ISBN 978-2-8145-0350-2. Philippe Maurel & publie.net première mise en ligne le 27 août 2010 2 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

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ISBN 978-2-8145-0350-2 Philippe Maurel & publie.net première mise en ligne le 27 août 2010 2 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

Philippe Maurel Coloniales publie.net 3 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

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LA FIN DU RÉCIT 9 SCÈNE 29 UNE EXPOSITION 41 ZOOS 71 LES LIGNES NOIRES. 82 THRÈNES 107 CONSTRUCTIONS À LA PÉRIPHÉRIE 153 MONOLOGUE 172 UNE COMPRESSION 178 STÈLES 193 5 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

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«Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid.» Thomas Bernhard 7 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

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LA FIN DU RÉCIT Ces lignes ne s engagent pas sur la route entretenue du roman. Il faudrait pour cela que je définisse un espace où le récit puisse se déployer. Un espace réel ou imaginaire. Imaginaire, mais qu on affuble des attributs du réel. Quelques éléments seulement, accessoires disposés ici ou là, discrètement, mais suffisamment mis en valeur pour qu ils soient reconnus. La couleur d un arbre, comment est éclairée la rue à cette heure, à cette saison, des traces, de la couleur du sang, sur les murs de la chambre Même s il porte un nom, le nom d'un lieu, s il existe déjà en réalité, l espace d un roman est toujours une construction imaginaire, de l auteur et du lecteur l ouvrage commun. L arbre n est qu un mot, un premier lecteur se le représentera de vert vêtu tout entier au printemps, un autre nu en hiver, la rue 9 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

en plein jour ou borgne la nuit. Libre à celui qui croise ces pages de s y reconnaître, de s interroger sur ce qui s est passé sur le mur, dans la chambre. Dans le cas contraire, il est peut-être inutile de poursuivre. Ou alors il faut faire le pari que la rencontre aura lieu plus tard. Peut-être ce que je pourrais vous conseiller à présent. Le problème de ces lignes, c est qu elles n ont pas encore trouvé vers quel point elles convergent. Enfin, elles ont une vague idée de l endroit où elles se dirigent, mais elles ignorent encore comment on y parvient. L écrivain ressemble au type spirituel que Spranger nomme «théorétique» 1. L «homme de la connaissance», écrit-il, vit en dehors du temps, de l espace et des préoccupations matérielles qui intéressent les autres hommes. À ses yeux, la réalité et tout ce qui y ressemble est un problème théorique ; à vrai dire, pour lui, tout est un problème théorique. Il se désaltère, se nourrit comme quiconque, mais il le fait 1 Spranger, Lebensformen. Niemeyer Max Verlag GmbH (1966). 10 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

sans plaisir et sans que cela lui prenne trop de temps. L ennemi des réunions de famille et des échéances financières. Il peut lui arriver d oublier une facture pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois dans sa poche et de se retrouver sans eau ou sans électricité, seul, dans l obscurité et dans l obligation d interrompre ses travaux. Son problème est que, comme il ne se soucie pas des problèmes pratiques, il néglige les principes élémentaires qui sont nécessaires à la réalisation de toute idée ou de tout projet. Il pose le toit sans avoir renforcé la charpente ou imagine les motifs qui recouvrent les murs sans au préalable les avoir consolidés. Les motifs sur les murs. Trois, quatre ou cinq quadrilatères, selon la manière dont on réduit la pièce qui m entoure à des figures géométriques simples, uniformément badigeonnés de peinture blanche. Plus loin, je veux dire plus loin dans son esprit, une surface mal définie recouverte d un papier gaufré, quelque chose de végétal, des fleurs peut-être. Encore plus loin, de grandes figures géométriques ou de sim- 11 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

ples bandes de couleurs disposées de manière plus ou moins régulières. Autrefois, on situait l intrigue d un roman dans un lieu unique, une ville ou un village ; de cette manière on concentrait l action dans un espace restreint, désirs et conflits prêts à s entrechoquer entre ces limites étroites. D une certaine manière, Balzac est le premier à envisager des déplacements pour ses personnages : la montée à Paris comme unique perspective pour l entreprenant ou l ambitieux, celui qui tente d échapper à sa condition. Peut-être que les barrières sociales sont moins contraignantes dans une grande ville? Peut-être même qu elle n est pas si grande, la ville? Cette manière de réduire l activité d une cité à l agitation de quelques-uns, comme s il s agissait d un village en somme. Au 19ème siècle et jusqu aux années 1960, Paris est une destination, le point d horizon de la France des villages et des villes de province. Pas un lieu en tant que tel. C est avec le temps, avec le temps que la ville, encaissant les soubresauts de l Histoire, ramassant les déplacés en guenilles, se donnera l illusion d une identité, élèvera à sa propre gloire des 12 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

monuments composites : une bouchée d Antiquité, un soupçon de Renaissance, les débris de la guerre Comment se constitue une mémoire? Je devrais dire comment elle se construit puisque visiblement il y en a dont c est la tache de mettre le doigt sur ce qu il faut retenir ou cacher, ce qu il faut oublier. À présent, l espace s est à la fois réduit et immensément agrandi. Sur mon écran, L Aleph, la sphère fantasmée par Borges, sur mon écran, j aperçois «tous les points de l univers», pas la peine de parcourir la ville ou le monde, plus la peine d aller sur le terrain un carnet de notes à la main. Un autre roman expérimental. Qui consiste à se glisser, d une page à une autre, dans les pas de ceux qui nous racontent leur quotidien jusqu au plus petit détail, ceux qui donnent leurs recettes de cuisine, ceux qui racontent leurs voyages, ceux qui reçoivent leurs amis, ceux qui ont une opinion, qui ont lu des livres, qui ont vu des films, ceux qui photographient leurs bébés, ceux qui regardent grandir leurs enfants, qui refont leurs chambres, avant de s occuper de la cuisine, refont le 13 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

carrelage de la salle de bains, montent leur cheminée eux-mêmes, refont les peintures ou le papier-peint. Une fois tous les dix ans, peut-être plus, tous les quinze ans. Il faudrait plutôt dire «après», après quinze ans parce que c est l usure qui leur imposait cette nouvelle dépense. Chez eux tout se mesure en dépenses, c est l unité de mesure, l unité de mesure des repas et des loisirs, mais aussi des déceptions et des joies. Un choix économique donc, pas un choix esthétique. Des morceaux du précédent pendent au mur. Le même ou presque, du papier synthétique. Synthétique parce que c est plus solide et plus facile à nettoyer. Une fois tous les dix ans, on refait le décor, on reprend la scène où on l avait laissée. Des photos surtout, je fais défiler sur mon écran des photos, peu de texte, peu de phrases et des phrases de moins d une dizaine de mots, pas un récit, à peine une histoire, des faits, des événements qui n ont pour d autres gens que ceux qui les montrent aucune importance, des réflexions, des conseils, des modes d emploi que personne ne suivra, avec leurs dates, mais sans qu on sache où ils se trouvent exactement. 14 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

Les images de leurs intérieurs et de leurs quartiers d habitations. Tous semblables. Les personnages, je veux dire aussi bien les personnes qu on croise dans nos villes que ceux qu on rencontre dans les romans, les personnages ne sont nulle part à présent. Pourtant ces lignes entreprennent de les suivre, d écrire le présent. Ces lignes entreprennent de dessiner la carte de leur état présent, à la surface et en profondeur, si cela est possible, comme une coupe géologique dans laquelle on ramasse fossiles et informations, pas la carte d un état définitif parce qu ils continuent à s agiter et ils ne sont pas encore prisonniers des glaces. Une carte comme ces cartes anciennes, les cartes de la renaissance, qui faisaient le tableau, haut en couleurs, du monde connu et qui imaginait, plein d hydres et d usages étranges, le monde encore inconnu. Ou une carte d un type nouveau comme ces représentations par anamorphoses qui déforment ce qu on croit être le monde réel, sa vraie représentation, et nous le font voir, à travers le prisme thématique choisi, d un œil nouveau. 15 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

Comment s y repérer, dans cet espace inhabituel, en l absence de légende, un ensemble de points disséminés sur la carte, difficile à relier les uns aux autres, pas un roman, je l ai dit, pas un récit non plus, une succession de chapitres, ce qui peut bien les rassembler, à la fin, lorsque l échelle est connue, comment ils s emboîtent, l ordre venant ligne après ligne. Pour le moment, cela ressemble à des variations, de la musique, des agencements ou des collisions de notes, des compositions qui dérivent, délivrent une ou des mélodies familières, dans l espace et à l esprit, qui s étendent ou s arrêtent brutalement, on les reprend quelques lignes après leur déclenchement ou plus loin encore, se perdent parfois, ces variations qu on essaie vainement de faire tenir ensemble. Alors par où commencer? Par la fenêtre, me parviennent les bruits de la rue, des éclats de voix à travers les murs, des pensées qui me traversent sans prévenir. Par où commencer? Peut-être de là où ces lignes sont parties, leur point d origine, leur point d origine si l on ne considère le temps que comme le temps de l écriture, pas la durée d une vie, celui qui 16 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

commence au moment où l on se met à écrire, si l'on essaie de le prendre au vol, peut-être un peu plus tôt, peut-être à l instant, dans les instants où les phrases prennent forme dans l esprit, l esprit qui ne parvient plus à expliquer, difficile de saisir cela, dans l esprit, l esprit qui cherche seulement, l esprit qui se montre à lui-même ce qu il a trouvé, après quelques efforts et le plus souvent par hasard, saisit maladroitement, assemble ce qui parait au départ décousu, de la musique, des accords encore inconnus, des études plutôt que des variations, des exercices, noircissent les lignes, au brouillon, des études comme celles de Scriabine, Vladimir Sofronitsky les joue dans une salle du conservatoire de Leningrad, les doigts encore un peu rigides, engourdis par le froid, il n y a plus de bois de chauffage, tend l oreille pour s entendre sous le fracas des bombardements allemands, des notes, semblent surgir du néant, des sons, il les assemble, les mélange en attendant de voir s ils vont bien ensemble, s ils s accordent aux bruits de la guerre, comme on cherche à marier des couleurs, des motifs, au brouillon, ce qui peut faire sens, mais sans en être certain alors, un 17 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

brouillon sur lequel on prend le temps de se demander ce qui a les a provoqué ou suscité ces notes, d où ils surgissent, ces mots, ces phrases, comment elles se sont enclenchées, comment ces mots se sont agrégés, comment ces images se sont imposées. Il y a l éventualité d un sentiment profond, mais il est peut- être trop tôt pour creuser dans cette direction. Plus simple à présent de considérer les lignes qui s avancent comme le résultat d une réaction, de l examiner, ce qu on entend, ce qu on lit quelque part, ce qui survient plus simplement sans que l on sache pourquoi ; si l on y consacrait un peu de temps, on trouverait peut-être, mais ce n est pas absolument nécessaire, du moins cela ne le semble pas et on prend ce qui arrive, ces mots ou ces images, sur des écrans, dans la presse, des images qui peuvent parvenir jusqu à nous et disparaître, aussi vite qu elles sont arrivées, on en conserve certaines, celles qui nous arrêtent, nous immobilisent comme ce cliché, cette photographie aperçue pour la première fois dans un quotidien papier et qui s est retrouvée ensuite sur un mon écran, en mémoire. 18 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

Sur l'image, au centre, le crâne d un homme, le crâne sensiblement dégarni d un homme visiblement âgé, le reste de ses cheveux blancs ou gris ramassés en désordre sur sa nuque. On n aperçoit pas son visage parce que la photo a été prise de dos, on ne l aperçoit pas non plus parce qu il le dissimule avec un cahier ou un classeur. Pas un livre. Néanmoins son visage semble aspiré par ses lignes, glisser vers la tranche, glisser si bien que sa tête toute entière pourrait s y loger si on le refermait, sa tête pourrait s y loger à l intérieur du cahier ou du classeur. Pas à l intérieur du livre. Sa tête sur laquelle se répandent ses cheveux, en ordre dispersé, le plus grand nombre vers le bas, 19 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

quelques autres qui les croisent en provenance de la droite ou de la gauche et qui convergent vers le centre, vers la nuque. Un désordre qui s explique peutêtre parce qu il ne la voit jamais, sa nuque, alors il n en prend pas soin. Peut-être aussi parce que c est un homme âgé et que ses cheveux sont fatigués, usés comme l'ensemble de son corps. Le crâne d un homme âgé, d un grand père probablement. Comment cette image, l'image d'un grand-père, d'un homme qu'on imagine aimé et aimant, peut-elle coïncider avec celui qui restera, selon la presse viennoise, dans l'histoire criminelle autrichienne, comme l'un des monstres les plus épouvantables qu'elle ait connu? Le criminel porte un nom, Franz, mais il porte aussi d autres noms, pour éviter de le prononcer son nom, son nom d autrichien, son nom d homme, son nom de semblable : inzest-monster, le monstre de St. Georgen, cellar monster, dungeon dad, le séquestreur incestueux, le père autrichien incestueux, le violeur d enfance, le despote, le plombier à la retraite, des surnoms, des jurons, des périphrases, des hyperboles, des euphémismes, autant de manière de le contourner son 20 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

nom. Sur le papier ou sur l écran, des mots écrits en gras, en majuscules, des mots soulignés, crachés, hurlés, vomis par les mêmes qui se repaissent de telles affaires. Presque toujours les mêmes mots, dans un assemblage nouveau parfois, mais qui ne disent qu une chose en fait, disent la même chose toutes les fois, disent et repoussent à la fois, tiennent à bonne distance : la monstruosité, l absolue monstruosité. Et encore, ce ne sont pas les titres qui disent le moins ; l unique ou les deux ou trois colonnes qui suivent n ajoutent rien, délivrent partout les mêmes informations, en provenance probablement des mêmes sources, la police ou la famille, dans le même ordre ou dans un autre. Finissent par tellement se répéter, les mots, que leur violence, la violence qu ils sont censés contenir, ces mots, ne peut que s amollir, ne plus vouloir rien dire, jusqu à se perdre, sur le papier qu on jette ou la page qu on consulte par hasard. Le sentiment qu elles bégaient, ces pages, tellement elles se ressemblent. N avancent pas. Pas comme les romans, pas comme ces histoires qui vont de l avant, des histoires avec des personnages qui s incarnent, des 21 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

personnages qui nous ressemblent, parce qu on a le sentiment qu ils existent, on a le sentiment de partager l espace qu ils parcourent. Des possibles, difficiles à distinguer dans la réalité. Où les rues sont plus étroites, où les murs se jouxtent sans se toucher. Difficile de dire, difficile de hurler. La peur de déplaire, la peur du ridicule, d animer ces figures comme on agite des pantins, la peur de sombrer dans le mélodrame. Comme une fièvre qui progresse à mesure que ces lignes s enfoncent dans la nuit. Et le front qu il faut éponger. Préférer le silence, pas le mutisme, un silence résolu et éloquent, celui de l inventaire systématique des faits et des chiffres. L Histoire. Des dates, une chronologie au dessus de laquelle je me retrouve comme un général surplombant le champ de bataille ou sa représentation sur le papier. Faire des choix et des impasses. Celui déjà de l instant où ça commence. Franz nait le 9 avril 1935 à St. Georgen, à 150 km à l ouest de Vienne. Le matin du 12 mars 1938, la 8ème armée de la Wermacht franchit la frontière austro-allemande, accueillie par des fleurs et des acclamations. Le 14 mars, Hitler pénètre dans Vienne où flot- 22 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

tent déjà les drapeaux nazis. C est l Anschluss. En août 1938, un premier camp de concentration ouvre près du village de Mauthausen, sur la rive du Danube, à 22 km de Linz, en Haute-Autriche, où Adolf Hitler et Ludwig Wittgenstein ont été condisciples. Fusillés, morts d épuisement ou de maladie, gazés, on estime que plus de 118 000 personnes y ont péri. Mauthausen-Gusen, comme on le nomme parfois, est plus qu un camp, c est un complexe concentrationnaire gigantesque qui comprend de nombreux camps annexes : le château de Mittersill (un camp de femmes et un centre de recherches SS), Passau (une usine d armement), St Valentin (destiné à la construction de chars), Grossramming (affecté à la construction d une centrale), Hirtenberg (camp de femmes affecté à la fabrication de munitions), Eisenerz (affecté à l'exploitation du minerai de fer), Wiener Neudorf (production de moteurs d'avions), Amstetten (un camp pour les hommes, un camp pour les femmes, spécialisé dans la construction de chemins de fer), St Georgen 23 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

Le 17 août 1944, un denier convoi de déportés juifs quitte paris quelques jours avant la libération de la ville. Le 5 mai 1945, le camp de Mauthausen est le dernier camp libéré par les troupes américaines du général Bradley. Le 13 avril 1945, Vienne est prise par les troupes soviétiques et l Autriche, comme l Allemagne, est divisée en quatre zones d occupations jusqu en 1955. Jusqu en 1955, la capitale autrichienne, comme Berlin, se situe dans la zone soviétique. La Haute et la Basse-Autriche également. Pendant plusieurs années, à St. Georgen, en Basse-Autriche, Franz est régulièrement insulté et battu par sa mère. En 1956, il épouse Marie-Louise, 17 ans. Le 17 octobre 1961, les forces de police, dirigée par le préfet Maurice Papon, répriment brutalement une manifestation organisée par le FLN pour protester contre le couvrefeu instauré le 5 octobre. Le 17 octobre, par camions entiers, parfois empilés les uns sur les autres, 6000 à 7000 manifestants sont conduits au Palais des Sports de la porte de Versailles ; certains sont violemment maltraités, jusqu au 20 avril car la salle doit être libéré pour le concert de Ray Charles. Le 17 octobre, dans la 24 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

cour de la préfecture de police, sur l Ile de la Cité, plus de mille algériens sont accueillis rudement par les forces de l ordre : vingt victimes de traumatismes crâniens sont évacuées vers l Hôtel-Dieu. Le 17 octobre, depuis les ponts de Neuilly, d Argenteuil ou d Asnières, des corps auraient été jetés à la Seine. En 1963, la mère de Franz a plus de 70 ans ; son fils l a séquestré et emmuré pour se venger des sévices qu elle lui a fait subir. En 1965, Thomas Bernhard reçoit le prix de littérature de la ville de Brème pour Frost (Gel en français). Le 5 mars 1966, veille du 6 mars 1966, l Autriche gagne le concours Eurovision de la chanson au Luxembourg et Monika nait le 9 avril. En 1968, Franz est condamné à 18 mois de prison pour viol. À partir de 1973, au Chili, la junte militaire met en pratique la «guerre révolutionnaire». Doctrine théorisée et déjà appliquée en Algérie qui consiste à la fois à remporter un conflit sur le terrain, mais aussi à gagner la guerre dans les esprits et par tous les moyens y compris la terreur et la torture ; «guerre totale parce qu elle est une guerre qui prend les âmes comme les corps et les plie à l obéissance et 25 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

à l effort de guerre» avait dit le colonel Lacheroy, un ancien de l Indochine, lors d une de ses conférences destinées à ses compagnons de l O.A.S. En 1973, peu de temps après le coup d état du général Pinochet contre Allende, Roberto Bolaño, soupçonné d être un militant d extrême-gauche, est incarcéré huit jours et s en sort à l aide de deux anciens amis d école devenus ses geôliers ; cette histoire, l écrivain chilien la raconte, avec son humour noir habituel, dans Putas asesinas (Des putains meurtrières) qu il publie en 2001. 1976, premier viol de Monika. En 1978, Franz obtient un permis pour la construction d un abri antiatomique. En 1978, après l incendie de leur appartement de banlieue, ils emménagent eux aussi, parents, frères et sœurs, dans un pavillon préfabriqué dans un lotissement où se trouvent d autres pavillons tous identiques. Des parallélépipèdes rectangles aux cloisons étroites mais opaques. Premières fugues de Monika. Au début des années 80, Franz commence la construction de son «bunker». En 1983, la police ramène Monika à St. Georgen après qu elle ait fugué pendant trois semaines à Vienne. En 1983, une chanson en lan- 26 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

gue allemande est pour la première fois numéro un en Europe : «Wegen 99 Luftballons / 99 Jahre Krieg». À l aube du 21 avril 1986, Franz réveille Monika et l entraîne avec lui jusqu à la cave, sous le prétexte de l aider à y descendre des cartons ; il l enchaîne et referme derrière elle une épaisse porte de béton. 1988, naissance de Lola. 1991, naissance de Peter. 1994, naissance d Elisabeth. 1995, naissance d Erika.1998, naissance des jumeaux. L un d eux décédera et sera incinéré dans une chaudière. 2002, naissance d Alexander. Par la fenêtre. La nuit déploie son écran noir et j aperçois d éphémères traînées lumineuses sur les murs. Le bruit familier de l autobus qui embarque des passagers au coin de la rue. 27 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

en nombres, ces lignes auraient pu se mettre en route dans le 26, en nombres, ces lignes pourraient au moins matérialiser le 26, en se noircissant, de gauche à droite, même lentement, même maladroitement, avoir les mêmes propriétés que les ondes électromagnétiques chargées de particules de lumière, de photons, percuter les corps et les rendre visibles, pour être plus précis, imaginables ou vraisemblables pour le commun des lecteurs, en nombres, ses lignes pourraient rendre cet autobus tangible, le 26, visible malgré l obscurité matinale, l hiver encore se prolongera quelques semaines, dans le 26, des nombres, il est écrit chez Stobée, que Pythagore y portait un vif intérêt, «à la recherche sur les nombres et que, au lieu de s en tenir à l usage qu en font les marchands, il l ait fait fortement progresser, allant jusqu à assimiler toutes choses à des nombres», aux nombres, il m arrive parfois d y accorder des propriétés qui dépassent leur usage habituel, aux trois six qu on retrouve dans ma date de naissance, au six où j ai résidé un nombre incalculable de fois, à Paris ou en banlieue, de bons ou de mauvais présages, en nombres, dans le 26 que le 96 croise là où je vis, dans le 26, le 62 dans l autre sens, un autre nombre, 62, l année des Accords d Évian, l année de la fin de la Guerre d Algérie, en nombres 28 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

SCÈNE Depuis quand êtes-vous là? Quatre jours. Non. Je veux dire depuis combien de temps vivez-vous en France? Depuis 2002. Ça fait six ans Six ans, oui. En région parisienne? Dans le Vaucluse puis à Paris. Vous avez un travail? Oui. Lequel? Aide-soignante dans une maison de retraite. Depuis combien de temps? Deux ans et demi. 29 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

Et votre employeur ne vous a jamais réclamé de papiers? une pièce d identité? un titre de séjour? Non, pas la peine. Parce que je travaille pendant une semaine ou deux à la place de celle qui est malade. Puis je m en vais. Vous faites des remplacements Des remplacements, oui. Ça suffit pour subvenir à vos besoins? Ça suffit, oui. Vous avez un mari, des enfants? Non. Pas de mari, pas d enfant. Où vivez-vous? À Sevran. Dans un appartement? Une femme, une femme que j ai rencontrée à mon travail, elle me loue une chambre. Elle vient du Maroc comme vous? Oui, elle vient du Maroc, mais moi je ne viens pas du Maroc, moi je viens d Algérie. Excusez-moi. Ce n est pas grave. 30 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

C est beau l Algérie. Les bougainvilliers devant les façades blanches, les terrasses à ciel ouvert Dans mon pays, il n y a pas de bougainvilliers ni de palmiers ; les murs sont ocres comme la terre l est, ocre ; et il n y a pas non plus de terrasses, mais des toits. C est la montagne et l hiver il neige. C est vrai que l Algérie est un vaste pays. De quelle région venez-vous? Je viens du village de Had Chekala. C est un douar, un petit village d une dizaine de mechtas. À quelques kilomètres d Ammi Moussa. Dans la montagne, l Ouarsenis. C est très loin d Alger? Oui, c est très loin. C est au sud-ouest d Alger. Presque à mi-chemin entre Alger et Oran. Dans la région de Relizane. À la limite des wilayas de Relizane, Tissemsilt et Chlef. C est dans la montagne. Il n y a pas l électricité, pas le téléphone. Pas de route non plus. La vie était très difficile? Très difficile, oui. L hiver, il fait très froid ; l été, très chaud. Mais on a l habitude de vivre ainsi. On 31 PHILIPPE MAUREL COLONIALES

élève quelques bêtes, des moutons, des poulets ; on cultive un peu de légumes qu on partage avec la famille. Mais c est plus difficile aujourd hui. Les jeunes abandonnent le village et vont chercher du travail en ville. À Relizane, à Chlef, à Mostaganem. C est pour ça que vous êtes partie vous aussi? Non, c est pas pour ça. Pourquoi alors? Parce que ça a tapé. Comment? Ça a tapé. Je ne comprends pas. Ça a tapé. Ils les ont tous massacrés. De quoi parlez-vous? Qui a massacré qui? Ma mère, mon père, mes frères, mes cousins, des centaines d hommes, de femmes et d enfants on été massacrés. On parle toujours de Benthala en France, mais des massacres comme celui de Benthala en Algérie, il y en a eu des dizaines, peut-être des centaines. À Sidi Maâmar, à kherarba, à Ouled Sahnine, à Ouled Tayeb, Meknassa et à Souk El Had. À Souk El Had en même temps qu à Had Chekala. Les mêmes assas- 32 PHILIPPE MAUREL COLONIALES