RECOURS COLLECTIFS - LA COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE : UNE QUESTION PRÉLIMINAIRE Par : Catherine Piché Fasken Martineau DuMoulin s.r.l. Tour de la Bourse Bureau 3400, C.P. 242 800, Place Victoria Montréal (Québec) H4Z 1E9 cpiche@mtl.fasken.com www.fasken.com Montréal, le 10 janvier 2005
RECOURS COLLECTIFS - LA COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE : UNE QUESTION PRÉLIMINAIRE Le 14 décembre 2004, la Cour d appel du Québec dans l arrêt Québec (Procureur général) c. Charest 1 a rejeté un recours collectif exercé par les conjoints survivants de même sexe ayant été privés de bénéfices, rentes, prestations ou avantages, au motif que ce litige ne relevait pas de la Cour supérieure, mais plutôt de la compétence exclusive des tribunaux et organismes spécialisés québécois. Du fait même, elle a réitéré la position qu elle avait prise dans l arrêt Société Asbestos ltée c. Charles Lacroix et Régie des rentes du Québec et Compagnie d'assurance Tender Life, 2 qui traitait de la controverse jurisprudentielle quant au moment où l'incompétence ratione materiae doit être soulevée dans le cadre d'un recours collectif. Les faits Dans Charest, le statut de représentant est demandé pour le compte d un groupe formé de personnes physiques, soit : «Toute personne qui, ayant été le conjoint ou la conjointe d'une personne de même sexe qui est décédée entre le 28 juin 1976 et le 16 juin 1999, a été privée de bénéfices, rentes, prestations ou avantages conférés au conjoint survivant de sexe opposé par l'une et ou l'autre des lois suivantes du Québec: Loi sur les accidents du travail 3 ; Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles 4 ; Loi sur l'assurance automobile 5 ; Loi sur les régimes de rentes du Québec 6 ; ( )» La requête pour autorisation d exercer un recours collectif est intentée contre le Procureur général du Québec, la Régie des rentes du Québec, la Commission administrative des régimes de retraite et d assurances, la Commission de la santé et de la sécurité du travail et la Société de l assurance automobile du Québec. Monsieur Charest entreprend ce recours parce qu il vivait maritalement avec monsieur Robert Caisse de 1976 jusqu au décès de ce dernier le 22 avril 1990 et n a pu bénéficier des rentes à titre de conjoint survivant. De fait, avant le 16 juin 1999, plusieurs lois ne reconnaissaient pas les conjoints survivants de même sexe. Selon monsieur Charest, ces lois comportent une discrimination fondée sur l orientation sexuelle et sont contraires à la Charte des droits et libertés de la personne 7 et à la Charte canadienne des droits et libertés 8. En pratique, même si, depuis 1999, la loi a été modifiée afin de mettre fin à cette discrimination, les organismes et le gouvernement n acceptent pas de payer l ensemble des prestations pour les décès antérieurs à 1999. 1 2 3 4 5 6 7 8 REJB 2004-81652 (C.A.) (jj. Rochon, Rayle et Hilton); (ci-après Charest ) ; J.E. 2004-1808 (C.A.) (jj. Mailhot, Morissette et Lemelin (ad hoc)); (ci-après Société Asbestos ); demande d autorisation d en appeler à la Cour suprême du Canada déposée le 3 novembre 2004 ; L.R.Q., c. A-3; L.R.Q., c. A-3.001; L.R.Q., c. A-25; L.R.Q., c. R-9; L.R.Q., c. C-12; L.R.C. 1985, app. II, no. 44, annexe B, partie I;
Dans la requête initiale pour autorisation, la principale conclusion recherchée est de : «permettre à chacun des membres du groupe de se prévaloir des bénéfices, rentes, prestations ou avantages conférés aux conjoints survivants à chacune des Lois en cause en suivant la procédure et les formalités prévues auxdites Lois et ce dans un délai de un an du jugement final à intervenir en l'instance.» Au surplus, des dommages exemplaires sont demandés. Les requêtes en exception déclinatoire Dans l affaire Charest, les intimés ont présenté cinq requêtes en exception déclinatoire pour cause d'absence de compétence de la Cour supérieure à trancher le litige. Dans cette affaire, les appelants allèguent : (1) que l'essence du litige vise l'obtention de bénéfices, rentes, prestations ou avantages conférés par les différentes lois en cause et ; (2) que de telles demandes relèvent de divers tribunaux spécialisés auxquels le législateur a attribué une compétence exclusive. Le juge de la Cour supérieure, d abord saisi de ces requêtes en exception déclinatoire, les juge prématurées et les réfère au juge ultimement saisi de l'audition au fond du litige. L affaire Société Asbestos et la compétence ratione materiae Entre-temps, l arrêt de la Cour d appel dans Société Asbestos tranche une controverse jurisprudentielle à ce sujet. La Cour d appel juge que, sauf circonstances exceptionnelles, le juge de la Cour supérieure saisi d'une requête en exception déclinatoire fondée sur l'absence de compétence ratione materiae doit, avant le prononcé du jugement autorisant l'exercice du recours collectif, trancher le moyen déclinatoire. On se souviendra que jusqu'à récemment, le moment où l'incompétence ratione materiae devait être soulevée dans le cadre d'un recours collectif faisait l objet d une jurisprudence partagée au Québec. Un courant jurisprudentiel tendait à déférer cette question à un stade ultérieur parce qu'au stade de la requête en autorisation, le recours collectif n'est pas encore formé. 9 La Cour d appel dans Société Asbestos refuse de souscrire à ce courant jurisprudentiel, distinguant ou catégorisant plutôt les divers types de moyens préliminaires soulevés par les parties. Dans le cas de l'exception déclinatoire ratione loci, la Cour d appel explique que la jurisprudence s'accorde, avec raison, pour déférer la question au juge d'autorisation. 10 Par contre, dans le cas de requêtes en exception déclinatoires ratione materiae ou de litispendance, la Cour d appel fait état de trois causes où la compétence de la Cour a été décidée avant l'autorisation et de deux causes où les juges ont déféré la requête à l étape de l'autorisation. La Cour d appel conclut sur cette question, aux paragraphes 21 et 22 du jugement : 9 Voir: Regroupement des citoyens contre la pollution et al. c. Alex Couture Inc. et al., REJB 2002-34396 (C.S.). 10 Option Consommateurs c. Servier Canada Inc., [2003] R.J.Q. 470 (C.S.).
«[21] Parce qu'elles sont d'ordre public, l'on ne peut déroger aux règles d'attribution édictées par le Code de procédure civile. Il va de l'intérêt de la saine administration de la justice que l'incompétence ratione materiae puisse être soulevée à la première occasion. Les tribunaux ont à maintes reprises souligné l'importance de soulever l'incompétence ratione materiae afin d'éviter qu'un tribunal se saisisse à tort d'une affaire. Notre Cour a établi que l'incompétence ratione materiae pouvait être soulevée en tout état de cause, et ce, même en appel. Je ne vois rien qui puisse empêcher l'application des règles de la compétence ratione materiae des tribunaux à l'étape de la requête d'autorisation. [22] Lorsque le législateur utilise les termes «tribunal» et «jugement», dans le Code de procédure civile, aux articles 1002-1010.1, il doit nécessairement s'agir d'un tribunal compétent. La compétence ratione materiae étant d'ordre public, un tribunal qui n'a pas la compétence d'attribution requise ne peut se prononcer sur le déroulement d'un recours collectif. Reporter les questions de compétence ratione materiae à un stade ultérieur à la requête en autorisation mènerait à des cas absurdes. ( )» Par ailleurs, la Cour d appel dans Société Asbestos précise qu il peut survenir, cependant, des cas exceptionnels, où le juge saisi de la requête pour absence de compétence ratione materiae ne sera pas en mesure de statuer sur la requête à ce stade de la procédure à cause, par exemple, de la complexité de la preuve requise pour résoudre la question. Dans ce cas exceptionnel, la requête pourrait être référée au juge siégeant lors de l audience de la requête en autorisation. Pour ces raisons, la Cour d appel dans Société Asbestos juge qu'il n'est pas prématuré de soulever une requête en exception déclinatoire ratione materiae avant le prononcé du jugement d'autorisation d'exercer le recours collectif. La compétence rationae materiae, un moyen préliminaire Suivant le raisonnement de la Cour dans Société Asbestos, la Cour d appel dans Charest choisit de disposer des requêtes en exception déclinatoire ratione materiae avant le prononcé du jugement d'autorisation. Elle conclut que la Cour supérieure était sans compétence pour trancher le litige, puisque le législateur a confié explicitement, dans les différentes lois en cause, aux organismes administratifs et, le cas échéant, au Tribunal administratif du Québec ou encore aux tribunaux d'arbitrage ou à la Commission des lésions professionnelles le soin de trancher les litiges. De fait, elle ajoute que ces différents tribunaux de révision ont le pouvoir de décider toute question de droit ou de fait nécessaire à l'exercice de leur compétence et ont tous les pouvoirs de trancher toute
question relative à la Charte des droits et libertés de la personne et à la Charte canadienne des droits et libertés. Pour toutes ces raisons, la Cour d appel accueille l'appel et rejette la requête pour autorisation d'exercer un recours collectif de l'intimé Charest. Nous avons été avisés que le requérant examine aujourd hui la possibilité d'un pourvoi devant la Cour suprême du Canada. 11 Il est aisé de conclure que les décisions dans Charest et Société Asbestos semblent clore de manière très logique le débat au Québec au sujet de la compétence d attribution. De fait, dans la mesure où la procédure de recours collectif requiert du justiciable qu il demande l autorisation de plaider pour autrui sans mandat, par exception au principe fondamental énoncé à l'article 59 du Code de procédure civile, et alors que ce type de recours constitue une série de recours individuels qui doivent exister en droit, la détermination de la compétence de la Cour est une question cruciale qui doit être tranchée dès que possible. De plus, il est important de souligner que ces décisions offrent des pistes de réflexion intéressantes au sujet des autres moyens préliminaires, notamment au sujet de la requête en exception déclinatoire pour absence de compétence territoriale. 11 Par ailleurs, il est important de noter que le 26 novembre 2004, la Cour d appel de l Ontario a prononcé un jugement favorable dans un recours collectif similaire sur les droits des couples de même sexe relativement au régime fédéral de pensions. Dans cette affaire, la Cour d appel de l Ontario a jugé que les gais et lesbiennes de la province de l Ontario avaient droit aux bénéfices attribués aux époux survivants sous le Régime de pensions du Canada, et ce, depuis le 17 avril 1985, soit le jour d entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés. Voir : Hislop v. Canada (Attorney General), [2004] O.J. No. 4815. De plus, l'exercice d'un recours collectif similaire a été autorisé en juillet 2002 par la Cour suprême de la Colombie-Britannique : Brogaard v. Canada, [2002] B.C.J. No. 1775. Par contre, la Cour du banc de la reine de Saskatchewan a refusé de certifier le recours collectif similaire intenté dans la province le 4 février 2003 : Daniels v. Canada, [2003] S.J. No. 73.