Article. «La peur» Caroline Montpetit. Moebius : écritures / littérature, n 130, 2011, p. 83-86.



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Transcription:

Article «La peur» Moebius : écritures / littérature, n 130, 2011, p. 83-86. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/64963ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'uri https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'université de Montréal, l'université Laval et l'université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 28 June 2016 01:34

La peur «Tu parles trop.» Cette phrase avait été prononcée souvent par l un ou l autre d entre nous. Mais à cet instant précis, c est moi qui l avais dite. Autour de nous bourdonnait la gare centrale de Montréal. Nous étions plantés au beau milieu de la cohue, comme deux arbres d une pépinière en attente d une transplantation. Depuis quelque temps, nous sortions si peu de notre cocon familial que notre familiarité commune jurait avec l atmosphère de la gare, ouverte sur l exotisme et le voyage. Mais c était la Saint-Valentin et nous étions décidés à sortir de notre tanière pour une virée de quelques jours à New York. Neuf ans plus tôt, nous y avions rendez-vous pour le même genre d escapade amoureuse, lorsque la ville phare s était subitement éteinte sous l assaut de deux avions contre les tours jumelles du World Trade Center, le 11 septembre 2001. Notre voyage, comme celui de tant d autres, avait été annulé. Au lieu de la riche semaine culturelle qui s y préparait, les New-Yorkais avaient écouté un requiem, pleurant leurs milliers de morts et de disparus. Marqués dans mon imaginaire, il y avait ces gens qui avaient sauté des tours en flammes, à défaut de pouvoir s en échapper par les escaliers ou les ascenseurs. Un lointain cousin, qui était près des tours au moment du drame, en avait vu, traumatisé, quelques-uns tomber. Je m étais longtemps demandé comment ces oiseaux perdus avaient pu se sentir à cet instant précis où ils tombaient. Moment de liberté ultime avant la mort certaine? Panique? Griserie? À quelle vitesse tombe de si haut un corps emporté par son propre poids?

84 Depuis, les années avaient passé et nous nous étions refermés sur notre monde. La fracture entre nous s était immiscée en douceur, comme les craquelures d une peinture au plafond qu on met du temps à remarquer. Une sorte de corrosion des plaies qui s élargissaient de jour en jour, ou plutôt de mois en mois, à force d être heurtées, frottées, confrontées aux mêmes écueils. Le voyage en train de onze longues heures jusqu à New York qui s annonçait était pour nous une occasion de nous refaire une virginité. En fait, nous avions tant partagé de mots, de minutes et d air depuis les dernières années, qu il nous fallait à tout prix nous revêtir d un silence comme d une pudeur nouvelle, un voile discret sur nos intimités. Cela avait commencé par le ménage. Un déplacement constant des objets usuels. Des remarques quotidiennes qui tombaient toujours dans la même blessure, exacerbée de stress à n en plus pouvoir rien endurer. «Il faudrait faire le ménage», disais-tu jour après jour, soulevant une question que ni l un ni l autre, à court de temps et d énergie, n arrivions à résoudre, ce qui la rendait plus insupportable encore. Une goutte de poison dans le langage. Même l installation dans le train était laborieuse, cette valise que tu avais tenu à partager, sans toutefois te priver de commenter la quantité de vêtements que j y avais logés. Lorsque nous sommes entrés dans le wagon, il y avait un homme assis à ta place. Tu lui as poliment montré ton billet. Il s est levé pour s asseoir sur un siège dans l autre rangée, juste à côté de nous. Tu voulais placer la valise dans le compartiment au-dessus de nos têtes, mais l homme assis dans le siège d à côté t a demandé, avec un fort accent arabe, de la mettre dans le compartiment adjacent. Tu t es exécuté, sans poser de questions, mais voilà que cet homme avait retenu notre attention, au point de nous distraire quelque temps de notre guerre chronique, de nos blessures respectives. Le train roula dans la campagne québécoise, puis s immobilisa aux douanes. Un groupe de douaniers entra dans le wagon. «What are you going to do in the United States? demandaient-ils à chacun de nous, une pointe d agressivité dans la voix. Bring any food, lemons, avocados? Plants, flowers, wood?»

La peur 85 Après avoir tendu un passeport marocain, notre voisin de siège a été invité à suivre les douaniers dans un local extérieur. Le train s était définitivement immobilisé. J ai saisi un de mes trois guides de New York, cachés dans une pochette extérieure de la valise. «Tu en as apporté beaucoup trop!» te serais-tu exclamé si tu m avais vue les y poser. Celui que j ai ouvert portait sur New York insolite. Et la frustration de l attente dans cet espace restreint a vite ravivé nos éternelles discussions. «Ce soir, je voudrais aller à ce restaurant, un restaurant un peu miteux, typique du New York des années 1980, où il y avait encore des gangs de rue et des clochards.» dis-je. «Mais non, tu veux rester à l hôtel en arrivant, il sera trop tard pour sortir. Nous serons fatigués.» Un silence lourd de tension se posa entre nous. Les douaniers finirent par libérer notre voisin, une bonne demi-heure plus tard. Avant de s asseoir, il lança un regard inquiet sur le compartiment au-dessus de nous. Le train s ébranla de nouveau. À la fenêtre, l Amérique rurale se déploie dans toute sa trivialité, carcasses de voitures endormies sous la neige, cours arrières aux clôtures béantes que le train traverse impudemment. L homme regarde fréquemment le compartiment à bagages. «Trouves-tu qu il a l air étrange?» finis-tu par me demander. «Peut-être, un peu.» répondis-je. Nous lançons des coups d œil interrogateurs au compartiment à bagages. Puis, nous nous regardons en silence. Et s il y avait là une bombe? semblons-nous nous demander tous les deux. Mais les mots restent à la frontière de nos lèvres. Tu plonges le nez dans une revue d architecture. Je sors de la pochette cachée de la valise un livre de Luc Lang, 11 septembre mon amour. Notre voisin sort son cellulaire et entreprend une longue conversation en arabe dont on ne capte que quelques bribes, ponctuées de naam, naam. Il finit par raccrocher. «Tu ne trouves pas qu ils l ont retenu longtemps aux douanes?» te demandai-je après quelques minutes. «C est

86 sûr qu ils sont assez vigilants, surtout avec les ressortissants de pays arabes.» me répondis-tu. Le téléphone de notre voisin sonne de nouveau. Cette fois, il parle plus rapidement et plus durement. On entend de temps en temps New York, New York, dans son discours. Il raccroche de nouveau, un peu sèchement. «Il me semble qu il est un peu nerveux.» te dis-je encore. «Imagine-toi dans quel état devaient être les kamikazes dans les avions, le 11 septembre.» répondis-tu. Il y avait eu des documentaires, des films sur le sujet. On avait appris que l un des kamikazes avait fait des études en architecture. Un autre, loin de l image qu on se fait du fondamentaliste type, aimait la bière et les femmes. Le terrorisme a comme caractéristique de ne viser personne et tout le monde en même temps. Désormais, on avait l impression qu il pouvait survenir n importe où. Et un kamikaze potentiel pouvait ressembler à peu près à n importe qui. Tu te replonges dans ta revue. Je continue d observer notre voisin qui ouvre un exemplaire du Coran. Il est concentré et calme. Je le regarde longtemps, avant de m endormir moi-même, un livre à la main. Des heures plus tard, je me réveille en sursaut. Dehors, il fait nuit. On voit la ville illuminée qui se mire dans les eaux noires de la rivière Hudson. Le train finit par s immobiliser à la gare Penn. Tu te retournes vers moi : «Bonne Saint-Valentin!» dis-tu en me collant un long baiser sur les lèvres. Notre voisin se lève, pressé de récupérer son bagage. Il ouvre le compartiment sous nos yeux interrogateurs. En retire un magnifique et gigantesque bouquet de fleurs, mêlant roses, iris et oiseaux du paradis. Il regarde ses fleurs, nous sourit et s empresse de quitter le train, d un pas léger.