude que l existence de don sans réciprocité est un paramètre essentiel dans la société actuelle. Il développe ainsi des raisons d empathie pour les personnes dans le besoin comme élément expliquant le don sans contrepartie. Le fait de s imaginer à la place de ceux qui ont faim ou qui souffrent poussent les donneurs à adoucir un peu le quotidien d étrangers en leur venant en aide. D autre part la stabilité sociale ne pourrait reposer uniquement sur des relations de réciprocité, échanges d objets «hétéromorphiques». Ceux-ci pouvant amenés les différents acteurs à se sentir lésés, allant même jusqu à les faire ressentir de la frustration suite à un échange. Le don est ainsi énoncé comme moyen de stabilité pour le système social : «ceux qui doivent donner le feront en dépit du fait que les exigences des bénéficiaires ne peuvent être justifiées ni par leur statut social ni par la norme de réciprocité.» (Gouldner,2008). 11

L auteur est ainsi amené à développé l existence d une norme qui fait que l on donne à ceux qui en ont besoin sans contrepartie, une «norme de bienfaisance». Cette norme amène alors une «obligation de donner» mais pas «un droit à recevoir» car celui qui obtient quelque chose contre rien est mal perçu par la société. Le pouvoir du donneur en acceptant de ne rien recevoir en échange d un bien est affirmé, tout comme sa supériorité vis-à-vis des ou du receveurs. Gouldner reprend l idée de Derrida en énonçant le fait que l existence de la «norme de bienfaisance» peut être pratiquée pour briser «le cercle de la réciprocité», des personnes ne pouvant pratiquer l échange marchand pouvant ainsi être intégrées aux relations sociales d un groupe. Le don même si il est fait sans aucune attente de contrepartie réelle de la part du donneur peut cependant amener, de manière sous jacente, une attente de gratitude, de reconnaissance. (b) Différentes explications au don passif Nous considérerons dans cette partie uniquement les dons passifs monétaires, ceux qui consistent à agir pour une cause à distance, avec un intermédiaire entre le donneur et le receveur. En effet, il est difficile de faire une corrélation entre les dons actif et les dons passifs, l implication, l engagement ainsi que la motivation n étant pas du tout la même dans ces deux cas. Il convient, aussi, de différencier les dons faits par des personnes physiques, agissant pour elles-mêmes et le don fait par des entités morales : des entreprises qui donnent au nom de toute la firme. Pour les entreprises, les raisons du don ou du mécénat peuvent être diverses. Dans de nombreux pays le don est un paramètre culturel, historique très important pour les entreprises. Elles gagnent beaucoup, donc il est pour elles normal de rendre à ceux qui en ont besoin 12

(Interview de Children Action). Ainsi, on peut remarquer, d une manière générale, que le montant total des dons est plus important aux Etats-Unis et en Angleterre. D autres entreprises donnent pour des raisons d image. Associer leur marque à une œuvre de charité pouvant leur faire gagner des points de popularité auprès du public. Il existe, aussi, des entreprises qui se sentent le devoir d agir pour valoriser une cause qui leur semble importante. Elles le font par réel intérêt, par culture d entreprise D autres encore utilisent le don pour amplifier la cohésion entre les employés, une bonne cause pouvant motiver les travailleurs à agir en véritable équipe pour obtenir un maximum de fond pour une cause qui leur tient à cœur (Eshet, 2009). Cela les sort aussi du quotidien de l entreprise, poussant certaines personnes ne communiquant pas forcément ensemble de manière professionnelle à se rencontrer et se découvrir dans un autre cadre. Pour finir, il y a des raisons fiscales au don, ce paramètre variant aussi selon les pays peut sensiblement pousser certaines entreprises à être plus charitables pour réduire leurs impôts. On ne retrouve pas forcément les mêmes raisons chez les dons des ménages : Le don peut être considéré comme l illustration de l engagement de certains donneurs, comme un moyen de maintenir une certaine continuité, un lien après un engagement actif ou encore comme un substitut au réel engagement (Epee, 2004). Le don d argent pouvant, en effet être interrompu à tout moment, l individu se sent plus libre. Les acteurs ont par ce moyen, le sentiment d aider, leur épargnant ainsi, une certaine culpabilité d être trop «riche»par rapport à d autres. Ils peuvent ressentir une certaine satisfaction à rééquilibrer un peu la «balance» dans le monde. D autres utilisent le don pour leur image, le fait de pouvoir donner peut, en effet, être synonyme d un certain statut social, de richesse. On donne pour montrer aux autres que l on peut se le permettre. Le don peut aussi être utilisé pour attirer la sympathie et le respect des autres, donner amène la reconnaissance, même celle des non receveurs. Ce geste permet l intégration et l acceptation au sein d un cercle social, le fait de donner étant perçu comme très positif, comme une projection du don de soi, de son altruisme, de sa générosité. 13

Dans la même optique, on peut donner pour ne pas subir le mépris des personnes de notre environnement. Un individu peut ainsi, se sentir forcé de donner comme pour obéir à une norme sociale. Des pressions de nombreuses personnes peuvent ainsi peser sur un nondonneur et le pousser à donner. Le don peut aussi être amené par un coup de cœur, une pulsion suite à une publicité, un courrier ou une image produite par une ONG. Le don apparait alors comme «spontané et machinal» (Epee, 2004). Le don peut être expliqué par l habitude, la culture ou encore l éducation. Des mères de famille faisant automatiquement le geste de donner comme le faisaient leur mère et leur grand-mère. On peut aussi être généreux par religion, la charité faisant partie intégrante de nombreuses religions comme le christianisme ou l islam, mais cette raison est souvent peu évoquée pour expliquer le don. Pour finir, le don peut tout simplement être dû à la générosité ou à un véritable intérêt d aider l autre dans le besoin, on donne par altruisme, (Bergadaà, 2006). En analysant différents articles et ouvrages traitant des raisons du don, il est apparu que les raisons du don dépendent non seulement du donneur, mais également du moment durant lequel il se produit : des sentiments ressentis par le donneur à ce moment précis, de sa maturité et d un éventail très larges d autres paramètres difficilement mesurables. Selon Nicolas Dufourcq le don est favorisé par les sollicitations, les appels aux dons externes : «l'expérience prouve qu'il ne donne pas si on ne lui demande pas. Sa propension à donner est un fait, mais un fait passif, un potentiel.». A qui revient le rôle difficile de «vendre» un produit immatériel et dont le «client» ne percevra jamais le bénéfice dans notre société actuelle? 14

Les différences entre fondations, associations, ONG, OSI, Au fur et à mesure du temps, la pratique du don a évolué, s est modernisée et est, dorénavant d avantage organisée. Un troisième acteur s est donc établi entre le donneur et le receveur sous la forme d organisations. Celles-ci ont pour tâches de rassembler les fonds pour ensuite les redistribuer. Mais qui sont ces organisations? Quelles est leur forme juridique? Le terme Organisation non gouvernementale concerne les organisations qui tirent leurs ressources de dons privés et qui se vouent à l aide aux populations menacées par la famine, la guerre, les catastrophes naturelles (Dictionnaire Hachette). Ce terme a été créé en 1946 par les Nation Unis pour définir les organisations n ayant pas de relations avec le gouvernement. «Une organisation non gouvernementale répond en principe aux critères suivants: - Elle est structurée en organisation, avec des statuts et une forme juridique. - Elle a été créée par des personnes ou des organisations indépendantes de l'etat. - Ses organes décisionnels sont indépendants des autorités gouvernementales. - Elle vise des buts non lucratifs et d'utilité publique, qui dépassent normalement l'intérêt de ses propres membres.» (Source : http://www.mandint.org/guides/guide.des.ong.fr.html (le 08 mai 2012)) Il n existe, de manière internationale, aucune définition juridique du terme ONG. En suisse, les Organisations Non Gouvernementales peuvent être créées sous deux statuts différents, le premier étant la fondation et le second l association. a) Les associations sans but économique «Une association à but non lucratif peut être définie comme telle : «un groupement de personnes qui se proposent d'atteindre un but déterminé, et qui se donnent à cet effet une organisation appropriée. Elle peut choisir librement son but, et peut le modifier à certaines conditions. Elle est constituée de membres.» (Source : http://www.groupeinteretjeunesse.ch/fileadmin/media/gp_2-a-f.pdf (le 08 mai 2012)) 15

L association à but non lucratif est régie par les articles 60 à 79 du code civil Suisse. La procédure pour la création d une association sans but économique est beaucoup plus simple et moins rigide que pour la création d une fondation. Selon le code civil Suisse, il est conseillé de constituer son association de trois organes : une assemblée générale, un comité et un organe de contrôle des comptes. b) Les fondations La fondation, quant à elle, correspond à «une masse de biens individualisée qui est mise au service d'un certain but fixé par le fondateur. Elle ne peut en principe pas modifier le but qui lui a été donné. Elle n'est pas constituée de membres, mais uniquement d'un organe d'administration.» (Source: http://www.groupeinteretjeunesse.ch/fileadmin/media/gp_2-a-f.pdf (le 08 mai 2012)) En suisse, les fondations sont soumises aux articles 80 à 89 du Code civil. Il est plus compliqué de créer une fondation, car l acte de fondation doit être notarié. Il convient de plus de posséder au minimum 50 000 CHF. Pour une fondation, il est conseillé, qu elle soit constituée de deux organes : le conseil de fondation et d un organe de révision. Il existe deux type de fondations : les opérationnelles (qui gère directement des hôpitaux ou autres établissements) et les distributrices (qui récoltent des fonds et les redistribue à des organisations à but non lucratif, ce sont des «intermédiaires philanthropiques» (Archambault, 1996) La plus grosse différence entre ces deux types d organisations réside dans le fait que l association est composée d un groupement de personnes morales ou physiques, tandis que la fondation est une personne morale regroupant des biens. (Archambault, 1996) L OSI : organisation de solidarité internationale (ou encore ASI : association de solidarité internationale) est une appellation de plus en plus utilisée représentant une sorte de sous catégorie à l intérieur du groupe des ONG. Les OSI offre un cadre plus précis que les ONG. En effet, depuis 1946, date de sa création le terme ONG est utilisé par diverses organisations 16

dans des domaines ne traitant pas de la solidarité internationale tels que la culture ou encore l environnement. De plus le terme OSI ne concernerait que les associations et fondations, certaines collectivités et syndicat utilisant l appellation ONG (Rieunier, 2000-2001). Quelles critiques peut on faire sur la pratique du don au XXIème siècle? On peut, premièrement se demander si le terme d ONG signifie encore quelque chose de précis avec des valeurs et des critères communs. En effet, il existe plus de 26 000 associations se disant appartenir à cette catégorie d organisations. Comment savoir, alors si elles répondent bien aux critères des ONG alors qu il n existe aucune définition juridique et internationale de ce type d organisations. La concurrence entres les ONG de plus en plus féroce ne constitue t elle pas une dérive? Ces organisations sont censées s inscrire dans une démarche humaniste et collective or l augmentation constante du nombre d organisations non gouvernementales et la crise économique les amènent à se comporter comme des entreprises à but lucratif, exerçant peu à peu du philanthropocapitalisme. «La philanthropie moderne devient de plus en plus stratégique, elle recherche à la fois l efficacité sociale et le retour sur investissement en termes d image et de réputation.» (Naigeon de Boer, 2009). Ainsi les nombreuses démarches marketing pour attirer toujours plus de donateurs sont monnaie courante. La plus choquante étant l utilisation d images de souffrance, dites «choc» pour faire réagir le public, développant un véritable «marché de la souffrance» (Dr. Pierluigi Musaro). On retrouve ainsi dans le centre de grandes villes des images d enfants malades, ce qui fait réagir quelques adultes mais choque les enfants. D autres moyens, tel que l envoi de nombreux tract par courrier postale ou électronique devient parfois indécent. Un certain Alain a réagit sur internet: «Donner à une association c'[e]st louable, à condition que l'on ne soit pas inondé de relances, de demandes incessantes...on fin[i]t par se demander si ce que l'on donne ne sert pas à enrichir la Poste, les imprimeurs...il faudrait supprimer tout ce gaspillage.» (Source : http://www.dossierfamilial.com/argent/aides/dons-ou-passe-votre-argent,261 (consulté le 03 mai 2012)). D autres personnes comme les donateurs qui soutiennent la cause du SIDA 17

avouent ne plus donner pour ne plus recevoir autant de courrier. Le public est tellement sollicité par ce marketing agressif qu il ne sait plus à qui donner, cela pouvant même conduire les donateurs à ne plus rien verser. De petites ONG n ayant pas les moyens de concurrencer les mastodontes des fonds caritatifs en médiatisant leur cause sont alors complètement oubliées par les donateurs. Alors que de petites associations peuvent réaliser de très beaux projets. On peut ainsi se demander si le charity-business, qui consiste à appliquer les préceptes des entreprises aux ONG, ne dénature pas l essence même de la notion de caritatif. 18