PAUL AUSTER. Seul dans le noir ROMAN TRA DUIT DE L ANGLAIS (ÉTATS- UNIS) PAR CHRISTINE LE BŒUF BABEL



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Transcription:

PAUL AUSTER Seul dans le noir ROMAN TRA DUIT DE L ANGLAIS (ÉTATS- UNIS) PAR CHRISTINE LE BŒUF BABEL

Seul dans le noir, je tourne et retourne le monde dans ma tête tout en m effor çant de venir à bout d une insom nie, une de plus, une nuit blanche de plus dans le grand désert amé ri cain. À l étage, ma fille et ma petite- fille sont endor mies, seules, elles aussi, cha cune dans sa chambre : Miriam, quarante- sept ans, ma fille unique, qui dort seule depuis cinq ans, et Katya, vingt- trois ans, la fille unique de Miriam, qui a dormi quelque temps avec un jeune homme du nom de Titus Small mais Titus est mort et main te nant Katya dort seule avec son cœur brisé. Lumière écla tante, et puis obs cu rité. Le soleil qui se déverse de tous les coins du ciel, suivi par les ténèbres de la nuit, les étoiles silen cieuses, le murmure du vent dans les branches. C est la rou tine. Il y a plus d un an main te nant que je vis dans cette mai son, depuis qu on m a laissé sor tir de l hôpi tal. Miriam a insisté pour que je vienne ici et d abord nous n étions que nous deux, avec une infir mière de jour qui s occu pait de moi pen dant que Miriam était au tra vail. Et puis, trois mois plus tard, le ciel est tombé sur la tête de Katya, elle a aban donné ses 9

études de cinéma à New York et elle est reve nue habi ter chez sa mère dans le Vermont. Ses parents lui avaient donné le pré nom du fils de Rembrandt, le petit gar çon des tableaux, l enfant aux che veux d or sous une toque rouge, l éco lier rêveur qui s efforce de comprendre ses leçons, le petit garçon qui s est mué en un jeune homme ravagé par la mala die et qui est mort à guère plus de vingt ans, exac te ment comme le Titus de Katya. C est un prénom fatal, un pré nom dont il fau drait à jamais bannir l usage. Je pense sou vent à la mort de Titus, à l affreuse his toire de cette mort, aux images de cette mort, aux consé quences dévas ta trices de cette mort sur ma mal heu reuse petite- fille, mais je ne veux pas aller par là main te nant, je ne peux pas aller par là main te nant, il me faut repous ser cela aussi loin de moi que pos sible. La nuit est jeune encore et, cou ché dans mon lit, le regard perdu dans l obs cu rité audessus de moi, une obs cu rité si noire que le pla fond est invi sible, je commence à me rap pe ler l his toire que j ai commen cée la nuit der nière. C est ce que je fais quand le som meil se refuse à moi. Cou ché dans mon lit, je me raconte des his toires. Elles ne valent sans doute pas grand- chose mais, du moment que j y suis plongé, elles m empêchent de pen ser à ce que je pré fé re rais oublier. La concen tra tion peut être un pro blème, tou te fois, et, très sou vent, mon esprit finit par déri ver de l his toire que j essaie de raconter vers les sujets aux quels je ne veux pas penser. Rien n y fait. Je vais d échec en échec, bien plus d échecs que de réus sites, mais cela ne signi fie pas que je ménage mes efforts. 10

Je l ai mis dans un trou. Ça me sem blait un bon début, une façon pro met teuse de mettre les choses en train. Mettre un homme endormi dans un trou et voir ce qui se passe quand il se réveille et tente d en sor tir. Je parle d un grand trou dans le sol, profond de près de trois mètres, creusé de manière à for mer un cercle par fait, avec des parois lisses en argile dense et soli de ment tas sée, si dures que leur sur face a la consis tance de la terre cuite, voire du verre. C est dire que, lorsqu il aura ouvert les yeux, l homme dans le trou sera inca pable de s en extirper. À moins qu il ne dis pose d un équi pe ment d alpi niste un mar teau et des pitons d acier, par exemple, ou une corde qui lui per met trait de s arrimer à un arbre proche mais cet homme n est pas équipé et, une fois qu il aura repris conscience, il compren dra bien tôt la gra vité de sa situa tion. Et c est ce qui se passe. L homme revient à lui et se découvre étendu sur le dos, les yeux levés vers un ciel ves pé ral sans nuages. Il s appelle Owen Brick, et il n a aucune idée de la façon dont il est arrivé à cet endroit, aucun sou ve nir d être tombé dans ce trou cylin drique dont il éva lue le dia mètre à un peu moins de quatre mètres. Il s assied. À sa sur prise, il est vêtu d un uni forme mili taire en gros drap grisâtre. Il a un calot sur la tête et aux pieds une paire de bot tines de cuir noir pati nées, lacées au- dessus de la che ville avec un double nœud bien serré. Il y a, sur chaque manche du blou son, deux galons indi quant que l uni forme appar tient à quelqu un qui a le grade de capo ral. Cet indi vidu pour rait être Owen Brick, mais l homme dans le trou, dont 11

le nom est Owen Brick, ne se sou vient pas d avoir servi dans l armée ni d avoir combattu dans une guerre à quelque moment de sa vie que ce soit. À défaut d autre expli ca tion, il sup pose qu il a reçu un coup sur la tête et momen ta nément perdu la mémoire. Quand il pro mène les doigts sur son crâne à la recherche de plaies et de bosses, il ne trouve néan moins trace ni d enflure, ni de coupure, ni de contu sion, rien qui puisse sug gé rer qu un tel dom mage ait eu lieu. Alors, quoi? A- t-il subi quelque trau ma tisme débi li tant ayant mis hors cir cuit des par ties impor tantes de son cer veau? Peut- être. Mais, à moins que le sou ve nir de ce trau ma tisme ne lui revienne tout à coup, il n aura aucun moyen de le savoir. Après cela, il commence à envi sa ger la pos si bi lité qu il se trouve chez lui, endormi dans son lit, pris dans un rêve d une lucidité sur na tu relle, un rêve si réa liste et si intense que la fron tière entre rêve et conscience a pra tique ment dis paru. Si tel est le cas, il n a qu à ouvrir les yeux, sau ter du lit et aller à la cui sine se pré parer le café du matin. Mais comment ouvrir les yeux alors qu ils sont déjà ouverts? Il bat plu sieurs fois des pau pières, dans l espoir pué ril de rompre ainsi le sor ti lège mais il n y a pas de sor ti lège à rompre, et le lit magique ne se maté ria lise pas. Une bande d étour neaux passe au- dessus de lui, tra verse son champ de vision en cinq ou six secondes et dis pa raît dans le cré pus cule. Brick se lève pour ins pec ter les lieux et, ce fai sant, il prend conscience d un objet qui fait une bosse dans la poche avant gauche de son pan ta lon. Cet objet est 12

un por te feuille, son por te feuille, lequel contient, outre soixante- seize dol lars amé ri cains, un permis de conduire déli vré par l État de New York à un nommé Owen Brick, né le 12 juin 1977. Cela confirme ce que Brick sait déjà : qu il est un indi vidu proche de la tren taine, domi ci lié à Jackson Heights, dans le Queens. Il sait aussi qu il est marié avec une femme du nom de Flora et que depuis sept années il exerce la profession de magicien, principalement à l occa sion d anni ver saires des enfants de la ville, où il se pro duit sous le nom de scène de Great Zavello, le Grand Zavello. Ces réa li tés ne font qu aggra ver le mys tère. S il est à ce point cer tain d être ce qu il est, comment se fait- il qu il se retrouve au fond de ce trou, vêtu d un uni forme de capo ral, pas moins, sans papiers, sans médaille ni carte d iden tité militaire prou vant son sta tut de sol dat? Il ne met pas long temps à comprendre que sortir de là est hors de ques tion. Le mur cir cu laire est trop haut et, quand il le frappe de sa bot tine afin d en entailler la sur face et d y créer une prise quelconque lui per met tant de grim per, c est avec pour seul résul tat un gros orteil dou lou reux. La nuit tombe rapi de ment et l atmo sphère fraî chit, une fraî cheur prin ta nière et péné trante s insi nue en lui et, s il commence à avoir peur, Brick est encore, pour le moment, plus éber lué qu inquiet. Il ne peut néan moins s empê cher d appe ler à l aide. Jusqu à présent, tout a été silen cieux autour de lui, ce qui donne à pen ser qu il se trouve en un lieu reculé, dans quelque cam pagne inha bi tée, où l on n entend d autres bruits que quelques cris d oiseaux et le 13

murmure du vent. Comme sur ordre, tou te fois, comme obéis sant à une aber rante logique de cause à effet, à l ins tant où il crie au secours, des tirs d artillerie éclatent au loin et le ciel cré pus cu laire s illu mine, zébré par des comètes des truct rices. Brick entend des mitraillettes, des gre nades qui explosent et, au- dessous, sans doute à des kilo mètres de là, un chœur assourdi de voix humaines qui hurlent. C est la guerre, comprend- il, et il est un sol dat dans cette guerre, mais sans armes à sa dis po si tion, sans aucun moyen de se défendre en cas d attaque et, pour la pre mière fois depuis qu il s est réveillé dans ce trou, il a bel et bien peur. Les tirs conti nuent pen dant plus d une heure, et puis ils s atté nuent pro gres si ve ment et le silence revient. Peu après, Brick entend un bruit loin tain de sirènes, et il en déduit que des véhi cules de pom piers se hâtent vers les immeubles endom ma gés durant l attaque. Ensuite les sirènes se taisent à leur tour et le calme se réta blit. Brick a beau avoir froid et peur, il est de sur croît épuisé et, après avoir arpenté sa pri son cylin drique jusqu à ce que les étoiles apparaissent dans le ciel, il s allonge sur le sol et réus sit enfin à s endor mir. Au petit matin, il est réveillé par une voix qui l inter pelle d en haut. Brick regarde en l air et aperçoit le visage d un homme qui dépasse du bord du trou et, comme ce visage est tout ce qu il peut voir, il sup pose que l homme est cou ché à plat ventre. Capo ral, dit l homme. Capo ral Brick, il est temps de se remuer. 14

Brick se met debout et, main te nant que ses yeux ne sont plus qu à un mètre envi ron du visage de l inconnu, il constate que l homme est un type basané, à la mâchoire car rée cou verte d une barbe de deux jours, et qu il est coiffé d un calot mili taire iden tique à celui que lui- même a sur la tête. Avant que Brick ait pu pro tester qu il ne demande rait pas mieux que de se remuer, mais qu il lui est impossible de faire quoi que ce soit de ce genre, la tête de l homme disparaît. Ne vous en faites pas, l entend- il dire. On va vous sor tir de là en un rien de temps. Suit, quelques ins tants plus tard, le bruit d un mar teau ou d un maillet de fer frap pant un objet métal lique et, parce que le bruit devient plus sourd à chaque coup frappé, Brick se demande si l homme n est pas en train d enfon cer un piquet dans le sol. Et, si c est un piquet, alors peut- être qu un bout de corde y sera bien tôt atta ché et qu à l aide de cette corde Brick pourra grim per hors du trou. Le bruit cesse, une tren taine de secondes s écoulent encore et puis, juste comme prévu, une corde tombe à ses pieds. Brick est un magi cien, pas un adepte de la muscu la tion, et même si grim per un ou deux mètres de corde ne consti tue pas une tâche exces si ve ment ardue pour un homme de trente ans en bonne santé, ce n est pas sans grande dif fi culté qu il se hisse vers le som met de la paroi. Celle- ci ne lui est d aucun secours car les semelles de ses bot tines glissent à tous les coups sur la sur face lisse et, quand il tente de coin cer la corde entre ses pieds, il ne réus sit pas 15

à s assu rer une prise solide, ce qui signi fie qu il ne peut comp ter que sur la force de ses bras et, compte tenu que ses bras ne sont ni mus clés ni puis sants, compte tenu que la corde est faite d un maté riau gros sier et lui brûle donc les paumes, cette opé ra tion toute simple prend des allures de combat. Quand il approche enfin du bord et que l homme lui sai sit la main droite et le hale jusqu au niveau du sol, Brick se sent à la fois hors d haleine et penaud. Après une per for mance aussi lamen table, il s attend à des moque ries pour sa nul lité mais, miracle, l homme s abs tient de tout commen taire déso bli geant. Tout en se met tant péni ble ment debout, Brick observe que l uni forme de son sau ve teur est le même que le sien, à la seule excep tion qu il a trois galons et non deux sur les manches de son blou son. Il y a un brouillard épais, et Brick a du mal à dis tinguer où il se trouve. Un endroit isolé quelque part à la cam pagne, ainsi qu il s en dou tait, mais nulle trace de la ville ou du village que visait l attaque de la veille. Les seules choses qu il arrive à dis cer ner à peu près net te ment sont le piquet en métal avec la corde nouée autour, et une jeep écla bous sée de boue garée à trois mètres du bord du trou. Capo ral, dit l homme en gra ti fiant Brick d une poi gnée de main ferme et enthou siaste. Je suis Serge Tobak, votre sergent. Plus connu sous le nom de Serge le serge. Brick baisse les yeux vers l homme, qui doit mesu rer au moins six pouces de moins que lui, et répète d une voix sourde : Serge le serge. 16

Je sais, dit Tobak. Très futé. Mais le nom a pris, et je n y peux rien. Si j arrive pas à les faire taire, j ai plus qu à dire comme eux, hein? Qu est- ce que je fiche ici? demande Brick d une voix dont il s efforce d éli mi ner l angoisse. Ressaisis- toi, mon gars. Tu fais la guerre. Tu croyais que c était quoi? Une excur sion à Disney Land? Quelle guerre? Ça veut dire qu on est en Irak? En Irak? Qui se sou cie de l Irak? L Amérique fait la guerre en Irak. Tout le monde sait ça. On s en fout, de l Irak. C est l Amérique, ici, et l Amérique se bat contre l Amérique. Qu est- ce que vous racontez? La guerre civile, Brick. T es au cou rant de rien? Quatre ans, que ça dure. Mais main te nant que tu es là, ça sera bien tôt fini. Tu es le gars qui va y mettre fin. Tu es le gars par qui ça va arri ver. Comment connaissez- vous mon nom? Tu es dans ma sec tion, abruti. Et ce trou? Qu est- ce que je fabri quais làdedans? Pro cé dure nor male. Toutes les nou velles recrues nous arrivent comme ça. Mais je n ai rien signé. Je ne me suis pas engagé. Bien sûr que non. Per sonne ne s engage. Mais c est comme ça. Tu vis ta vie et, d une minute à l autre, te voilà dans la guerre. Brick est tel le ment ahuri par les pro pos de Tobak qu il ne trouve rien à dire. 17