JEAN-PAUL MONTEIL Équilibre facial et sourire Weegee, Marilyn Monroe, vers 1960, International Center of Photography, New York. Regardez le funambule sur son fil. Il s équilibre grâce à un balancier qu il tient horizontal, bien serré dans ses mains. Il agrandit ainsi son polygone de sustentation et, par cet élargissement factice, réduit les déplacements de son centre de gravité. Sommes-nous en difficulté sur un terrain escarpé, aussitôt nous écartons les bras pour garder notre aplomb. Ainsi le sourire, horizontal, écarté sur les côtés de part et d autre des commissures des lèvres qu il relève un peu, équilibre le visage et fixe l attention de notre visà -vis sur l axe médian de la face, l axe de la communication : en haut et en bas les yeux et les lèvres, horizontaux, et au milieu le nez. 91
Et si l on veut rendre un visage plus doux, plus sympathique, moins rébarbatif, si un sentiment agréable nous envahit, alors, tels les bras qui s écartent, le sourire élargit la bouche et le plissement des paupières élargit la barre horizontale des deux yeux. Il équilibre notre visage dans la mimique et l embellit. Il y a «au repos» de beaux visages, agréables à regarder. Il faut parler alors de stabilité plus que d équilibre, qui est par nature instable et ne peut se révéler que dans le mouvement. Le roi Philippe «le Bel» passait pour ne jamais sourire. La célébrité de Buster Keaton ne doit rien à son sourire. Ses traits en sont-ils pour autant désagréables? N arrivent-ils pas à exprimer des émotions au-delà d une apparente impassibilité? Le sourire est un cadeau qu on donne aux autres, au monde, à soi, celui d un visage plus agréable par un mouvement musculaire, un aménagement de sa physionomie et ce, par une action volontaire, en partie consciente. C est un mouvement vers les autres. Et, plus simplement, c est un mouvement des muscles de la face, les muscles peauciers appelés aussi muscles de l expression et de la mimique. Ces muscles sont superficiels, sous la peau, et ont trois particularités : ils ont tous au moins une insertion cutanée, dans la peau qu ils mobilisent ; ils sont groupés autour des orifices de la face qu ils agrandissent on les appelle muscles dilatateurs ou rétrécissent ce sont les constricteurs ; ils sont tous commandés par le nerf facial, septième paire des nerfs crâniens. Les anatomistes les groupent en muscles des paupières et des sourcils, muscles du pavillon de l oreille souvent atrophiques chez l homme, muscles du nez, et muscles des lèvres. Rouvière en décrit 23 par côté dont 13 pour l action des lèvres seules. Certains muscles, par leur contraction et leur action synergique, conjointe avec les autres, vont produire une expression : joie, plaisir, tristesse, attention, émotion, stupeur, colère, souffrance, dégoût, dépit, morgue Ces expressions peuvent être volontaires ou inconscientes. Une stimulation électrique musculaire bien choisie peut les reproduire. La joie et le contentement vont se traduire par une élévation et un étirement transversal des orifices la bouche, le nez, les yeux avec différentes nuances. Mais le sourire s imprime sur tout le visage. Les muscles zygomatiques et releveurs propres et communs des lèvres sont les effecteurs du rire : ils attirent en dehors et élèvent les commissures des lèvres. Le muscle risorius est, lui, le muscle du sourire ; il est propre à l homme et c est son action, séparée de celle du grand zygomatique, qui crée ces fossettes si charmantes chez certaines personnes. L unicité de la commande nerveuse et la répartition, différente d un individu à l autre, des terminaisons de nerfs dans les différents 92
Équilibre facial et sourire muscles, les interconnexions entre les branches distales du nerf facial ou anastomoses expliquent qu un muscle ne fonctionne pas isolément et que l action d autres groupes musculaires, souvent proches, va compléter l expression produite. On sourit et le nez se dilate, deux sillons se creusent de chaque côté de ses ailes ; des petits plis apparaissent quelquefois sur son dos. C est alors l action combinée du dilatateur des narines, du releveur de l aile et du pyramidal. L angle externe des paupières se plisse et la fente palpébrale s étire par l action de l orbiculaire des paupières. On peut même chez certains voire les pavillons des oreilles bouger. Si l action musculaire est forcée, contrôlée, voulue, alors ces interconnexions sont moins actives et le sourire est forcé : c est presque une grimace. Le sourire naturel est inconscient, spontané, et propre à chaque individu. Le sourire n est pas que le fait d une action neuromusculaire. La face est une construction mobile avec une charpente (le squelette ostéo cartilagineux), des murs (les tissus mous, peau, tissus cellulaires sous-cutanés, muscles, glandes), et un intérieur (les dents). Les déformations, acquises ou congénitales de chacun des éléments de cette construction vont perturber et détériorer le sourire. Une lèvre supérieure fine brève, qui manque de hauteur, peu musclée, sur une denture supérieure légèrement proéminente, donne un sourire étroit et un peu crispé et qui peut abaisser une pointe de nez fine et tendue. Au contraire, une lèvre épaisse charnue donne un sourire large, ouvert, sensuel quelquefois. Dans un visage allongé, avec un menton puissant, rétrus ou proéminent, le maxillaire supérieur est long, développé en hauteur, souvent étroit en arrière : le sourire est alors dit «gingival» parce qu il découvre plus de gencive que de dents. À l inverse, si le maxillaire supérieur est court, petit, reculé, le sourire est pauvre, faible, étriqué et presque triste parce qu on voit peu les dents ; c est le sourire de l édenté. Les dents justement! Un beau sourire c est une belle denture. Les canons de la beauté du sourire se sont pourtant modifiés au gré des modes et, au XVIII e siècle, quelques dents gâtées chez les élégantes étaient de bon goût ; les carences alimentaires et l hygiène buccodentaire précaire rendaient cette élégance obligatoire comme les «mouches» cachaient les cicatrices de la petite vérole et les ulcérations de la peau causées par le plomb du blanc de céruse qui donnait le teint pâle. Aujourd hui le sourire doit découvrir une denture parfaite, aux organes dentaires de forme idéale, sans irrégularité de forme et de couleur, de taille convenable sans disparité. Surtout, les dents 93
doivent être bien alignées, jointives, harmonieuses, sans débord, celles du haut recouvrant légèrement celles du bas : le terme technique pour désigner l articulé dentaire idéal est «classe 1», un peu comme une première classe. La vogue actuelle de l orthodontie, prise en charge par l assurance-maladie chez les adolescents, montre l importance que la société attache au beau sourire et les orthodontistes se vantent d être des «sourirologues» Enfin le sourire doit être symétrique, sinon il est moqueur. Plus il découvre les dents du haut, d une première molaire à l autre si possible, et plus il est beau : on sourit de toutes ses dents comme on rit à gorge déployée. Il existe des chirurgies du sourire : celles de la commande neuro-musculaire, celles de la charpente et des murs : osseuse, cutanée et musculaire, et celles des dents. La paralysie faciale, asymétrie au repos, rictus à la mimique, peut être corrigée s il reste des jonctions neuromusculaires par greffes nerveuses sur le nerf facial lui-même ou entre lui et d autres nerfs (grand hypoglosse surtout). La rééducation est absolument nécessaire et fait l essentiel du résultat. Si ces greffes ou anastomoses sont impossibles, les procédés passifs, sans réinnervation, sont proposés : ce sont les suspensions de la commissure labiale par bandelettes inextensibles et les transpositions musculaires qui produisent une certaine mobilité. La chirurgie du sourire, c est aussi la réfection des lèvres amputées, traumatisées, et mal formées. C est en particulier la chirurgie des fentes faciales improprement appelées becs de lièvre qu on répare très jeunes, mais qu il faut suivre et aider par des gestes orthodontiques ou chirurgicaux tout au long de la croissance. La chirurgie des maxillaires peut, elle aussi, améliorer le sourire en déplaçant les bases osseuses. On remonte un maxillaire pour corriger un sou- Louise Merzeau Avant / après : les résultats de la chirurgie plastiques démontrés par l image. 94
Équilibre facial et sourire rire gingival, on l abaisse au contraire pour le découvrir, on peut le déplacer vers l avant ou le faire légèrement tourner. Ainsi la chirurgie, comme un poids mis dans le plateau d une balance, rétablit l équilibre du sourire en restaurant l équilibre facial. Les résultats sont souvent remarquables pour la denture et l architecture osseuse. En revanche pour le contenant peau, musculature, innervation l appréciation des résultats doit être plus nuancée. Si le chirurgien les juge bons, ils restent souvent en-deça des espérances du patient. Jean-Paul Monteil est Professeur de chirurgie cervico-faciale à l Hôpital Saint-Louis à Paris. 95