Décision du Défenseur des droits MSP-MLD-MDE

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Transcription:

Paris, le 8 janvier 2016 Décision du Défenseur des droits MSP-MLD-MDE-2016-004 Le Défenseur des droits, Vu l article 71-1 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; Vu la loi organique n 2011-333 du 29 mars 2011 relative au Défenseur des droits ; Vu le décret n 2011-904 du 29 juillet 2011 relatif à la procédure applicable devant le Défenseur des droits ; Vu la Convention européenne de sauvegarde des droits de l homme et des libertés fondamentales et notamment les articles 8 et 14 ; Vu la Convention internationale des droits de l enfant ; Vu le code de la sécurité sociale ; Vu le code civil ; Saisi par Madame X qui conteste le refus lui ayant été opposé par la caisse d allocations familiales (CAF) de Y en ce qui concerne le versement de l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant au-delà du 3 ème anniversaire de l enfant Z ; Décide de présenter les observations suivantes devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Y à l audience du 19 janvier 2016. Jacques TOUBON 0

Observations devant le tribunal des affaires de sécurité sociale de Y dans le cadre de l article 33 de la loi organique L attention du Défenseur des droits a été appelée sur la situation de Madame X, concernant le refus opposé par la Caisse d allocations familiales (CAF) de Y de verser l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant au-delà du 3 ème anniversaire de l enfant Z. Rappel des faits Madame X et son époux, Monsieur XX, résidant en France, ont accueilli à leur foyer, en date du 21 juin 2013, l enfant abandonnée Z née au Maroc le 8 août 2012, qui leur avait été confiée par une décision de kafala prononcée par le tribunal de première instance de W le 26 septembre 2012. La CAF de Y a refusé de verser à Madame X l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant au-delà du 31 juillet 2015, soit au-delà du dernier jour du mois civil ayant précédé celui au cours duquel l enfant Z a atteint l âge de trois ans. L organisme considère que les règles prévues à l article L. 531-3 du code de la sécurité sociale pour les enfants adoptés ou confiés en vue d adoption, à savoir le versement de l allocation de base pendant trois ans à compter de la date de l arrivée au foyer de l enfant, ne sont pas applicables en cas de recueil par décision de kafala. La caisse estime qu il y a lieu de ne verser l allocation que jusqu au dernier jour du mois civil précédant celui au cours duquel l enfant atteint l âge de trois ans. Madame X a saisi la commission de recours amiable de la CAF par courrier en date du 14 septembre 2015. La commission de recours amiable n ayant pas statué dans le délai d un mois, Madame X a considéré sa demande comme rejetée et a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) de Y. Instruction Saisis par Madame X d une précédente réclamation portant sur le refus de versement de la prime à l adoption, les services du Défenseur des droits ont adressé à la CAF de Y, en date du 7 avril 2015, une demande de réexamen de la situation de l intéressée. Par courriel en date du 24 avril 2015, l organisme a confirmé sa position, en précisant que le recueil d un enfant dans le cadre d une décision de kafala n entrait pas dans les conditions d attribution de la prime à l adoption. Par courrier en date du 10 juillet 2015, le Défenseur des droits a adressé à la CAF de Y une note récapitulative reprenant les éléments qui pourraient le conduire à conclure à l existence d une discrimination prohibée par la loi, d une atteinte à l intérêt supérieur d un enfant ainsi que d un droit d un usager d un service public, et l invitait à lui faire part de tout élément qu elle estimerait utile de porter à sa connaissance avant qu il n adopte une décision. Par courrier en date du 31 juillet 2015, le directeur de la CAF de Y a répondu que la législation en vigueur ne permettait pas de réserver une suite favorable à la réclamation de Madame X et que l organisme s en remettrait à la décision qui serait rendue par le TASS. Le Défenseur des droits a donc décidé de produire des observations dans cette instance. La décision MSP-MLD-MDE-2015-206, datée du 27 août 2015, a été notifiée le 28 août 2015 au TASS de Y, ainsi qu à la CAF et à Madame X. 1

Le Défenseur des droits a par la suite été saisi d une nouvelle réclamation de la part de Madame X, concernant le refus de versement de l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant au-delà du 3 ème anniversaire de l enfant Z. Madame X a ensuite saisi le TASS, par lettre recommandée en date du10 novembre 2015. Ce recours concernant également une composante de la prestation d accueil du jeune enfant, le Défenseur des droits a décidé de produire les présentes observations écrites dans cette seconde affaire, qui oppose Madame X à la CAF de Y. Analyse juridique L allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant est prévue à l article L. 531-1 du code de la sécurité sociale : «Ouvrent droit à la prestation d'accueil du jeune enfant l'enfant à naître et l'enfant né dont l'âge est inférieur à un âge limite. Cette prestation comprend : 1 Une prime à la naissance ou à l'adoption, versée dans les conditions définies à l'article L. 531-2 ; 2 Une allocation de base, versée dans les conditions définies à l'article L. 531-3, visant à compenser le coût lié à l'entretien de l'enfant ; 3 [ ].» L article L. 531-3 du code de la sécurité sociale, dans sa version applicable en l espèce, dispose : «L'allocation de base est attribuée, à compter de la date de la naissance du ou des enfants, au ménage ou à la personne dont les ressources ne dépassent pas un plafond. Elle est versée jusqu'au dernier jour du mois civil précédant celui au cours duquel l'enfant atteint l'âge limite prévu au premier alinéa de l'article L. 531-1. L'allocation est versée à compter de la date de l'arrivée au foyer, pour chaque enfant adopté ou confié en vue d'adoption. Dans ce cas, elle est versée même si l'enfant a un âge supérieur à l'âge limite mentionné au premier alinéa de l'article L. 531-1, mais inférieur à l'âge limite mentionné au 2 de l'article L. 512-3. La durée de versement de l'allocation est égale à celle définie à l'alinéa précédent [ ].» L article L. 512-4 du code de la sécurité sociale prévoit le versement des prestations familiales pour les enfants adoptés ou confiés en vue d adoption : «Les prestations familiales sont versées, pour les enfants adoptés ou confiés en vue d'adoption, à la condition que : 1 Le ou les enfants soient adoptés par décision de la juridiction française ou soient confiés en vue d'adoption par le service de l'aide sociale à l'enfance ou par un organisme autorisé pour l'adoption ; 2

2 Le ou les enfants soient confiés en vue d'adoption ou adoptés par décision de l'autorité étrangère compétente et autorisés à entrer à ce titre sur le territoire français et que le postulant à l'adoption ou l'adoptant soit titulaire de l'agrément mentionné aux articles L. 225-2, L. 225-3 et L. 225-17 du code de l'action sociale et des familles.» La kafala ou recueil légal d un enfant abandonné ou orphelin est une mesure de protection de l enfant, reconnue par les conventions internationales, qui existe dans certains pays de droit musulman interdisant l adoption en vertu de la sharia. La kafala permet de transférer l autorité parentale aux personnes recueillant l enfant mais ne créé pas de lien de filiation, au contraire de l adoption. La CAF a considéré qu il n y avait pas lieu d appliquer les dispositions de l alinéa 2 de l article L. 531-3 du code de la sécurité sociale, l enfant Z n ayant été ni adoptée, ni recueillie en vue d une adoption. L organisme a retenu que l allocation de base devait être versée à compter du mois suivant l arrivée au foyer de l enfant Z jusqu au dernier jour du mois civil précédant celui au cours duquel celle-ci a atteint l âge de trois ans, soit du 1 er juillet 2013 au 31 juillet 2015. L allocation de base, dont la durée de versement en cas d adoption ou de placement en vue d adoption est de 36 mois, sous réserve que l enfant ait moins de vingt ans, n a été versée, en l espèce, que pendant 25 mois. La CAF a ainsi retenu une interprétation stricte des dispositions des articles L. 531-3 alinéa 2 et L. 512-4 du code de la sécurité sociale. Toutefois, ces dispositions apparaissent contraires au principe de non-discrimination à raison de la nationalité, tel qu il résulte de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l Homme (CEDH), et constituent une atteinte à l intérêt supérieur de l enfant recueilli. Il appartenait dès lors à la caisse d examiner la situation de Madame X au regard de tous les instruments juridiques internationaux opposables dont cette dernière pouvait se prévaloir et de constater que l application stricte des dispositions en cause n était pas conforme aux normes supérieures. Il convient au préalable d observer que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt en date du 11 juin 2009, a considéré que les conditions de versement de l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant pendant une durée de trois ans à compter de l arrivée au foyer d un enfant, recueilli par kafala, n étaient pas réunies (Cass. Civ. 2 ème, 11 juin 2009, n 08-15571). Toutefois, il y a lieu de relever que la Cour de cassation ne s est pas prononcée sur la conformité des dispositions du code de la sécurité sociale dont il était fait application aux articles 8 et 14 de la CEDH et à l article 3-1 de la Convention internationale des droits de l enfant. L existence de cet arrêt ne saurait donc avoir pour effet d écarter la discussion juridique qui s impose en l espèce au regard des textes européens et internationaux précités. Sur la conformité des articles L. 512-4 et L. 531-3 du code de la sécurité sociale aux dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l Homme Dans un premier temps, il convient de rappeler que l'article 14 de la CEDH prohibe toute différence de traitement fondée sur la nationalité et prévoit que «la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur [ ], l origine nationale ou sociale, [ ] ou toute autre situation». Depuis l arrêt Gaygusuz contre Autriche du 16 septembre 1996, la Cour européenne des droits de l Homme a étendu l applicabilité de l article 14 de la CEDH aux prestations sociales en considérant qu elles constituent un droit patrimonial au sens de l article 1 er du protocole 3

n 1 de la CEDH, interdisant ainsi toute discrimination fondée sur un critère prohibé dans le champ des prestations sociales. L'article 8 garantissant le droit de mener une vie familiale normale étend ce principe de nondiscrimination au domaine des prestations de sécurité sociale, dont les prestations familiales. Les articles L. 512-4 et L. 531-3 alinéa 2 du code de la sécurité sociale subordonnent le droit aux prestations qu ils prévoient à l adoption de l enfant ou à son accueil en vue de l adoption. Ces dispositions, en apparence neutre, placent les enfants recueillis dans le cadre de la kafala et les familles à qui ils ont été confiés dans une situation particulièrement désavantageuse puisqu ils se trouvent partiellement voire totalement exclus du bénéfice de la prestation. En effet, en exigeant la production d une décision justifiant d une adoption ou d une future adoption, qui ne peut concerner que les personnes accueillant un enfant dont la loi personnelle ne prohibe pas l adoption, pour accorder le bénéfice de l allocation pendant trois ans à compter de l arrivée au foyer de l enfant, la caisse prive les personnes recueillant un enfant par kafala du bénéfice de l allocation de base pour une durée plus ou moins longue, selon l âge de l enfant au jour de son arrivée au foyer. A titre d exemple, les familles recueillant un enfant ayant déjà atteint l âge de trois ans au jour de son arrivée au foyer se voient totalement privées du bénéfice de l allocation. Il convient de préciser que la loi n 2001-111 du 6 février 2001 a introduit l interdiction de prononcer l adoption d un mineur étranger si sa loi personnelle prohibe cette institution, sauf si ce mineur est né et réside habituellement en France. Depuis cette loi, l article 370-3 du code civil dispose : «Les conditions de l'adoption sont soumises à la loi nationale de l'adoptant ou, en cas d'adoption par deux époux, par la loi qui régit les effets de leur union. L'adoption ne peut toutefois être prononcée si la loi nationale de l'un et l'autre époux la prohibe. L'adoption d'un mineur étranger ne peut être prononcée si sa loi personnelle prohibe cette institution, sauf si ce mineur est né et réside habituellement en France [ ].» Il y a lieu d en déduire que les enfants nés au Maroc ou en Algérie, recueillis par kafala, se trouvent nécessairement écartés du bénéfice de l allocation de base, dans les conditions prévues pour les adoptions ou les placements en vue d adoption, en cas d application stricte des dispositions des articles L. 531-3 et L. 512-4 du code de la sécurité sociale. Dans l arrêt Harroudj contre France rendu par la Cour européenne des droits de l Homme le 4 octobre 2012, relatif à l impossibilité d adopter un enfant étranger lorsque la loi nationale de ce dernier interdit l adoption, la Cour a constaté «qu il ressort du droit comparé qu aucun Etat n assimile la kafala à une adoption mais que, en droit français et dans d autres Etats, celle-ci a des effets comparables à ceux d une tutelle, d une curatelle ou d un placement en vue d une adoption». La kafala a ainsi les mêmes effets qu un placement en vue d adoption pour la Cour européenne des droits de l Homme. Dès lors, le fait de ne pas attribuer l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant pendant trois ans à compter de l arrivée au foyer de l enfant, en cas de recueil par décision de kafala, crée une différence de traitement devant être considérée comme discriminatoire car fondée sur la nationalité de l enfant. 4

La CAF de Y considère que le critère de l adoption, induisant l établissement d un lien de filiation, est un critère objectif qui ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale. Toutefois, la qualification de discrimination ne peut être écartée que si la différence de traitement constatée repose sur une justification légitime et raisonnable, c est-à-dire si elle poursuit un but légitime et s il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Le droit aux prestations familiales repose essentiellement sur la condition d être une personne à charge. Les enfants recueillis par kafala sont à la charge des familles à qui ils ont été confiés, de la même manière que les enfants adoptés ou placés en vue d une adoption. En l espèce, l enfant Z, qui est entrée régulièrement sur le territoire français, a été confiée à Madame X et son époux qui assument sa charge effective et permanente depuis son entrée en France. La finalité poursuivie par l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant paraît ainsi identique, qu il s agisse d une adoption, d un placement en vue d une adoption ou d un recueil légal. Aucun objectif légitime ne saurait justifier le raccourcissement de la durée de versement de la prestation en cas de recueil légal, pour les mineurs étrangers dont la loi personnelle prohibe l adoption. En outre, la Cour européenne des droits de l Homme a précisé, dans l arrêt Gaygusuz contre Autriche cité plus haut, que seules des considérations très fortes ou des raisons impérieuses pourraient l amener à estimer compatible avec la CEDH une différence de traitement fondée sur la nationalité. Il apparaît ainsi que la différence de traitement constatée, dans le cadre du versement de l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant, entre les enfants adoptés ou placés en vue d adoption et les enfants recueillis par kafala, constitue une discrimination indirecte à raison de la nationalité. L interprétation stricte des articles L. 531-3 alinéa 2 et L. 512-4 du code de la sécurité sociale doit donc être écartée en raison de la non-conformité de leurs dispositions aux articles 8 et 14 de la CEDH. Par ailleurs, compte tenu de l objet de l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant, les effets de l exclusion de la kafala paraissent particulièrement disproportionnés au regard de l intérêt supérieur de l enfant. Sur la conformité des articles L. 512-4 et L. 531-3 du code de la sécurité sociale au regard de l intérêt supérieur de l enfant L article 3-1 de la Convention internationale des droits de l enfant (CIDE) du 26 janvier 1990 stipule que «Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l intérêt supérieur de l enfant doit être une considération primordiale». 5

Selon l article L. 531-1 du code de la sécurité sociale, l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant a pour objet de compenser le coût lié à l entretien de l enfant. Il est donc dans l intérêt supérieur de l enfant, qu il ait été adopté ou recueilli par kafala, que le parent ou le kafil, qui s est engagé à assurer son entretien et son éducation, puisse bénéficier de cette aide pendant trois ans à compter de l arrivée au foyer de l enfant. En outre, il peut être relevé que le Conseil d Etat s est prononcé favorablement sur le bénéfice du regroupement familial pour un enfant recueilli par une décision de kafala, dans un arrêt en date du 24 mars 2004 : «Considérant que si les dispositions combinées de l'article 15 et de l'article 29 de l'ordonnance du 2 novembre 1945 prévoient que l'enfant pouvant bénéficier du regroupement familial est l'enfant légitime ou naturel ayant une filiation légalement établie ainsi que l'enfant adopté, il appartient à l'autorité administrative de s'assurer [ ] qu'une décision refusant le bénéfice du regroupement familial demandé pour un enfant n'appartenant pas à l'une des catégories ainsi mentionnées ne porte pas une atteinte excessive aux droits des intéressés au respect de leur vie privée et familiale et ne méconnaît pas les stipulations de l'article 3-1 de la convention relative aux droits de l'enfant du 26 janvier 1990 selon lesquelles "dans toutes les décisions qui concernent les enfants... l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale"» (CE 24 mars 2004 N 249369). Le juge administratif s est ainsi fondé sur l intérêt supérieur de l enfant et le respect de la vie privée et familiale pour permettre le regroupement familial et ainsi donner à la kafala les mêmes effets que la filiation ou l adoption. Cette conception large de la famille devrait être retenue, de la même manière, pour permettre le bénéfice de l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant pendant trois ans aux personnes recueillant un enfant par décision de kafala. En effet, il est dans l intérêt de l enfant recueilli que cette prestation, attribuée sous condition de ressources, puisse être versée aux personnes à qui il est confié afin qu elles puissent faire face aux dépenses liées à son entretien. En l espèce, le refus de versement de l allocation de base de la prestation d accueil du jeune enfant au-delà du 3 ème anniversaire de l enfant constitue ainsi une atteinte à l intérêt supérieur de l enfant Z, mais également une discrimination indirecte à raison de sa nationalité ainsi qu une atteinte à un droit d un usager d un service public. Telles sont les observations que le Défenseur des droits souhaite soumettre à l appréciation du tribunal. Jacques TOUBON 6